mercredi, septembre 25, 2013

COUR NORD ( Antoine Choplin)

"Cela se passe au début des années 80. Cela pourrait se passer aujourd'hui. Dans une petite ville du Nord, le personnel d'une usine menacée de fermeture est en grève. Le jour, Léo participe mollement à la lutte, aux côtés de son père, leader syndical. La nuit, il répète dans un quartet de jazz. Autour d'un double portrait d'un père et de son fils, de ses variations et de ses dissonances, Antoine Choplin compose une mélodie sensible. Au moyen d'une écriture dépouillée, il frappe juste et bien. Plus qu'un roman social sur la fin d'un monde ouvrier, Cour Nord est un roman plein d'émotion retenue par le  désarroi et les mystères de ses personnages."

Depuis le début de la grève, on va à l'usine ensemble avec mon père, ça dure depuis deux semaines maintenant sans compter les débrayages de septembre. Ce matin encore, il est debout avant moi, vers les cinq heures et demie. Depuis mon lit, je l'entends quitter sa chambre, faire couler l'eau du palier, s'asperger longuement le visage. Après, il frappe deux coups secs à ma porte et descend à la cuisine. Il prépare le café et aussi quelque chose à mettre dans nos gamelles pour midi. Quand je le rejoins, nous nous saluons du regard. je soulève le couvercle des casseroles où cuisent des œufs et des lentilles au lard. J'expose mes mains à la bonne chaleur du feu. Je demande à mon père s'il n'a pas eu trop froid  durant la nuit, surtout à cause de ses articulations. Il ne répond rien. page 9

Ahmed - un collègue de travail de Léo - nous rejoint, Nadine  et moi...Lui est souriant, bien sûr, mais je le connais bien et ce n'est pas comme d'habitude. Il demeure silencieux un moment tandis que nous buvons notre café. Son regard est lointain. Et puis, il se penche vers nous. "Dis-moi, s'il vous plaît,  c'est quand même pas possible, tout ce fourbi. - Qu'est-ce-que tu veux dire, Ahmed? je demande. - Ils vont quand même pas nous renvoyer de l'usine. " Mon regard tombe  vers la table et je crois que celui de Nadine fait pareil. C'est pas la question, je dis. -  c'est pas possible alors, mon frère, dit encore Ahmed. - C'est pas la question de te renvoyer, je dis.  C'est la question s'ils décident de fermer l'usine ou non. Tu comprends. " Ahmed me fixe  avec intensité. Ses yeux sont tout ronds. Il a un regard que je ne lui connais pas. Je lui propose d'aller lui chercher  un café et il me remercie sans que je sache  si c'est oui ou non. page 30

Il  (un délégué syndical) commence par dire que les nouvelles ne sont pas bonnes...Ils (les patrons de l'usine) disent que ce n'est pas de leur faute si le monde change.  page 33

Dans le couloir, je ramasse le manteau de mon père qui traîne sur le sol , le pends à la patère.  J'entends son pas dans l'escalier. Je lui demande ce qu'il aimerait manger pour le souper. Il ne répond pas. Je grimpe quelques marches derrière lui. Atteins le premier étage...J'avance d'un pas ou deux encore, sans bruit, pour l'observer. Il a retroussé ses manches, passe ses mains sous l'eau, puis les mains sur son visage, plusieurs fois. Après, il reste là, courbé, les deux mains en appui sur les rebords du lavabo, le nez et le menton qui gouttent. le menton, presque contre la poitrine. Je ne quitte pas du regard. Je le retrouve ici, exactement comme je l'avais surpris là-bas, au Puech, plus de trois ans auparavant. c'était au petit matin et il venait de  poser la pelle après avoir creusé la tombe de son père. page 36

Vers le bout de la rue, il y a le gyrophare du camion-poubelle. Il avance vers nous  par chuintements successifs. Les yeux humides, on observe le ballet des deux gars  en combinaison  avec leurs bandes fluorescentes.  Il me semble que notre regard s'attache  à la noblesse de leur tâche, la modestie des gestes répétés, les espaces qui changent après qu'ils ont été travaillés. Quelque chose d'agricole si l'on veut. Quand ils passent devant nous, je remarque surtout leurs visages luisants de sueur. page 64

