samedi, janvier 26, 2008

LE DERNIER AMI ( Tahar Ben Jelloun)

(Mamed travaille en Suède, comme médecin) Il avait maigri et parlait avec passion du système des pays nordiques. Une vraie démocratie, pas de corruption, pas de mensonge d'Etat, pas de mendiants dans la rue mais quelques alcooliques, un respect des droits qui fait rêver tout Marocain et tout Arabe, tu sais, l'immigré est traité avec beaucoup d'égards, ses droits sont respectés, on lui donne l'opportunité d'apprendre la langue, d'habiter dans des logements décents, d'être un citoyen comme les autres, mais ce qui me choque, c'est que les Suédois trouvent que leur démocratie n'a pas encore atteint le niveau idéal, que la corruption existe dans certains domaines de l'industrie, que la sécurité n'est pas assurée à cent pour cent, que les vieux ne sont pas bien accueillis dans les hôpitaux. page 53
Nous avions repris , le temps d'un été, nos vieillles habitudes.Nous parlions de tout , nous riionsde tout. Un jour, alors qu'on admirait le coucher du soleil qui tombait sur les côtes espagnoles, il (Mamed) prit un ton grave et me dit :"Je crois que j'ai fait une erreur, je n'aurais jamais dû accepter de quitter le Maroc; à présent, je suis déboussolé, j'ai vu autre chose, j'ai vu comment on pourrait vivre autrement et mieux, mais aussi, j'ai senti que ce n'était pas ma culture, pas mes traditions, mes enfants et ma femme se sont mieux adaptés que moi, je suis triste là-bas, malheureux ici, insatisfait partout. C'est un ratage sur toute la ligne, je ne me sens pas bien, mes enfants ne parlent pas un mot d'arabe alors qu'à l'école, on leur a appris cette langue, ils considèrent le Maroc comme un hôtel de passage, je n'ai pas envie de vieillir là-bas! Je crois que je vais rentrer". page 57
Avant d'ouvrir un cabinet, je travaillais dans la santé publique. Je connus un autre Maroc, celui de la misère, de la honte et du désespoir. La consultation était gratuite, mais on n'avait pas de médicaments.. Les gens qui avaient les moyens vont dans les cliniques, d'autres plus riches partent se faire soigner en France, les autres crèvent. page 104
La première chose que l'on remarque quand on arrive en Suède, c'est le silence. Une société silencieuse, sans agitation, sans désordre. Je cherchais des yeux quelques têtes brunes. Je ne voyais que des têtes blondes. Les hommes et les femmes sont nettement plus grands que les Marocains. Le silence et la blancheur de la peau, les yeux clairs et le regard distant, le geste précis et rare, la politesse systématique, le respect des règles...Je venais de découvrir un pays où l'individu existe. Quelle merveille! Une société où chaque chose a sa place, chaque être a autant d'importance qu' un autre. J'étais sous le charme, tout en soupçonnant que derrière cette première impression, il y avait quelques dérapages. Mais je regardais ce pays avec mes yeux de Marocain et de médecin qui avaient tant souffert du manque de respect de la personne et du manque de rigueur d'une société qui ne fait que s'arranger. Ici, on ne s'arrangeait pas; on travaillait; on observait le droit et les lois de manière naturelle.On ne négocie pas avec la loi, on ne marchande pas dans la vie.page 108
(Mamed vient d'apprendre qu'il a un cancer ) J'étais le seul être malade dans la ville de Stockholm. J'en étais persuadé. La maladie, c'est aussi ce sentiment précis et violent de solitude. Nous voilà renvoyés à nous-mêmes. Besoin de parler, besoin de me confier. Il ne fallait surtout pas en parler avec Ali . Il laisserait tout et viendrait s'occuper de moi. Le lirais dans ses yeux l'évolution de la maladie. Son visage deviendrait un miroir; ce serait impitoyable. On se connaissait trop bien pour risquer cette violence. Ali n'est pas un comédien, quelqu'un capable de dissimuler, de mentir, de faire semblant. Non, je ne lui dirai rien. Je l'informerai quand commenceront les soins. page 117
Trente ans avec quelques éclipses, quelques moments de silence, des absences dues à des voyages, des moments de réflexion, mais jamais de doute, jamais de remise en question. Nous nous retrouvions avec la même qualité de regard et de présence. Les gens croyaient que nous étions d'accord sur tout, alors que ce qui faisait la qualité de notre amitié, c'étaient nos différences, nos divergences mais jamais d'opposition. Nous étions complémentaires, farouchement jaloux de la force qui cimentait notre lien. page 148

lundi, janvier 21, 2008

LE CRI DE L'OISEAU ROUGE (Edwidge Danticat)

Dans les plantations de canne à sucre, les hommes coupaient les cannes au rythme de leurs chants. Une carriole surchargée s'appprocha de nous. Nous nous sommes écartées pour laisser passer les garçons qui la tiraient . Ils étaient torses nus, trempés de sueur, et seuls de vieux chapeaux de paille les protégeaient du soleil. page 36
La voiture éparpilla les voisins et les ouvriers de l'usine qui nous faisaient des signes d'adieu. Peut-être que si j'avais eu une vraie amie, mes yeux seraient restés rivés aux siens pendant que la voiture s'éloignait. Une poussière rouge s'éleva entre moi et la seule vie que j'avais connue. Il n'y avait pas d'enfants qui jouaient , pas de feuilles qui voletaient. Pas de jonquilles. page 47 (l'auteur quitte Haïti et va rejoindre sa mère à New York.)
