mardi, janvier 12, 2010

LES HAUTS PLATEAUX (Lieve Joris)

Un matin, je vis André, le boy de la paroisse de Minembwe, partir avec un poulet sous le bras...Il était content, il riait. Il allait voir sa femme et Jorojoro, le curé de la paroisse, lui avait offert un poulet qui valait trois dollars à Uvira -un demi dollar de plus qu'ici. page 9
Au début, le confort de la ville m'avait manqué, mais je commençais à apprécier les plaisirs inattendus que m'offrait cet environnement austère: un régime de bananes que le curé Jorojoro arrivait à dénicher, le lait frais que quelqu'un apportait dans un ngongoro - une boutelle en bois au capuchon tressé. J'ai fui mon propre village, il y a longtemps, mais rien ne me rend plus heureuse que de retrouver loin de chez moi, la simplicité de ma jeunesse. page26, page 27
Je lui parlai de Butembo, une localité dans le Nord-Est du pays, où les habitants avaient pris leur sort en mains et avaient même financé une université et un barrage. Mais sa question ( tu crois qu'un jour il y aura du développement ici?) était vraisemblablement réthorique et Butembo beaucoup trop loin, car il s'endormit pendant que je lui parlais. Les questions pratiques, ces prédicateurs préféraient manifestement les laisser à Dieu.page 75
Un enseignant assis à côté de moi sur le banc essaya d'encourager les élèves à me poser des questions. Le silence dura longtemps. Jusqu'à ce que quelqu'un lève le doigt et demande: " Quelle est votre profession?" Un autre voulut savoir si je gagnais beaucoup d'argent ainsi, et un troisième si j'étais venue sur les hauts-plateaux pour terminer mes études et si oui, quel était mon sujet? Etais-je mariée? Combien d'enfants avais-je? ...Puis le silence retomba jusqu'à ce qu'un doigt se lève tout au fond et que se présente l'habituel poseur de questions qui n'avait pas de question mais voulait faire une boutade..."Personne n'ose vous poser des questions, dit le garçon, car nous avons honte de parler car vous êtes une Blanche."...pages 102, 103

dimanche, janvier 03, 2010

YANVALOU POUR CHARLIE (Lyonel Trouillot)