(Le père de Léo fait la grève de la faim, dans l'usine) " Ils en parlent dans le journal? je lui demande. - Oui, enfin, trois fois rien. Et dehors,  qu'est-ce qu'on dit? il demande - Ben, ça fait causer.  - bon, ça fait causer, bien sûr. Causer, causer, d'accord. Mais causer comment. Qu'est-ce qu'on dit exactement? . Je sens peser le regard de mon père. "Exactement, je  peux pas dire, je marmonne.  Les gens s'intéressent, voilà.  Aussi depuis hier, ils demandent de tes nouvelles.  - Ah oui, qui par exemple?  - Je sais pas moi , mes copains, ils ont demandé comment t' allais. Ils t'ont vu hier à la télé.
 - Et sinon, rien d'autre? Je ne réponds rien. - C'est juste  que je voudrais savoir  qui s'intéresse vraiment à tout ça, il dit encore. Et ce n'est pas de moi que je parle. Je veux parler de l'usine, de ce qui nous tombe sur le  coin de la gueule, de tout ce merdier, ça pour demander des nouvelles  de ma petite santé, évidemment. Tu parles, je les vois d'ici. Mais pour voir le vrai merdier dans lequel on patauge, alors là, y en a pas un. page 67

(Léo rend visite à son collègue Ahmed)  Tu es triste Ahmed, ça t'arrive jamais d'être triste comme ça.
- Bah, je n'ai plus le cœur aux choses, mon frère. page 103

Après un temps, je dis à Ahmed que je vais acheter des fleurs, et ensuite, aller au cimetière, sur la tombe de ma mère...J'achète pour trente francs d'œillets rouges en pot avec l'argent que m'a donné le patron du Biplan . (un concert que Léo y a donné) . Ahmed me dit que j'ai pris les plus belles fleurs de tout le magasin...J'ai disposé les œillets rouge sang sur le gris lumineux de la tombe. Cette fois encore, je me suis dit  que ça lui aurait plu de voir ça, les œillets qu'elle aimait bien, la rencontre sobre et réussie des couleurs. Je me suis assis sur le bord de la tombe et je suis resté là, longtemps, immobile, le regard captif du prénom gravé de ma mère. Il me semble qu'à certains moments, sans le vouloir, j'ai parlé à voix haute. j'ai sorti la trompette de son étui et, comme chaque fois que je viens ici, j'ai joué pour ma mère le thème du Concerto d'Aranjuez....Et j'avais le sentiment que cette musique nous tenait chacun par une main et que nous nous trouvions ainsi réunis l'un  à l'autre , d'une autre manière. page 109

Après un long silence, il (Ahmed) commence à parler, sans me regarder. Sa voix est blanche , avec des inflexions  que je ne lui connais pas.  "Je vais te dire, mon frère, pourquoi je ne veux plus retourner à l'usine. Et puis après, j'en parlerai plus à personne. Et toi, non plus, t'en parleras pas." Je regarde, comme lui, vers les bateaux. "C'était il y a deux jours , il dit. On est sortis des ateliers et les autres types, ceux  de la grève, ils nous ont attendus dehors, comme presque toutes les fois, avec le pied ferme. Toujours les mêmes types comme d'habitude. A nous insulter dessus, nous dire qu'on n'a pas de couilles. C'était comme tous les jours, sauf que je suis sorti des ateliers un peu après les autres, et comme j'étais pas dans le groupe, ils ont fait cercle autour de moi, à sept ou huit, mon frère. Et là, ils m'ont insulté dessus, de plus en plus fort, sale bougnoule, rentre chez toi, va profiter ailleurs et d'autres trucs que je te dirai pas tellement  ça fait honte. Y en avait qui me bousculaient avec les mains, même au milieu d'eux que je connais depuis plus de quinze ans, lui aussi, me donnait des coups. Mais le plus dur, mon frère, c'était de mettre les mains sur les oreilles pour ne plus les entendre, mais je les entendais quand  même. Et au bout d'un moment"... Il s'arrête, sa voix s'est mise à trembler. Il prend une goulée d'air avant de poursuivre. " Tellement j'avais honte que j'ai pissé dans mon froc...Et les gars se sont foutus de moi de pire en pire...pour l'instant, je veux  seulement regarder la mer et les bateaux dessus, il dit.   Je veux écouter ce qu'ils ont à me dire. C'est sûr, leur voix est moins forte que celle d'une mère. Mais, quand même , mon frère, je crois que je les entends...Et je crois que la voix me dit de rentrer au pays, mon frère.  C'est peut-être ça qu'elle me dit" Page 110

Et tandis que nous buvons notre café brûlant par petites gorgées, je remarque  la disparition du livre . Celui que ma mère  lui avait offert. Le guide du colombophile n'est plus sur l'étagère. page 119

Le mardi de la semaine  suivante...au courrier il y a une lettre d'Ahmed. Elle a été postée à Marseille. page 120