(A la poste, à New York) Quand nous sommes parvenues au guichet, une dame joufflue salua poliment ma mère...La dame sourit en prenant l'enveloppe et l'argent. J'aurais voulu envoyer autre chose à Tante Atie. Si j'avais eu le pouvoir de rapetisser pour me glisser dans l'enveloppe, je n'aurais pas hésité. J'ai regardé la dame timbrer notre enveloppe et la poser sur d'autres. Les dizaines de personnes qui se trouvaient autour de nous mettaient tout leur amour dans des petits paquets qu'ils envoyaient au pays. (Haïti) page 69
Enfant, la mère que je m'étais inventée ressemblait à Erzul, la Sainte Mère généreuse. Elle soignait les maux de tous les hommes. Elle possédait de superbes robes en satin, en soie et en dentelle, des colliers, des pendentifs, des boucles d'oreille, des bracelets et des anneaux de chevilles et des tas de parfums français. Elle n'avait jamais eu besoin de travailler, parce que l'arc-en-ciel et les étoiles s'en chargeaient à sa place. Même si elle était loin, elle était près de moi. Je pouvais toujours compter sur elle, comme on compte sur le soleil au lever du jour. page 79
Tante Atie m'avait dit, un jour, que l'Amour c'est comme la pluie, ça commence parfois par une petite bruine, puis ça tombe à verse, et, si on n'y prend pas garde, ça vous inonde et vous noie. page 87
En Haïti, me dit-elle (sa mère), si ta mère a vendu du charbon, même si tu deviens médecin, les gens n'oublient pas tes origines et te regardent de haut. Alors qu'en Amérique, on aime les histoires de réussite. Plus tu viens du bas de l'échelle, plus on te félicite. La mère d'Henry avait vendu du charbon en Haïti, mais son fils serait bientôt docteur.. L'histoire d 'Henry était une réussite.page 103
Je me suis arrêtée, pour jeter un dernier coup d'oeil derrière moi. Le marchand de charbon de bois était couché par terre, replié sur lui-même. Il crachait du sang. Les autres Macoutes, qui s'étaient mis de la partie, lui écrasaient la tête à coups
de bottes. Tous regardaient dans un silence horrifié. Personne ne disait rien. page 146
Selon tante Atie, chaque doigt était doté d'une fonction particulière, ainsi qu'on le lui avait appris pour la préparer à devenir femme: faire la mère, faire bouillir, faire l'amour, faire les gâteaux, faire les enfants, faire frire, faire guérir, faire la lessive, faire le repassage, faire le ménage. Elle n'y pouvait rien, c'était comme ça, disait-elle: ses dix doigts avaient été baptisés bien avant sa naissance. parfois, elle avait envie d'avoir six doigts à chaque main, de manière à pouvoir en garder deux pour elle.page 185
La nourriture , c'était trop rare quand nous étions jeunes. pas question de la gâcher. (L'auteur est anorexique) page 217
Tu es devenue une vraie Américaine, Sophie. Je ne te fais pas de reproches. ce sont des conseils. J'ai envie de te donner des conseils. Mange. La nourriture te fera du bien. C'est un luxe. Quand je suis arrivée dans ce pays, j'ai pris 27 kilos la première année. Cette multitude de pommes, toutes ces glaces,- j'en croyais pas mes yeux. les choses que seuls les riches peuvent s'offrir en Haïti, ici, n'importe qui les achète pour trois fois rien. page 218

mercredi, janvier 16, 2008

VOYAGE AVEC CHARLEY (John Steinbeck)

Une fois le voyage décidé, préparé, entamé, un nouveau facteur paraît qui prime tout. Une randonnée, un safari, une exploration sont autant d'entités , différentes de toutes les autres expéditions. Chacun a son tempérament, son individualité, son originalité. Un voyage est un individu. Il n'en est pas deux semblables. Et tous les plans, toutes les garanties, tous les projets et tous les engagements prévus sont vains. Après des années de bataille, on finit par comprendre que nous n'entreprenons jamais un voyage : c'est lui qui nous entreprend...En un certain sens, le voyage est comme le mariage. L'erreur première est de croire qu'on peut le gouverner. Je me sens mieux d'avoir dit cela, bien que seuls puissent me comprendre ceux qui ont tenté la grande expérience. page 24