Je viens d'un tout petit village. cela fait partie des choses que j'avais oubliées. Pour un homme qui a gagné longtemps sa vie au jour le jour et qui grimpe les barreaux de l'échelle sociale, le souvenir est un luxe, pas une nécessité. page11
Elisabeth (une de ses collègues du cabinet d'avocats où il travaille) , c'est un immense savoir-faire au service de ses intérêts. Le chef possède plusieurs maisons de résidence. Sa femme et lui ont choisi d'habiter la plus éloignée de la ville. Il est des pays où on construit des villes, des routes qui mènent vers les villes, et des banlieues. Ici, l'on construit des banlieues, et surtout pas de routes qui y mènent, jusqu'à ce que les banlieues, se prenant pour des villes, gonflent comme un ballon trop plein de monde, de mortier et d'ordures. Les premiers habitants quittent alors leur banlieue pour en construire une autre où personne , au moins pendant quelque temps, ne viendra les déranger. page 12
Moi, je travaille beaucoup, et je connais les codes, le fond, les nuances, la procédure. Dans ma deuxième vie, j'ai beaucoup appris. Pour briller. Pas seulement dans le domaine de ma profession. Je suis brillant, c'est mon identité. Mathurin D. Saint-Fort, identité: brillant. page38
La poignée de main, c'est un geste compromettant entre des personnes qui ne sont pas du même monde. Dans l'esprit de celui qui est dans le besoin, c'est un signe d'amitié qui l'invite à venir chez vous à l'improviste, à interrompre une conversation à laquelle il n'est pas invité entre vos vrais amis et vous, à traîner là où il ne faut pas. Entre gens de milieux différents, la tape sur le dos est le geste qui convient pour établir la hiérarchie. Je ne serre jamais la main de l'agent de sécurité, ni celle du coiffeur qui me tond les cheveux...page 40
Et que sais-je moi des orphelinats? Sauf l'argent que nous payent les chasseurs. Au cabinet , nous les appelons ainsi: les chasseurs. Les chasseurs sont généralement des femmes, blanches, avec un homme caché derrière, blanc lui aussi, et qui grogne et se rebiffe avant de se laisser convaincre. C'est Francine qui s'occupe des dossiers de ces dames, une sorte de bonus moral et financier. Ces dames croient aux bonnes actions, et même , lorsqu'elles prennent l'avion pour aller dans un trou perdu en quête d'un gamin appelé à satisfaire leur ardeur possessive, elles s'arrangent pour se convaincre que leur but est de faire le bien. Les chasseurs,c'est une race à part, une espèce dont le bon vouloir peut affecter beaucoup de vies, qui cultivent des difficultés pour pour elles et pour les autres. Ils vont dans un pays où les gens meurent de faim. Ils trouvent une Dieuvela. Ils la conduisent chez eux, lui achètent des vêtements d'hiver et la changent en Céline. Ensuite, il faut des psychologues, des conseillers pédagogiques, une armée du salut, version service social pour expliquer à la petite pourquoi on a changé de prénom et surtout pourquoi elle est noire avec des parents blancs, et encore pourquoi toutes ces choses sortant de l'ordinaire qui poseraient problème à toute personne sensée ne devraient pas troubler l'esprit d'une petite fille..Et ça fait une longue chaîne. Il ya des condisciples de classe ou des enfants du quartier pour lesquels il faut tout reprendre. Les chasseurs, il en vient par paquets, il y a même des récidivistes - un enfant ne leur suffit pas - qui racontent fièrement leur première expérience et les problèmes rencontrés au cours des longues périodes d'adaptation de Dieuvela-Céline.pages 48 -49
Il (le vieux Gédéon) m'a conseillé de faire des études de droit....Et puis, c'est un métier de comédien qui t'aidera à donner le change. Des études de droit. C'est ce que j'ai fait. J'y suis arrivé. Tout seul. Il m'avait dit aussi que tout comédien enlève, un jour, son masque et devient étranger à lui-même. C'est ce que je découvre. page 60
Personne n'aime la campagne, sauf pour les vacances et pour les vieux principes. Sinon, les gens , ils y resteraient.page 65
Je reconnais que le Père Edmond, c'est spécial. Lui savait ce qu'il était venu chercher ici (en ville): une raison de vivre coupée en deux morceaux. La première moitié, c'est Dieu. La deuxième, des enfants à sauver de la rue et de la pauvreté. Dieu, on peut dire qu'il l'a trouvé...Quant aux enfants à sauver, pas besoin d'aller les chercher loin. page 66
Le Père Edmond, il veut notre bien, "le bien de l'enfant , c'est une famille"...Le Père Edmond, il cherche tous les jours des preneurs pour nous inventer des familles. Chaque personne qui visite le Centre devient un parent potentiel, et nous on doit faire bonne figure. Vu que nos géniteurs nous ont abandonnés, je suppose que ces gens nous considèrent comme des miraculés et se félicitent, au nom de la société, d'avoir participé au miracle collectif, même quand ils n'ont rien fait pour nous, ça doit être pareil pour les réfugiés, quand ils arrivent dans un pays et qu'on leur ouvre la frontière. Quand on est les fils de personne ou qu'on n'a plus de pays, faut toujours s'excuser de se trouver là où on se trouve ou tout simplement d'être en vie. page 76
Aux yeux du Père Edmond, nous étions tous des bons garçons, même les deux commères qui ont commencé à se faire des calins dans tous les coins du Centre depuis qu'elles sont toutes petites. Leurs bagarres (des deux commères) duraient des heures...Mais ce n'étaient pas des combats, plutôt des étreintes...Quand on a enfin compris que c'était une histoire d'amour, pour casser le fil, on a décidé de leur faire des misères. C'est là que j'ai commencé à apprécier Nathanaël. Il a été le premier à prendre leur parti. Il a dit qu'il n'y avait pas suffisamment d'amour dans le monde, il faut tout prendre là où ça se trouve, alors, vous leur foutez la paix. page 81