Le camion est garé sur le trottoir  juste devant la maison et un gars en bleu de chauffe fume tranquillement, adossé aux portes arrière. "Merde, s'écrie mon père. - c'est pour nous ça? je demande. -Oui, je crois une livraison. J'attendais pas si tôt. ..."C'est quoi? je demande à mon père - De quoi construire un pigeonnier, répond mon père.  - Tu vas faire un pigeonnier.?  - Oui, dit mon père en surveillant les gestes du livreur. je vais  en construire un dans le jardin. C'est juste une histoire de m'occuper. page 129

samedi, septembre 14, 2013

LES DERNIERS JOURS DE STEFAN ZWEIG (Laurent Seksik)

"Le 12 février 1942, exilé à Petrópolis, Stefan Zweig met fin à ses jours avec sa femme, Lotte. Le geste désespéré du grand humaniste n'a cessé, depuis, de fasciner et d'émouvoir. Mêlant le réel à la fiction, ce roman restitue les six derniers mois d'une vie, de la nostalgie des fastes de Vienne à l'appel des ténèbres. Après la fuite d'Autriche, après l'Angleterre et les Etats-Unis, le couple croit fouler au Brésil, une terre d'avenir. Mais l'épouvante de la guerre emportera les deux êtres dans la tourmente. Lotte, éprise jusqu'au sacrifice ultime, et Zweig, incontestable témoin, vagabond de l'absolu."

Petrópolis serait le lieu de tous les commencements, l'endroit des origines, semblable à celui  où l'homme est né et retournerait à la poussière, le monde primitif, inexploré et vierge, garanti d'ordre et de certitude, jardin du temps où régnait le printemps éternel. page 10

Ils avaient enfin trouvé un lieu où poser leurs bagages en  cet automne 1941. Plusieurs semaines de suite, ils assisteraient du même endroit au coucher du soleil. Ils pourraient écrire à ceux qui les aimaient avec, au dos de leur lettre, une adresse où recevoir le courrier, une simple adresse - 34, rua Gonçalves Dias, Petrópolis, Brésil - comme ils n'en avaient  plus connu depuis Londres. Mais , ils avaient fini par se lasser de Londres. page 12

Ils étaient devenus des gueux, ceux du peuple du Livre, ceux  de la tribu des écrivains. La maisonnette de Petrópolis  était à prendre comme le plus fastueux des palais. page 13

Oublier Salzbourg. Salzbourg était allemande. Vienne était allemande, Vienne , province du  Grand Reich. L'Autriche n'était plus un nom de pays. L'Autriche, fantôme errant dans les esprits égarés. Corps mort. L'inhumation s'est déroulée sur l'Hedenplatz, sous les hourras d'un peuple acclamant le Fuhrer.  L'homme venu redorer les rêves de grandeur , redonner son lustre  et sa pureté à la Vienne enjuivée. L'Autriche s'était offerte à Hitler...On avait saccagé les magasins, incendié les synagogues, battu les hommes dans la rue, exposé les pieux vieillards en caftan, à la vindicte. Les livres avaient été brûlés - les siens, ceux de Roth, d'Hofmannsthal, de Heine...les enfants juifs avaient été expulsés des écoles, les avocats  et les journalistes  juifs déportés à Dachau. On  avait édicté les  lois, les lois interdisant aux Juifs d'exercer leur métier....page 14

Ce soir-là, dans la chambre de l'hôtel Wyndham, Stefan avait le regard noir  des jours mauvais. Un autre de ses amis, Erwin  Rieger,  s'était donné la mort, à Tunis. Après  Ernst Toller et Walter  Benjamin et Ernst  Weiss. Le vide  se faisait autour de lui. Le passé disparaissait par fragments. page 39

Il avait été le premier des fuyards, il était le dernier des lâches, le dernier des hommes, le Dernier Zweig. page 42

Le temps n'avançait plus, le défilé des minutes et des heures s'était immobilisé, ce matin du 6 mars 1934 où il avait quitté l'Autriche.  La grande pendule de la gare s'était arrêtée. Le temps s'était figé. Il se sentait rejeté de l'autre côté du monde. Tout lui avait été donné, tout lui avait été repris. Il n'avait sans doute pas le droit de s'abandonner dans cet état, de se laisser morfondre. Il était un privilégié. page 70

Il ne voulait plus penser à l'Allemagne, il espérait retrouver le sommeil. page 85

