mercredi, septembre 25, 2013

COUR NORD ( Antoine Choplin)

"Cela se passe au début des années 80. Cela pourrait se passer aujourd'hui. Dans une petite ville du Nord, le personnel d'une usine menacée de fermeture est en grève. Le jour, Léo participe mollement à la lutte, aux côtés de son père, leader syndical. La nuit, il répète dans un quartet de jazz. Autour d'un double portrait d'un père et de son fils, de ses variations et de ses dissonances, Antoine Choplin compose une mélodie sensible. Au moyen d'une écriture dépouillée, il frappe juste et bien. Plus qu'un roman social sur la fin d'un monde ouvrier, Cour Nord est un roman plein d'émotion retenue par le  désarroi et les mystères de ses personnages."

Depuis le début de la grève, on va à l'usine ensemble avec mon père, ça dure depuis deux semaines maintenant sans compter les débrayages de septembre. Ce matin encore, il est debout avant moi, vers les cinq heures et demie. Depuis mon lit, je l'entends quitter sa chambre, faire couler l'eau du palier, s'asperger longuement le visage. Après, il frappe deux coups secs à ma porte et descend à la cuisine. Il prépare le café et aussi quelque chose à mettre dans nos gamelles pour midi. Quand je le rejoins, nous nous saluons du regard. je soulève le couvercle des casseroles où cuisent des œufs et des lentilles au lard. J'expose mes mains à la bonne chaleur du feu. Je demande à mon père s'il n'a pas eu trop froid  durant la nuit, surtout à cause de ses articulations. Il ne répond rien. page 9

Ahmed - un collègue de travail de Léo - nous rejoint, Nadine  et moi...Lui est souriant, bien sûr, mais je le connais bien et ce n'est pas comme d'habitude. Il demeure silencieux un moment tandis que nous buvons notre café. Son regard est lointain. Et puis, il se penche vers nous. "Dis-moi, s'il vous plaît,  c'est quand même pas possible, tout ce fourbi. - Qu'est-ce-que tu veux dire, Ahmed? je demande. - Ils vont quand même pas nous renvoyer de l'usine. " Mon regard tombe  vers la table et je crois que celui de Nadine fait pareil. C'est pas la question, je dis. -  c'est pas possible alors, mon frère, dit encore Ahmed. - C'est pas la question de te renvoyer, je dis.  C'est la question s'ils décident de fermer l'usine ou non. Tu comprends. " Ahmed me fixe  avec intensité. Ses yeux sont tout ronds. Il a un regard que je ne lui connais pas. Je lui propose d'aller lui chercher  un café et il me remercie sans que je sache  si c'est oui ou non. page 30

Il  (un délégué syndical) commence par dire que les nouvelles ne sont pas bonnes...Ils (les patrons de l'usine) disent que ce n'est pas de leur faute si le monde change.  page 33

Dans le couloir, je ramasse le manteau de mon père qui traîne sur le sol , le pends à la patère.  J'entends son pas dans l'escalier. Je lui demande ce qu'il aimerait manger pour le souper. Il ne répond pas. Je grimpe quelques marches derrière lui. Atteins le premier étage...J'avance d'un pas ou deux encore, sans bruit, pour l'observer. Il a retroussé ses manches, passe ses mains sous l'eau, puis les mains sur son visage, plusieurs fois. Après, il reste là, courbé, les deux mains en appui sur les rebords du lavabo, le nez et le menton qui gouttent. le menton, presque contre la poitrine. Je ne quitte pas du regard. Je le retrouve ici, exactement comme je l'avais surpris là-bas, au Puech, plus de trois ans auparavant. c'était au petit matin et il venait de  poser la pelle après avoir creusé la tombe de son père. page 36

Vers le bout de la rue, il y a le gyrophare du camion-poubelle. Il avance vers nous  par chuintements successifs. Les yeux humides, on observe le ballet des deux gars  en combinaison  avec leurs bandes fluorescentes.  Il me semble que notre regard s'attache  à la noblesse de leur tâche, la modestie des gestes répétés, les espaces qui changent après qu'ils ont été travaillés. Quelque chose d'agricole si l'on veut. Quand ils passent devant nous, je remarque surtout leurs visages luisants de sueur. page 64

(Le père de Léo fait la grève de la faim, dans l'usine) " Ils en parlent dans le journal? je lui demande. - Oui, enfin, trois fois rien. Et dehors,  qu'est-ce qu'on dit? il demande - Ben, ça fait causer.  - bon, ça fait causer, bien sûr. Causer, causer, d'accord. Mais causer comment. Qu'est-ce qu'on dit exactement? . Je sens peser le regard de mon père. "Exactement, je  peux pas dire, je marmonne.  Les gens s'intéressent, voilà.  Aussi depuis hier, ils demandent de tes nouvelles.  - Ah oui, qui par exemple?  - Je sais pas moi , mes copains, ils ont demandé comment t' allais. Ils t'ont vu hier à la télé.
 - Et sinon, rien d'autre? Je ne réponds rien. - C'est juste  que je voudrais savoir  qui s'intéresse vraiment à tout ça, il dit encore. Et ce n'est pas de moi que je parle. Je veux parler de l'usine, de ce qui nous tombe sur le  coin de la gueule, de tout ce merdier, ça pour demander des nouvelles  de ma petite santé, évidemment. Tu parles, je les vois d'ici. Mais pour voir le vrai merdier dans lequel on patauge, alors là, y en a pas un. page 67