Dans les longs préparatifs d'un voyage, il entre , je crois, la conviction intime qu'il n'aura pas lieu. Comme le jour du départ approchait, mon lit et ma maison confortable devinrent de plus en plus désirables, et ma chère épouse se fit incommensurablement précieuse. Abandonner tout cela pendant trois mois pour les affres du manque de confort et de l'inconnu semblait une folie. Je ne voulais plus partir.Il se passerait quelque chose qui empêcherait mon départ. Mais non! Rien n'arriva. page 37
Le fermier était un homme de peu de mots. page 45
Dans la salle de bains, deux verres à dents étaient scellés dans des sacs de cellophane portant les mots:" Ces verres ont été stérilisés pour votre protection". Une bande de papier placée en travers du siège des w.-c. proclamait: " Ce siège a été stérilisé aux ultra-violtes, pour votre protection." Tout le monde me protégeait et c'était horrible. J'arrachai les gobelets à leurs enveloppes. Je violai le siège des w.-c. avec ma semelle. Plongé jusqu'au cou dans l'eau chaude de la baignoire, je me sentais horriblement malheureux. page 62
(Steinbeck rencontre des Canadiens venus ramasser des pommes de terre dans le Maine)
Pour établir des contacts avec les étrangers, Charley est mon ambassadeur. Je le lâche et il dérive vers l'objectif, ou plus exactement vers ce que l'objectif prépare pour son dîner. Je vais le rechercher afin qu'il n'importune pas mes voisins -et voilà. (en français dans le texte) Un enfant peut faire la même chose mais un chien est encore mieux.
...J'appelai Charley . Pouvais-je les attendre après leur dîner dont je sentais le parfum, sur le feu? Ils en seraient honorés.
Je mis de l'ordre chez moi, fis chauffer et mangeai le contenu d'une boîte de chili con carne, m'assurai que la bière était bien fraîche et allai jusqu'à cueillir quelques feuillages d'automne que je mis sur la table, dans une bouteille de lait. Le rouleau de gobelets de carton prévus pour semblable occasion avait été aplati par un dictionnaire volant le jour même de mon départ, mais je fabriquai des dessous de verre avec des serviettes en papier. C'est extraordinaire le travail que donne la préparation d'une réception! Puis Charley aboya et je me transformai en hôte.
Six personnes peuvent se serrer derrière ma table. Ce qui fut fait. Deux autres restèrent debout à côté de moi. La porte du fond se festonna de têtes d'enfants. C'étaient des gens charmants mais très cérémonieux. J'ouvris des bouteilles de bière pour les grands et de la limonade pour les autres. En temps voulu, j'appris beaucoup d'eux.Chaque année, ils passaient la frontière pour la récolte des pommes de terre. Tout le monde travaillant, cela faisait une gentille petite somme en prévision de l'hiver. Les services d'immigration les ennuyaient-ils, à la frontère? A vrai dire, non.
...pages 78, 79
J'ai beaucoup aimé ces chauffeurs de poids lourds, car j'aime les spécialistes. En les écoutant parler, j'ai acquis un vocabulaire routier concernant les pneus, la suspension, la surcharge. Les transporteurs ont leurs haltes routières où ils connaissent les pompistes, les serveuses derrière le comptoir, et où ils rencontrent les collègues. Le grand symbole d'union, c'est la tasse de café. je me suis surpris à m'arrêter souvent pour boire une tasse de café, non pas parce que j'en avais envie, mais parce que je voulais me reposer, me changer les idées. page 102
"On est habitué, dis-je, à apprécier l'idée de s'attacher quelque part, de s'enraciner dans un sol déterminé, au sein d'une communauté.
-Combien y-a-t-il aujourd'hui, de gens qui ont ce dont vous parlez? Quelles racines peut-on avoir dans un appartement au douzième étage d'un immeuble où des centaines et des milliers de gens vivent dans des compartiments presque identiques? Mon père est d'origine italienne . Il a été élevé en Toscane dans une maison où sa famille habitait depuis mille ans. C'est ça que vous appelez des racines? Pas d'eau courante, pas de w.-c., la cuisine faite au charbon de bois et aux ceps de vigne. Ils ne disposaient que de deux pièces , une cuisine et une chambre à coucher où tout le monde dormait, le grand-père, le père et tous les gosses. Aucun endroit pour lire ou s'isoler. Etait-ce mieux? ... Maintenant, demandez à ma femme. Elle est d'origine irlandaise. Ses parents, eux aussi, avaient des racines.