Cette petite fête d 'anniversaire pour ses soixante ans, était son idée (celle de Lotte) , mûrie dans le secret, de longue date. Elle avait hésité, s'était rétractée à plusieurs reprises. Elle se souvenait  de ses paroles: " En tant qu'hommes, en tant que Juifs, nous n'avons pas le droit d'être heureux en ce moment. Nous ne sommes ni meilleurs ni  plus précieux que ceux  qui sont traqués en Europe." Elle redoutait sa réaction - il n'aimait pas les surprises, il détestait être fêté. Plus encore, il abhorrait
l'idée de célébrer son soixantième anniversaire. Le contraste entre le jour de ses cinquante ans et celui d'aujourd'hui était saisissant. Un e décennie l'avait transporté de la clarté aux ténèbres. Pour son cinquantenaire, il avait reçu  au Kapuzinerberg des tonnes de courrier d'amis et de lecteurs du monde entier. Aujourd'hui, il était sans domicile fixe, ses livres étaient partis en fumée. Ce 28 novembre 1941 le terrorisait. Il avait soixante ans. Il se sentait devenir vieux. Encore quelques mois, et il aurait vécu plus longtemps que son père...page 94

Il n'avait pas dit la prière des morts pour sa mère, lui  qui avait prononcé tant d'oraisons funèbres pour tant d'êtres chers, comme Rilke à Freud. Mais il ne savait pas prier en hébreu. Ses parents n'avaient souhaité  lui apprendre la langue des ancêtres. Etre juif, à l'époque; qui s'en souciait à Vienne? page 101

Il écrivait comme il pensait...Au final, c'étaient toujours de semblables et courts récits de passions exclusives, d'amours irrépressibles, de déchaînements funestes...Son œuvre allumait une succession d'incendies dans les cœurs, ses héros se jetaient dans les flammes - tandis que  lui  brûlait de l'intérieur. Oui, quel que fût le sujet de ses fictions,  c'était toujours un peu la même musique.Les personnages  tentaient de résister à leur passion. Une fois qu'ils y avaient cédé, leur mauvaise conscience  les faisait renoncer  à la vie ou sombrer  dans la folie. A ses yeux, son œuvre reposait  sur un mécanisme trop simpliste: les feux de la passion, les flammes de l'enfer. page 108

...Les personnages de tes livres témoignent de la désintégration du monde...et pardonne-moi ma franchise, tes héros ne font que raconter ta propre blessure, dresser l'inventaire de ta longue dérive. Tu refuses de militer, de signer nos pétitions, de te battre avec les mouvements des exilés, ...Tu es engagé  dans le processus de la destruction du monde. Tu t'es tellement assimilé  à ce monde viennois, à cette culture  de feu Mitteleuropa, qu'en la détruisant, les nazis t'ont brisé. page 111 (Feder un exilé juif qui habite près de chez Zweig à Pétropolis)

L'Amérique était entrée en guerre! Elle (Lotte) venait d'apprendre la nouvelle. L'évènement faisait la une des quotidiens...Roosevelt avait déclaré la guerre au Japon et à l'Allemagne. Tremble, Hitler, tes jours sont comptés. page 112

Elle se sentait maudite, (Lotte) punie de ses fautes, elle avait péché à Londres, elle avait convolé avec un homme marié, elle avait volé l'amour d'une femme, la colère de Seigneur s'élevait contre elle, elle avait péché, elle avait fui la guerre, tenté d'échapper à son destin, laissé les siens dans le malheur, elle n'avait point partagé le pain de la souffrance...page 137

Il avait longtemps hésité avant d'aller rendre visite  à Bernanos, qui vivait ...à quelques  heures de train de Persépolis...Il voulait voir un écrivain, parler avec un écrivain, retrouver le sentiment d'exister  avec une âme-sœur - un autre auteur  ayant choisi l'exil absolu. page 141

Oui, poursuivit Feder, tu écris avec une sorte d'empathie et de fascination pour son geste (Kleist) , tu donnes l'impression  de faire l'éloge de son suicide. Tu ajoutes...qu'il fut le  plus grand poète d'Allemagne parce que sa fin fut la plus belle. Tu sublimes cette mort atroce. page 159

Singapour est tombé. Singapour, dernier rempart  de la civilisation, s'est rendu aux Japonais. Jamais  on n'aurait pu imaginer. La forteresse  anglaise et ses cent mille soldats! "Les Anglais ont perdu la guerre" , sous-titre le journal. Le dernier bastion est tombé. Maintenant, les barbares ont le monde à leurs pieds. page 178

Plus rien ne les retient  au bord de l'abîme. Il est temps de quitter ce monde. page 179




dimanche, septembre 08, 2013

L'AUTRE RIVE DU MONDE ( Geraldine Brooks)