Ceux qui ont avalé les bonnes blagues du Père Edmond, ils se prennent vraiment pour Joseph et se cherchent une Marie pour fonder un foyer.Mais un Joseph sans outils et une Marie que la misère enlaidit et rend de plus en plus jalouse, ça fait des tas de petits Jésus, tous préposés au chemin de croix. Alors, le Joseph, il se fâche, oublie le Père Edmond et ses quatre Evangiles et commence à cogner. Et, une fois que la descente est engagée, y a pas de remontée. Si tu finis pas en Joseph, tu te retrouves en Barabbas. page 84
J'ai pas choisi la réalité à venir. Un jour, l'étoile prendra corps...L'étoile, c'est juste une image, un mot qui brille pour nommer quelque chose qu'on ne tient pas encore, mais vers quoi on marche sans trembler. L'étoile, c'est la forme que prendra le bonheur. J'avais dit musicien. page 93
Nathanaël, il s'est mis à parler: le monde est injuste et blablabla, on s'en sortira pas tout seuls, il faut changer les choses pour qu'il règne une égalité parfaite, que tout soit partagé.: l'argent, l'amour, les satellites, la terre et les fruits de la terre. Ses phrases étaient belles mais elles nous ont fait peur. C'est comme les beaux passages de la bible que le Père Edmond aime nous lire. ..C'est beau mais les gens n'arrêtent pas de mourir, et la guerre, même lorqu'elle est finie, elle continue d'une autre manière...Les prêches, ça ne donne rien, sinon le Père Edmond aurait déjà transformé la ville en paradis terrestre...page 94
(au retour d'un cambriolage) . Le Père Edmond nous attendait., en tenue civil. Sans la soutane, il paraissait moins sûr de lui, et de Dieu. Nous n'avons pas eu droit au sermon sur les brebis galeuses. Les choses pressaient. La police était venue. Un chef d'entreprise avait été assassiné...Il a dit que nous ne pouvions pas rester. Il avait menti aux policiers, leur affirmant que nous avions quitté le Centre. Nous devions aller ailleurs. Mais nous n'avions pas d'ailleurs. Nous n'avons jamais eu d'ailleurs. Ce dortoir de merde c' était notre seule maison. On a les refuges qu'on peut. Je suis resté un moment avec le Père Edmond. Le temps qu'on fouille dans nos mémoires pour trouver une option: le Dieutor de ma mère. pages 98, 99
Le yanvalou, c'est une musique qui monte et qui descend, ça ondule.
C'est un trait de tempérament qu'il a gardé de sa première vie: il ne jette rien.
Dans le vocabulaire de l'homme, vieux est synonyme de pauvre. page 105
Pour survivre, il a commencé très tôt à regarder autour de lui. Ceux qui passent. Ce qu'ils jettent. Pour attraper les restes. Ses spécialités: repérage et calcul. page 108
Elle (la mère du gamin qui lui dit qu'elle est sa soeur) a oublié son corps et jusqu'au souvenir qu'à vingt ans et quelques années, on a droit à des lendemains. Lendemain. Le mot n'existe pas dans son vocabulaire. Le mot anniversaire non plus. Pas pour elle. page 116
Il les suitparce que la jeune fille demande à être suivie en sa beauté, en sa révolte généreuse apprise dans les livres. La jeune fille et le garçon plus âgé ont tout appris dans les livres. Ils ont grandi avec des parents.Protégés. Surprotégés. Surtout la jeune fille qui aappris dans les livres à sortir toute seule; qui a appris dans les livres qu'il existe des lieux comme celui où elle se trouve aujourd'hui à suivre le garçon qui la suit: qui a appris dans les livres que, pour construire, il faut
détruire. La jeune fille a choisi de détruire . Avec ses amis. Pour construire ensuite. ...Elle s'est révoltée dans les livres, elle a rencontré un vrai pauvre. C'est pour les gens comme lui qu'elle a adopté la cause Sans les connaître. Maintenant, elle en connait au moins un. Pour de vrai. Elle est contente de fréquenter la matière de la cause. D'y croire encore après avoir fait connaissance avec la réalité...Elle ne peut pas aimer d'amour la matière de la cause. Elle lui expliquera un jour la différence entre l'humanisme et le grand amour. Il comprendra. Il l'écoutera. Il écoute tout ce qu'elle dit. Il adhère à tout ce qu'elle dit. page 120, 121
( Charlie a été tué par un Andy) Dans son lycée interdit aux autres, les profs l'ont jugé brillant en philosophie."Andy, vous êtes brillant". Il en a marre de s'appeler de ce prénom qui le classe dans l'éloignement du sommet des collines où chacun vit seul avec sa fortune...Son idéal, c'est de changer la vie en gardant les mains propres, en évitant le rouge du sang. page 137
Francine(une collègue de Mathurin) s'occupera désormais officiellement des enfants pauvres. D'en haut. Le jour, elle habite un bureau où s'empilent les dépliants sur les maladies de l'heure, les menaces qui pèsent sur l'eau de la planète...Le soir, elle fréquente les restaurants où les experts prennent rendez-vous pour discuter entre copains du monde vu par l'humanitaire. page 145
Que comprend à la vraie vie une fonctionnaire du bien qui travaille à heures fixes et se paye en devises? Depuis qu'elle coordonne la gestion de l'aide aux nécessiteux, les tailleurs de Francine sont bien mieux coupés et l'on ne voit plus, dans ses yeux, toute la misère du monde. page 146
Francine voulait nous convaincre tous de l'importance de l'aide humanitaire et de la qualité des services fourni par l'ONG qu'elle dirige. Mais personne ne voulait la suivre sur ce terrain. Sauf le nouveau (au cabinet d'avocats) qui, le whisky aidant, reconnaissait que les ONG, pour rentrer en politique, ce n'était pas mal du tout. page 158
Bon, bientôt, je serai presque aussi chef que le chef. Cest à cela que je dois d'abord penser...En plus de la lucidité, du sang-froid et d'une connaissance quasi parfaite des systèmes de reproduction, pour progresser, on a besoin d'une grande paix intérieure . C'est cela qui me manque aujourd'hui. A cause de Charlie. page 166
La terre est une étoile que les hommes ont cassée en portions inégales. L'étoile de Mathurin n'est pas celle de Dieutor. Et le premier tambour me demandera : Qui est Mathurin? Et je dirai: C'est moi. Et le premier tambour me demandera encore: Qui est Dieutor? Et je dirai: c'est moi. Et le premier tambour me demandera enfin: Qui est Charlie? Et je ne sais lequel de nous deux. Mathurin ou Dieutor, gardera le silence, ni lequel de nous deux, Dieutor ou Mathurin, saura parler de toi au rythme des tambours. page 174