-Dans une tourbière, répondit la femme.Ils vivaient de pommes de terre....page 109
Dans les relais routiers, les serveuses me disaient bonjour avant que j'eusse ouvert la bouche, commentaient le menu comme si elles y avaient pris de l'intérêt, parlaient avec enthousiasme du temps, me livraient même parfois une confidence ou un renseignement personnel sans que j'eusse à le pêcher. des inconnus s'entretenaient librement, sans se méfier les uns des autres. J'avais oublié la richesse et la beauté de cette campagne , l'épaisseur de l'humus, la splendeur des grands arbres, les rives du Michigan, belles comme une femme bien faite, vêtue et parée. Il me parut que la terre était généreuse, ici, au coeur de ce pays, et peut-être les gens l'imitaient -ils. page 113
Je n'ai jamais été dans le Wisconsin mais, toute ma vie, j'en avais entendu parler; j'avais mangé ses fromages, dont certains sont aussi bons que n'importe lequel au monde... Pourquoi alors, j'étais si peu préparé à la beauté de cette région, à la variété de ses collines, de ses forêts, de ses lacs?. Jamais, je n'ai vu de pays offrir des changements plus rapides. Et parce que je ne m'y attendais pas, chaque nouvel aspect me plongeait dans le ravissement...Je le vis au début octobre. L'air était resplendissant d'une lumière couleur de beurre; pas un voile de brume. Chaque arbre , paré par le gel , s'offrait. Les collines n'étaient pas liées mais se détachaient l'une après l'autre. La lumière semblait pénétrer les substances solides et il me semblait voir jusqu'au coeur des choses. Il n'y a qu'en Grèce que j'ai trouvé une lumière de cette valeur. On me l'avait dit, le Wisconsin est un Etat splendide; je m'en souvenais , mais je n'avais pas été préparé. page 127
Ensuite, je jetai sur un papier jaune quelques réflexions sur la solitude...La première traitait des "Rapports entre le temps et la solitude". Et d'elle, je me souviens. Avoir un compagnon vous fixe dans le temps et c'est le présent; mais , quand la solitude s'installe , passé, présent et futur , tout se mêle. Le souvenir, l'événement immédiat et la conjoncture sont présents tous à la fois. Il y a des années de cela, j'ai goûté l'expérience de la solitude. Deux ans de suite, je me suis trouvé seul en hiver, pendant huit mois, dans la Sierra Nevada, sur le lac Tahoe. Je gardais une propriété d'été quand la neige la recouvrait. Au fur et à mesure que le temps passait, je constatais un ralentissement de mes réactions. Je suis siffleur et je m'arrêtais de siffler. Je ne conversais plus avec mes chiens, et il me semble que les subtilités sensorielles se mirent à disparaître au point que je me retrouvai au stade plaisir-douleur. Alors, je me rendis compte que les nuances délicates des sensations, des réactions, sont le résultat de communications et que, sans celles-ci, elles tendent à s'effacer. Un homme qui n'a rien à dire n'a pas de mots. Il se peut que l'inverse soit vrai: un homme qui n'a personne à qui parler n'a pas de mots car il n'en a pas besoin. page 137
Etais-je poussé par la tendance de l'Américain qui voyage? Il avance, pas tant pour voir que pour pouvoir raconter, après. page 158
Je modifiai ma façon de voyager. Chaque soir, je trouvai, pour me reposer, de jolis établissements construits au cours des dernières années. Je notai une tendance propre à l'Ouest et que je suis sans doute trop vieux pour accepter. cela part du principe: "Faîtes-le vous-même". Sur la table du petit déjeuner, vous trouvez un grille-pain et vous faîtes vos toasts vous-même. Lorsque j'arrivais dans l'un de ces joyaux de confort et de bien-être, on m'indiquait ma chambre-payée d' avance, bien entendu- et je n'avais plus aucun contact avec la direction. Pas de garçons, pas de grooms. Les femmes de chambre circulaient, invisibles. Voulais-je de la glace? Il y avait une machine, à cet effet, à côté du bureau. Tout était prévu, parfaitement conçu et isolé; Je vivais dans un luxe extrême. Les clients allaient et venaient en silence. Si je leur disais " bonsoir", ils semblaient un peu embarrassés et répondaient"bonsoir", après avoir donné l'impression de chercher sur moi l'endroit où insérer une pièce. page 176
Je restai deux jours parmi les géants. ( les séquioas) Et je ne vis ni touristes, ni groupes bavards armés de caméras. Il régnait en cet endroit un murmure de cathédrale.. L'écorce épaisse et douce absorbe peut-être les sons et crée le silence. les arbres se dressent , droits, jusqu'au zénith.L'horizon n'existe pas. L'aube naît vite et demeure aube jusqu'à ce que le soleil soit haut. Puis les feuilles vertes, en forme de fougères, font du jourune lueur d'or vert qu'elles redistribuent en flèches ou plutôt en traits d'ombre et de lumière. Dès que le soleil passe au zénith, le soir arrive, après un crépuscule chuchotant aussi long que fut la matinée. page 183