"Inspirée de la vie du premier Indien diplômé d'Harvard en 1665, une formidable fresque, pleine de passions et d'aventures, sur la confrontation entre spiritualité amérindienne et puritanisme des premiers colons.
Elevée dans le calvinisme le plus pur, Bethia Mayfield, fille de pasteur, se sent à l'étroit dans sa vie. Dotée d'un esprit vif, d'une curiosité sans borne, elle n'aspire qu'à une chose: se voir offrir la même éducation que les hommes. Pour tromper l'ennui, la jeune fille arpente les terres sauvages de Martha's Vineyard. Un jour, son chemin croise celui d'un jeune Indien Wampanoag. Un e rencontre incongrue, premier pas vers une amitié inébranlable que secrète. Alors que Berthia lui apprend les rudiments de l'anglais et e catéchisme, le jeune homme, rebaptisé Caleb, l'initie aux rites et croyances  de sa tribu. Recueilli peu après par les Mayfield, Caleb est envoyé à Harvard pour y recevoir l'éducation qui lui permettra de convertir son peuple. Mais, peut-on jamais renier ses origines?
Bonne conscience chrétienne, racisme primaire et préjugés moraux, au fil du journal de Bethia se dessine l'histoire d'une tragique utopie américaine, d'un monde déchiré entre deux rives."

(Le père de Bethia, pasteur) "Pendant plusieurs années, j'ai repoussé la poussière de ces huttes, accomplissant toutes les tâches matérielles qui pouvaient alléger le fardeau de ces gens, heureux de leur glisser à l'oreille quelques mots du Christ. Et maintenant, je commence enfin à distiller dans leur esprit la  pure liqueur de l'Evangile. Accompagner un peuple qui se dirigeait droit vers l'enfer et réussir à détourner sa trajectoire, et à lui ouvrir les yeux sur le Dieu...C'est pour cela que  nous devons lutter. Il s'agit d'un peuple admirable sous beaucoup d'aspects si on prend la peine de le connaître." page 23

Un  jour, alors que j'étais une toute petite fille, j'avais employé le terme "sauvages" à portée de mon père et il m'avait reprise. "Ne les appelle pas ainsi. Utilise le nom qu'ils se donnent ; Wampanoag. Cela signifie les gens de l'Est. page 25

Vers la fin du printemps seulement, je recommençai à me préoccuper de mes leçons, et je me sentis assez forte pour demander à mon père quand elles reprendraient. Il me répondit qu'il n'avait pas l'intention de poursuivre mon instruction, puisque je savais mon catéchisme par cœur. Il ne put cependant m'empêcher  d'entendre les séances  de travail avec Makepeace (son frère) . j'écoutais et j'apprenais. Avec le temps, quand mon père  pensait que je m'occupais du feu, ou que je me concentrais sur mon métier à tisser,  je consolidais  les bases de mon savoir: un peu de latin ici, un peu d'hébreu là, quelques notions de rhétorique. je n'eus aucune peine à apprendre ces choses...Quand il voulait instruire Makepeace, il (son père) me chargeait des tâches à l'extérieur..."Bethia, pourquoi  cherches-tu aussi obstinément  à quitter la place que Dieu t'a assignée? ..ta voie n'est pas celle de ton frère, cela ne peut être. Les femmes ne sont pas faites comme les hommes. Tu cours le risque d'embrouiller ton cerveau en pensant à des sujets intellectuels dont tu  n'as pas à te préoccuper. je me soucie un uniquement de ta santé présente et de ton bonheur futur. Il n'est pas convenable qu'une épouse en sache plus que son mari." page 31

(Bethia a rencontré un jeune Indien) Il me suivit sur le rivage et se mit à parler, déversant une cascade de syllabes, mais je parvins à saisir  qu'un ou deux mots du discours...Lentement, avec des mots simples, je lui dis qui j'étais...J'expliquai que j'avais appris les rudiments de sa langue en écoutant  les leçons que Iacoomis ( un Indien)  avait données à mon père. page 38

(Bethia est avec Caleb: nom que Bethia a donné au jeune Indien) "Pourquoi fixes-tu le ciel, Yeux d'orage (nom que le jeune Indien a donné à Bethia)? Tu cherches ton Dieu là-haut?" Je ne savais pas s'il se moquait de moi..."C'est là-haut qu'il habite, non, ton Dieu unique? Là-haut, au-dessus des nuages changeants?...Un seul Dieu, c'est étrange que vous autres Anglais, qui rassemblez tant de choses autour de vous, vous vous contentiez de si peu. Et votre Dieu est tellement distant, là-haut dans le ciel! Je n'ai pas besoin de chercher si loin. Je vois distinctement mon dieu du ciel, justelà, dit-il,  en tendant le bras vers le soleil. Keesakand le jour. Ce soir, Nanpawshat, le dieu d ela lune, prendra sa place. "page 53