(Léo rend visite à son collègue Ahmed)  Tu es triste Ahmed, ça t'arrive jamais d'être triste comme ça.
- Bah, je n'ai plus le cœur aux choses, mon frère. page 103

Après un temps, je dis à Ahmed que je vais acheter des fleurs, et ensuite, aller au cimetière, sur la tombe de ma mère...J'achète pour trente francs d'œillets rouges en pot avec l'argent que m'a donné le patron du Biplan . (un concert que Léo y a donné) . Ahmed me dit que j'ai pris les plus belles fleurs de tout le magasin...J'ai disposé les œillets rouge sang sur le gris lumineux de la tombe. Cette fois encore, je me suis dit  que ça lui aurait plu de voir ça, les œillets qu'elle aimait bien, la rencontre sobre et réussie des couleurs. Je me suis assis sur le bord de la tombe et je suis resté là, longtemps, immobile, le regard captif du prénom gravé de ma mère. Il me semble qu'à certains moments, sans le vouloir, j'ai parlé à voix haute. j'ai sorti la trompette de son étui et, comme chaque fois que je viens ici, j'ai joué pour ma mère le thème du Concerto d'Aranjuez....Et j'avais le sentiment que cette musique nous tenait chacun par une main et que nous nous trouvions ainsi réunis l'un  à l'autre , d'une autre manière. page 109

Après un long silence, il (Ahmed) commence à parler, sans me regarder. Sa voix est blanche , avec des inflexions  que je ne lui connais pas.  "Je vais te dire, mon frère, pourquoi je ne veux plus retourner à l'usine. Et puis après, j'en parlerai plus à personne. Et toi, non plus, t'en parleras pas." Je regarde, comme lui, vers les bateaux. "C'était il y a deux jours , il dit. On est sortis des ateliers et les autres types, ceux  de la grève, ils nous ont attendus dehors, comme presque toutes les fois, avec le pied ferme. Toujours les mêmes types comme d'habitude. A nous insulter dessus, nous dire qu'on n'a pas de couilles. C'était comme tous les jours, sauf que je suis sorti des ateliers un peu après les autres, et comme j'étais pas dans le groupe, ils ont fait cercle autour de moi, à sept ou huit, mon frère. Et là, ils m'ont insulté dessus, de plus en plus fort, sale bougnoule, rentre chez toi, va profiter ailleurs et d'autres trucs que je te dirai pas tellement  ça fait honte. Y en avait qui me bousculaient avec les mains, même au milieu d'eux que je connais depuis plus de quinze ans, lui aussi, me donnait des coups. Mais le plus dur, mon frère, c'était de mettre les mains sur les oreilles pour ne plus les entendre, mais je les entendais quand  même. Et au bout d'un moment"... Il s'arrête, sa voix s'est mise à trembler. Il prend une goulée d'air avant de poursuivre. " Tellement j'avais honte que j'ai pissé dans mon froc...Et les gars se sont foutus de moi de pire en pire...pour l'instant, je veux  seulement regarder la mer et les bateaux dessus, il dit.   Je veux écouter ce qu'ils ont à me dire. C'est sûr, leur voix est moins forte que celle d'une mère. Mais, quand même , mon frère, je crois que je les entends...Et je crois que la voix me dit de rentrer au pays, mon frère.  C'est peut-être ça qu'elle me dit" Page 110

Et tandis que nous buvons notre café brûlant par petites gorgées, je remarque  la disparition du livre . Celui que ma mère  lui avait offert. Le guide du colombophile n'est plus sur l'étagère. page 119

Le mardi de la semaine  suivante...au courrier il y a une lettre d'Ahmed. Elle a été postée à Marseille. page 120

Le camion est garé sur le trottoir  juste devant la maison et un gars en bleu de chauffe fume tranquillement, adossé aux portes arrière. "Merde, s'écrie mon père. - c'est pour nous ça? je demande. -Oui, je crois une livraison. J'attendais pas si tôt. ..."C'est quoi? je demande à mon père - De quoi construire un pigeonnier, répond mon père.  - Tu vas faire un pigeonnier.?  - Oui, dit mon père en surveillant les gestes du livreur. je vais  en construire un dans le jardin. C'est juste une histoire de m'occuper. page 129

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