Je rendis visite à des amis sûrs et de longue date. Leurs cheveux étaient, à mon avis, plus clairsemés que les miens. Leur accueil fut enthousiaste. De vieux souvenirs remontèrent à la surface. Nous ressortîment des crimes et des triomphes passés et nous époussetâmes. Et, soudain, mon attention s'égara. Je regardai mon vieil ami, il pensait à autre chose, lui aussi.Ce que j'avais dit à Johnny Garcia était bien vrai: j'étais un fantôme. Ma ville avait grandi et changé et mon ami avait fait comme elle.Maintenant, revenu, aussi différent aux yeux de mon ami que la ville l'était aux miens, je déformais ses idées, brouillait sa mémoire. En partant, j'étais mort et, de ce fait, j'étais devenu une image fixe inchangeable. Mon retour ne causait que désordre et malaise. Ils ne pouvaient pas me le dire, mais mes vieux amis désiraient me voir repartir pour pouvoir me remettre à la place qui m'était assignée, dans leurs souvenirs...et je souhaitais partir, moi aussi, pour la même raison. Tom Wolfe avait vu vrai. On ne peut retourner chez soi car cela n'existe plus. Mon départ ressembla à une fuite. page 195
Il serait agréable de pouvoir dire de mon voyage avec Charley: "Je suis parti chercher la vérité et je l'ai trouvée."...J'aimerais que ce fût aussi simple. Mais ce que je transportais dans ma tête, ce que je ressentais au plus profond de mon intuition n'était que grouillement de vers...Ce voyage avait été comme un repas à plusieurs services, offert à un homme affamé. Au début, il cherche à manger de tout mais, comme le repas suit son cours, il s'aperçoit qu'il faut laisser certaines choses pour conserver son appétit et préserver le fonctionnement de ses papilles gustatives. page 197,198
(Au Texas) Lorsqu'un homme fait fortune dans les pétroles ou, par contrats passés avec le gouvernement dans les produits chimiques ou l'épicerie en gros, son premier soin est d'acheter un ranch, le plus grand qu'il puisse se permettre , et d'élever quelques bovins. Un candidat à une charge publique qui ne posséderait pas un ranch a, dit-on, peu de chances d'être élu. La tradition de la terre est fortement enracinée dans l'esprit du Texas. Les hommes d'affaires portent des bottes à talons qui n'ont jamais senti l'étrier, et des gens très fortunés , propriétaires de deux maisons à Paris, qui chassent régulièrement la grouse en Ecosse, parlent d'eux-mêmes comme s'ils étaient de vieux paysans. page 214
En politique, le Texas persiste dans ses paradoxes. Par tradition et nostalgie, c'est un vieux démocrate du Sud, mais cela ne l'empêche pas de voter come un républicain conservateur dans les élections nationales et d'élire des libéraux pour les postes citadins et ruraux. page 217
Au cours de toutes les discussions concernant le Sud, on ne m'avait parlé que de la brutalité déchaînée par les mouvements antiségrégationnistes: la scolarité pour les enfants, la revendication inouïe des jeuns Noirs demandant l'accès aux réfectoires, aux autobus et aux toilettes.page 228
Mais le clou du spectacle était encore à venir. La foule attendait le Blanc qui osait amener son enfant à l'école. (des Noirs). Et il arriva, sur le trottoir gardé. Un homme de haute taille, vêtu de gris clair, tenant par la main son enfant terrifié. On le sentait tendu à l'extrême. Pâle et grave, il regardait par terre, droit devant lui. Les muscles de ses joues se détachaient sur ses mâchoires serrées. Un homme effrayé qui repousse sa peur par volonté pure, comme un excellent cavalier dirige un cheval pris de panique. Une voix aiguë, perçante, s'éleva. Les insultes ne jaillissaient pas en choeur. Chacun prenait son tour et, chaque fois, la foule éclatait en hurlements, en grondement, en applaudissements. c'est ce qu'elle était venue voir et entendre. ...L'homme engris dont les jambes, un instant , avaient accéléré l'allure, ordonna à ses membres de ralentir, et c'est au pas qu'il longea le trottoir menant à l'école. ...J'étais secoué de nausées. Mais je ne pouvais laisser le malaise m'aveugler.page 236,237
-Les Noirs veulent devenir des être humains. Etes-vous contre cela? (Steinbeck rencontre un homme âgé.)
-Dieu m'en garde, non, monsieur. Mais, pour le devenir, il leur faudra combattre ceux qui ne sont pas satisfaits de l'être.
-Voulez-vous dire que les Noirs ne se satisferont d'aucun acquis?
-Vous êtes satidsfait, vous? Vous connaissez quelqu'un qui le soit?
-Etes-vous disposés à les laisser devenir des êtres humains?
-Oui. Mais, j'ai du mal à comprendre. J'ai trop de "ci-gît", ici. ...