J'entrepris donc le jour-même d'apprendre son alphabet à Caleb.  A, dis-je en dessinant la lettre dans le sable humide. Par exemple, dans "Adam a mangé la pomme". La première  difficulté apparut aussitôt: il n'avait jamais vu de pomme. Je promis de lui en apporter une de  notre petit verger., que père avait planté à notre arrivée. Mais cet obstacle n'était rien en comparaison  des traquenards à venir. Je commençai à lui présenter Adam, je lui décrivis le jardin et la chute, et déclarai que le péché originel nous avait souillés pour toujours. Je dus lui expliquer le concept de péché qui lui était étranger. Il affirma qu'il n'avait jamais péché et parut très offensé que je lui dise le contraire . page 61

Un jour où nous avions discuté de la Genèse, il me fit face, une lueur malicieuse dans les yeux. "Alors, tu dis que tout a été créé en six jours?" Je lui répondis que oui. "Tout?" répéta-t-il -"C'est ce que apprend la Bible répliquai-je.  - "Le paradis et l'enfer ont aussi été créés à ce moment-là?  -"C'est ce qui est écrit , et nous devons le croire. "....-"Alors, dis-moi une chose: pourquoi Dieu a-t-il créé l'enfer  avant qu'Adam et Eve aient péché?" Je ne m'étais jamais posé la question. Page 70, 71

(La petite vérole fait des ravages chez les Indiens) Nous disons souvent  que "les voies de la providence  divine  sont merveilleuses et impénétrables" De la même façon que Dieu a infligé  les plaies au peuple d'Egypte pour libérer les Hébreux de l'esclavage, beaucoup de gens ici affirment  qu'il a envoyé ce fléau  aux habitants de Nobnocket pour délivrer  les âmes des esclaves du paganisme. J'ai beaucoup de peine à admettre que cette effroyable pluie de mort ait pu avoir des conséquences bénéfiques, aussi je me tais quand le sujet est abordé.  page 103

(Caleb suite aux décès des ses parents, vient vivre avec la famille de Bethia)  Il étudiera avec Makepeace et de Joël...Si Caleb et Joël  se révèlent capables  de tirer profit  de son enseignement comme il l'espère, père a l'intention de les envoyer sur le continent avec Makepeace pour qu'ils se présentent à l'examen d'entrée à la faculté de Harvard. page 105

On prétend que le jour du Seigneur est consacré au repos, mais  ceux qui le prêchent ne sont pas en général des femmes. Même le dimanche, il faut allumer le feu, tirer de l'eau, préparer les victuailles, laver les nourrissons et les revêtir  de beaux habits. Ceux qui ont les moyens de posséder une vache,  doivent s'en occuper, car personne n'a sermonné la bête pour qu'elle retienne son lait  qui durcit ses pis. page 112

"Tu es sorti tôt" - Toujours répliqua-t-il. Aussi loin que je m'en souvienne, pas un matin ne s'est passé sans que je salue Keesaklan (le soleil) à son lever. Je m'immobilisai brusquement. Etait-il donc encore un  idolâtre? page 122

Je suis exaspérée quand je surprends une remarque  du maître, ou un commentaire des élèves les plus âgés, selon lesquels les Indiens ont une chance extraordinaire  de se trouver là . (A Harvard) page 137

Il (Caleb) avait pris  une autre poignée de sable, fixant chaque grain qui glissait entre ses doigts.  Vous êtes comme ces grains de sable. Chacun est une infime particule. Une centaine, plusieurs centaines, qu'importe!  Jette-les en l'air.  Tu ne les retrouveras même pas une fois qu'ils seront retombés sur le sol. Ils sont infinis. Vous vous déverserez sur cette terre et nous serons étouffés. Vos pierres de murs, vos arbres morts, les sabots de vos bêtes étrangers piétinant les bancs de palourdes. Mon oncle voit ces choses, ici et maintenant. Et dans sa transe, il voit le pire à venir. Vos murs vont s'élever partout  et ils finiront par nous exclure...Mon oncle voit cela et pire encore....page 178

Si la lecture est une bonne provende pour l'esprit, on a parfois le désir d'apprendre avec ses mains, pas seulement avec son intellect. page 229

- Le mariage est un choix difficile pour une femme anglaise. - Pourquoi présentes-tu les choses ainsi?  c'est sûrement le cas pour toutes les femmes. - Non, pas chez nous. D'après nos lois, une squaw ne cesse pas d'être une personne juste parce qu'elle a trouvé un mari. Le plus souvent, l'homme  vient vivre dans sa famille, et non l'inverse, aussi son statut quotidien ne change-t-il guère. Et si plus tard, elle veut le quitter et en épouser un autre, cela peut se régler par des pourparlers.  page 235

-"Croire que  nous connaissons la volonté de Dieu , c'est...Quel est le mot employé par les Grecs, nous venons juste de l'apprendre...Hubris? La meilleure question, la seule question dans  cette affaire (le  futur mariage de Bethia) , c'est de savoir  ce que tu veux toi, Bethia." Personne ne me l'avait jamais demandé auparavant...J'avais le choix, semblait-il, entre épouser Noah Merryl ou me marier avec Samuel Corlett...page 236