Si vous contraignez une créature à vivre et à travailler comme une bête, vous finirez par la considérer comme telle, autrement, si vous saviez, vous deviendriez fou. Une fois que vous l'avez classé, dans votre esprit, vos sentiments sont saufs.page 242
(Steinbeck rencontre un Noir et le fait monter dans Rossinante)
Il ne leva qu'une seule fois les yeux sur moi.
-Que pensez-vous de ce qui se passe?
Il ne répondit pas.
-Je veux parler des écoles et de ce qui s'ensuit.
-Je ne sais rien de tout cela , capitaine, Monsieur.
-Vous gagnez votre vie avec cela?
-Je m'en tire très bien, Monsieur. page 245
(Steinbeck rencontre un Blanc qui cherchait du travail)
"Il faut que quelqu'un empêche ces salauds de nègres d'aller dans nos écoles. Je ne permettrai pas à mes gosses d 'aller à l'école avec des nègres. Non, monsieur. Je donnerai ma vie pour ça mais, avant, je tuerai une bonne quantité de ces sales nègres...
Vous parlez comme un amoureux des nègres. J'aurais dû m'en douter. Des embêteurs...ça vient chez nous pour nous apprenfdre à vivre. Vous ne partirez pas comme ça, monsieur . On a l'oeil sur vous autres, monsieur, les amoureux des nègres.
-Pour ma part, j'ai juste eu un joli petit tableau du sacrifice de votre vie.....Descendez , dis-je page 249
(Steinbeck rencontre un jeune étudiant noir). Nous discutâmes des événements. Il y avait pris part et au boycottage des autobus . Je lui dis ce que j'avais vu à La Nouvelle-Orléans. Il y avait été. Il ne s'étonna pas que j'en fusse choqué.
Enfin, nous parlâmes de Martin Luther King. et de son enseignement , une résistance passive mais absolue.
-C'est trop lent , me dit-il. Cela demande trop de temps. Et je serai un vieillard avant d'avoir été un homme. Je peux mourir avant. page 250
En commençant ce récit, j'ai cherché à explorer la nature des voyages, qui sont des êtres en soi, tous différents les uns des autres. J'ai spéculé avec une sorte d'étonnement sur la force de leur individualité, et en ai conclu que les gens n'entreprenaient pas de voyages mais que c'étaient ces derniers qui disposaient des gens. Cela ne concerne pas cependant la durée de vie du voyage. Celle-ci paraît variable et imprévisible. Qui n'a pas constaté qu'un voyage était terminé et mort avant le retour du voyageur? L'inverse est tout aussi vrai: il en est qui durent bien après tout mouvement dans le temps et l'espace a cessé. page 252

samedi, janvier 05, 2008

LES VEINES OUVERTES DE L'AMERIQUE LATINE (Galeano)

"Nous avons gardé un silence qui ressemble fort à de la stupidité"
Proclamation insurrectionnelle de la Junte de Défense . La Paz, 16 juillet 1809
Le président Wilson en 1913 signalait: "Un pays est possédé et dominé par le capital qu'on y investit". Il avait raison. En cours de route, nous avons perdu jusqu'au droit de nous appeler "Américains", bien que les Haïtiens et les Cubains soient apparus dans l'Histoire comme des peuples nouveaux un siècle avant que les émigrants du Mayflower aient atteint les côtes de Plymouth. Aujourd'hui, pour le monde entier, l'Amérique, cela signifie les Etats-Unis. Nous habitons, tout au plus, une sous-Amérique, une Amérique de seconde classe, à l'identité nébuleuse.
L'Amérique latine est le continent des veines ouvertes. Depuis la découverte jusqu'à nos jours, tout s'y est toujours transformé en capital européen ou, plus tard, nord-américain, et comme s'est accumulé et s'accumule dans ces lointains centres de pouvoir. Tout: la terre, ses fruits et ses profondeurs riches en minerais, les hommes et leur capacité de travail et de consommation, toutes les richesses naturelles et humaines. Les modes de production et les structures sociales de chaque pays ont été successivement déterminés de l'extérieur en vue de leur incorporation à l'engrenage universel du capitalisme. A chacun a été assignée une fonction, toujours au bénéfice du développement de la métropole étrangère prépondérante, et la chaîne des dépendances successives est devenue infinie, elle comporte beaucoup plus que deux maillons: en particulier, à l'intérieur de l'Amérique latine, l'oppression des petits pays par leurs voisins plus puissants, et, dans le cadre de chaque frontière, l'exploitation que les grandes villes et les ports exercent sur les sources locales d'approvisionnement et de main - d'oeuvre. (Il y a quatre siècles, seize des vingt villes les plus peuplées de l'Amérique latine étaient déjà fondées.)
Pour ceux qui conçoivent l'Histoire comme une compétition, le retard et la misère de l'Amérique latine sont le résultat de son échec: nous avons perdu, d'autres ont gagné. mais il se trouve en outre qu'ils ont gagné uniquement parce que nous avons perdu: l'histoire du sous-développement de l'Amérique latine est liée, on l'a dit, à celle du développement du capitalisme mondial. Notre défaite a toujours été la condition implicite de la victoire étrangère; notre richesse a toujours engendré notre pauvreté pour alimenter la prospérité des empires et des gardes-chiourme autochtones à leur solde....Le bien-être de nos classes dominantes-dominantes à l'intérieur, mais dominées à l'extérieur- est la malédiction de nos masses populaires, condamnées à vivre comme des bêtes de somme. pages 10-11
La phrase de Lyndon Johnson est devenue célèbre: " Cinq dollars investis contre l'accroissement de la population sont plus productifs que cent dollars investis dans la croissance économique". page 15
L'histoire est un prophète tourné vers l'arrière: à partir de ce qui a été et en opposition à ce qui a été, il annonce ce qui arrivera. Page 17
On prétend qu'à l'apogée de la ville de Potosi (Pérou), même les fers des chevaux étaient en argent. En argent aussi les autels des églises et les ailes des chérubins dans les processions: en 1658, pour la célébration de la Fête-Dieu, les rues de la ville furent dépavées, du centre jusqu'à l'église des récollets, et entièrement recouvertes de barres d'argent. A Potosi, c'est l'argent qui permit d'éléver des temples et des palais, des monastères et des tripots; il engendra la fête et la tragédie, fit couler le vin et le sang, enflamma la cupidité et multiplia le gaspillage et l'aventure. L'épée et la croix s'avançaient côte à côte dans la conquête et le pillage colonial. Pour arracher l'argent à l'Amérique, capitaines et ascètes, cavaliers en armes et apôtres, soldats et moines se donnèrent rendez-vous à Potosi. Fondus en blocs et en lingots, les viscères de la riche colline alimentèrent de façon substancielle le développement de l'Europe. "Un vrai Pérou" devint le plus grand éloge que l'on pût faire de quelqu'un ou de quelque chose, après que Pizarre se fut rendu maître du Cuzco. pages 33, 34
Analysant la nature des relations "métropole-satellite" au long de l'histoire de l'Amérique latine comme uns chaîne de servitudes successives, André Gunder Frank a fait ressortir dans ses travaux que les régions les plus marquées aujourd'hui par le sous-développement et la pauverté sont celles qui , dans le passé, eurent les liens les plus étroits avec la métropole et connurent des périodes de prospérité. Elles furent les principales exportatrices de biens exportés vers l'Europe ou, plus tard, vers les Etats-Unis, et des sources intarissables pour le capital. La métropole les abandonna quand , pour une raison ou une autre, les affaires déclinèrent. Potosi offre l'exemple le plus évident de cette chute jusqu'au néant. page 48
La fièvre de l'or, qui continue à imposer la mort ou l'esclavage aux indigènes d'Amazonie, n'est pas nouvelle au Brésil; pas plus que ses ravages.
Durant les deux siècles qui suivirent sa découverte, le sol brésilien refusa tenacement ses métaux à ses propriétaires portugais. L'exploitation du bois, "l'arbre du Brésil", couvrit la première période de colonisation des côtes, et de grandes plantations de canne à sucre s'étendirent bientôt dans le Nord-Est. A la différence de l'Amérique espagnole, le Brésil semblait ne pas receler d'or ni d'argent. Les Arborigènes ignoraient les métaux; ce furent les Portugais qui durent découvrir, pour leur propre compte, les endroits où s'étaient déposées les alluvions aurifères sur le vaste territoire que la défaite et l'extermination des indigènes ouvraient devant leur avance conquérante....".L'or ici était forêt, me dit un mendiant, dont le regard s'attarde sur les tours des églises. Il y avait de l'or plein les trottoirs, il poussait comme l'herbe des prairies". L'homme a soixante-quinze ans, il se considère comme une survivance de Mariana, la petite ville minière proche d'Ouro Preto, qui se maintient , comme cette dernière , figée dans le temps. La mort est certaine, l'heure incertaine. Elle est inscrite pour chacun," poursuit le mendiant. Il crache sur le petit escalier de pierre et secoue la tête: "Ils avaient trop d'argent, raconte-t-il, comme s'il les avait connus. Ils ne savaient comment le dépenser, alors, ils construisaient des églises les unes sur les autres" page 75