Les étudiants de première année mangeaient dans des écuelles en bois et buvaient dans des récipients en étain ou des chopes en faïence engobée.  Chacun avait son propre couteau et sa fourchette. Les convives trônant sur l'estrade utilisaient l'argenterie de la faculté. En dépit de tout ce remue-ménage et de ce décorum, le repas était simple et, je dois le dire, insuffisant. La vaisselle était peut-être en argent, mais seule la table, la pauvre table aurait pu se vanter de servir un morceau de gâteau aussi minuscule. page 305

 Dans ce  monde déchu, voilà notre condition. Chaque bonheur représente un rayon de lumière entre les ombres, toute gaieté est associée au chagrin. Il n'est point de naissance qui ne rappelle une mort, pas de victoire qui n'évoque une défaite. page 344

Caleb fut un héros (il est mort de tuberculose , un an après avoir eu ses diplômes de Harvard) , cela ne fait aucun doute. Armé de l'espoir de servir son peuple, il s'est aventuré dans un monde qui n'était pas le sien avec le courage d'un explorateur. Il a côtoyé des personnages les plus savants de son époque, prêt à prendre sa place parmi eux pour devenir un homme d'affaires. Il  a gagné le respect de ceux qui s'étaient montrés le plus pressé de l'écarter. Tout cela est vrai, absolument. J'ignore quelle demeure l'a accueilli , à la fin. Peut-être , le paradis céleste des Anglais, avec ses séraphins, ses chérubins et ses auphanim; ou encore la contrée chaude  et fertile de Kiehtan, très loin dans le Sud-Ouest. page 361


mardi, septembre 03, 2013

FLEURS D'AMANDIERS, 1903 (I. Eberhardt)

Bou-Saada, la reine fauve vêtue de ses jardins obscurs et gardée par ses collines violettes dort, voluptueuse, au bord escarpé de l'oued où l'eau bruisse  sur les cailloux blancs et roses. Penchés comme en une nonchalance de rêve sur les petits murs terreux, les amandiers pleurent leurs larmes blanches sous la caresse du vent...Leur parfum doux plane dans la tiédeur molle de l'air, évoquant une douce mélancolie charmante.
C'est le printemps et, sous ces apparences de langueur, et de fin attendrie des choses, la vie couve, violente,, pleine d'amour et d'ardeur, la sève puissante monte  des réservoirs mystérieux de la terre, pour éclore  bientôt en une ivresse de renouveau.
Le silence des cités du Sud règne sur Bou-Saada et, dans la ville arabe, les passants sont rares.  Dans l'oued , pourtant, circulent  parfois des théories de femmes et de fillettes en costumes éclatants..
Mlahfa violettes, vert émeraude, rose vif, jaune citron, grenat,  bleu de ciel, orange, rouges ou blanches brodées de fleurs et d'étoiles multicolores...Têtes coiffées du lourd édifice de la coiffure saharienne, composée de tresses, de mains d'or ou d'argent, de chaînettes, de petits miroirs et d'amulettes, ou couronnées de diadèmes ornés  de plumes  noires. Tout cela passe, chatoie au soleil, les groupes se  forment et se déforment en un arc-en-ciel sans cesse changeant, comme un essaim de papillons charmants.
Et ce sont des groupes d'hommes vêtus  et encapuchonnés de blanc, aux visages graves et bronzés, qui débouchent  en silence des ruelles ocreuses.
Depuis des années, devant une masure en boue séchée au soleil ami, deux vieilles femmes sont assises du matin au soir. Elles portent  des mlahfa rouge sombre, dont la laine épaisse forme des plis lourds autour de leur corps de momie. Coiffées selon l'usage du pays, avec des tresses de laine rouge et des tresses de cheveux gris teints au henné en orange vif, elles portent de lourds  anneaux dans leurs oreilles fatiguées, que soutiennent des chaînettes d'argent agrafées dans  des mouchoirs  de soie  de la coiffure. Des colliers de pièces d'or et de pâte aromatique durcie, de lourdes plaques d'argent ciselé couvrent leurs poitrines affaissées; à chacun de leurs mouvements, rares et lents, toutes ces parures et les bracelets à clous de leurs chevilles et de leurs poignets osseux, tintent.
Immobiles comme de vieilles idoles oubliées, elles regardent , à travers la fumée bleue de leurs cigarettes, passer les hommes qui n'ont plus un regard pour elles, les cavaliers, les cortèges de noce, les caravanes de chameaux ou de mulets, les vieillards caducs qui ont été leurs amants, jadis...tout ce mouvement de la vie ne les touche plus.
Les yeux ternes, démesurément agrandis par le kehol, leurs joues fardées quand même, malgré leurs rides, leurs lèvres rougies, tout cet apparat jette comme une ombre sinistre sur ces visages émaciés et édentés.
...Quand elles étaient jeunes, Saâdia, à la fine figure aquiline et bronzée, et Habiba, blanche et frêle, charmaient les loisirs des Bou-Saadi et des nomades.
Maintenant, riches, parées du produit de leur rapacité d'antan, elles contemplent en paix , le décor chatoyant de la grande cité où le-Tell se rencontre avec le Sahara, où les races d'Afrique viennent se mêler. Et elles sourient...à la vie qui continue immuable et sans elles, ou à leurs souvenirs...qui sait?
Aux heures où la voix lente et plaintive des moueddhen appelle les croyants, les deux amies se lèvent et se prosternent sur une natte insouillée, avec un grand cliquetis de bijoux. Puis, elles reprennent leur place et leur songerie, comme si elles attendaient quelqu'un qui ne vient pas...
Rarement, elles échangent quelques paroles...
-Regarde, ô Saâdia, là-bas. Si-Châlal, le cadi...Te souviens-tu du temps où il était ton amant? Quel fringant cavalier, c'était alors! Comme il enlevait adroitement sa jument noire. Et comme il était généreux, quoique simple adel encore.  A présent, il est vieux...Il lui faut deux serviteurs pour le faire monter sur  sa mule aussi sage que lui, et les femmes qui n'osent plus le regarder en face...lui dont je mangeais les yeux de baisers.
- Oui...et Si Ali, le lieutenant, qui, simple spahi, était venu avec Si Châlal, et que j'ai tant aimé? T'en souviens-tu? Lui aussi, c'était un cavalier hardi et un joli garçon...Comme j'ai pleuré , quand il est parti pour Médéah! Lui riait, il était heureux; on venait de le nommer brigadier et il m'oubliait déjà!  Les hommes sont ainsi... Il est mort l'an dernier...Dieu lui accore sa miséricorde!
Parfois, elles chantent des couplets d'amour qui sonnent étrangement dans leurs bouches  à la voix chevrotante, presque éteinte déjà!
Et elles vivent ainsi, insouciantes, parmi les fantômes des jours  passés, attendant que l'heure sonne.
...Le soleil rouge  monte lentement derrière les montagnes drapées de brume légère. Une lueur pourpre passe à la face des choses, comme un voile de pudeur. Les rayons naissants  sèment des aigrettes de feu à la cime des dattiers et des coupoles d'argent des marabouts semblent en or massif. pendant un instant, toute la vieille ville fauve flambe, comme calcinée par une flamme intérieure, tandis que les dessous des jardins, le lit de l'oued, les sentiers étroits demeurent dans l'ombre , vagues, comme emplis d'une fumée bleue qui délaye les formes, adoucit les angles, ouvrant des lointains de mystère entre les petits murs blancs et les troncs ciselés des dattiers...Sur le bord de la rivière, la lueur du jour incarnadin teinte en rose les larmes éparses, figées en une neige candide, des amandiers pensifs.
Devant la maison des deux vieilles amies, le vent frais achève de disperser la cendre du foyer éteint, qu'elle emporte en un petit tourbillon bleuâtre. Saâdia et Habiba ne sont pas à leur place accoutumée.

A l'intérieur,une plainte rauque , tantôt stridente, monte. Autour de la natte sur laquelle Habiba est couchée, tel un informe paquet  d'étoffe rouge, sur l'immobilité  raide duquel les bijoux scintillent étrangement, Saâdia et d'autres amoureuses d'antan se lamentent, se déchirant le visage à grands coups d'ongles. Et le cliquetis  des bijoux accompagnent  en cadence la plainte des pleureuses.
A l'aube, Habiba, trop vieille et trop usée, est morte, sans agonie, bien doucement, parce que le ressort de la vie s'était  peu à peu brisé en elle.
...On lave le corps à grande eau, on l'entoure de linges  blancs sur lesquels on verse des aromates, puis , on le couche, le visage tourné vers l'Orient. Vers midi, des hommes viennent  qui emportent Habiba vers l'un des cimetières sans clôture où le sable du désert roule librement sa vague éternelle contre les pierres grises, innombrables.
C'est fini... Et Saâdia , seule désormais, a repris sa place. Avec la fumée bleue de son éternelle cigarette achève de s'exhaler le peu de vie qui reste encore en elle, tandis que sur les rives de l'oued ensoleillé et dans l'ombre  des jardins, les amandiers finissent de pleurer leurs larmes blanches, en un sourire de tristesse printanière...