Les plantations (de canne à sucre) couvrirent le littoral humide et chaud du nord-est du Brésil; plus tard, les îles Caraibes Barbade, Jamaique, Haïti, Guadeloupe, Cuba, Saint-Domingue, Porto-Rico ainsi que Vera-Cruz et la côte péruvienne , devinrent des endroits propices à l'exploitation sur une grande échelle de l"or blanc". D'innombrables légions d'esclaves vinrent d'Afrique pour fournir au roi"Sucre" la main-d'oeuvre gratuite, l'énergie gratuite, le combustible humain gratuit qu'il exigeait. Les terres furent dévastées par cette plante égoiste qui envahit le Nouveau Monde, rasant les forêts, gaspillant la fertilité naturelle et épuisant l'humus accumulé par les sols . Le long cycle du sucre donna naissance en Amérique latine à des périodes de prospérité aussi précaires que celles qu'engendrèrent les fureurs de l'or et de l'argent à Potosi, à Ouro Preto, à Zacatecas et à Guanajuato; il donna en même temps, directement ou indirectement, une impulsion décisive au développement industriel de la Hollande, de la France, de l'Angleterre et des Etats-Unis. page 84
A l'histoire du sucre, il faudrait ajouter celle du cacao, qui remplit les coffres de l'oligarchie de Caracas; du coton de Maranhao, qui brilla brusquement et déclina tout aussi vite; des plantations de caoutchouc en Amazonie devenues des cimetières pour les ouvriers du Nord-Est recrutés pour quelques pièces de monnaie; des forêts de quebracho du Nord de l'Argentine et du Paraguay aujourd'hui rasées; des exploitations de sisal du Yucatan....page 86
A la fin du xviè siècle, il n'y avait pas moins de cent vingt raffineries (sucre) au Brésil; elles représentaient un capital de près de deux millions de livres mais leurs propriétaires , qui possédaient les meilleures terres, ne cultivaient pas de produits alimentaires. Ils les importaient ...De cette époque coloniale est née la coutume, toujours existante, de manger de la terre. le manque de fer entraîne l'anémie, et l'instinct pousse les enfants du Nord Est à compenser avec de la terre le sels minéraux qu'ils ne trouvent pas dans leur nourriture normale, réduite à de la farine de manioc, des haricots noirs et des jours de chance, du tasajo (de la viande séchée) . page 89
"Construire sur du sucre vaut-il mieux que construire sur le sable?" se demandait Jean-Paul Sartre , à Cuba, en 1960 page 104
"Le sous-développement, disait Che Guevara, est un nain à la tête énorme et à la panse rebondie: ses jambes grêles et ses bras courts ne s'harmonisent pas avec le reste de son corps"... Le sucre ne produisit pas que des nains. Il engendra aussi des géants ou, du moins, contribua à leur croissance.Le sucre du tropique latino-américain contribua largement à l'accumulation de capitaux qui permit le développement industriel de l'Angleterre, de la France, de la Hollande et aussi des Etats-Unis; il mutila en revanche l'économie du nord-est du Brésil et des Antilles et détermina la ruine historique de l'Afrique. Le commerce triangulaire entre l'Europe, l'Afrique et l'Amérique eut pour moteur le trafic des esclaves destinés aux plantations sucrières. L'histoire de quelques cristaux de sucre est toute une leçon d'économie politique, de politique et aussi de morale"disait Auguste Cochin .Page 110
Il est certain que la traite des Noirs en Nouvelle-Angleterre fut à l'origine d'une grande partie du capital qui facilita la révolution industrielle aux Etats-Unis d'Amérique....Ainsi donc, le sang se transvasait. Les pays développés se développaient et les sous-développés se sous-développent. page 115
A l'époque des toutes puissantes plantations sucrières, Los Palmeres était le seul endroit du Brésil à pratiquer la polyculture (Los Palmeres était un royaume indépendant). Guidés par leur propre expérience ou par celle de leurs aïeux dans les savanes ou les forêts tropicales africaines, les Noirs cultivaient le maïs, la patate, les haricots, le manioc,les bananes et autres aliments. C'est pourquoi la destruction des cultures apparaissait comme l'objectif numéro un des troupes coloniales chargées de récupérer les hommes qui avaient traversé l'Océan avec des chaînes aux pieds, avaient déserté les plantations. L'abondante variété alimentaire de Los Palmeres contrastait avec la pénurie dont souffraient les zones sucrières du littoral, en pleine période de prospérité. Pages 117,118
Le café profite beaucoup plus à ceux qui le consomment qu'à ceux qui le produisent. Aux Etats-Unis et en Europe, il fournit des revenus et des emplois et mobilise de grands capitaux; en Amérique latine, il impose des salaires de famine et accentue le déséquilibre économique des pays à son service. Page 140
Est-il permis de confondre la prospérité d'une classe avec le bien-être d'un pays?. page 143
Les technocrates et les ronds-de-cuir ne meurent pas de la silicose; au contraire, ils en vivent.page 211
En 1953, un homme d'affaires des Etats-Unis avait affirmé à Caracas: "Ici, on a la liberté de faire ce qui nous plaît avec notre argent; pour moi, cette liberté vaut plus que toutes les libertés politiques et civiles réunies."En 1958, le Venezuela était un vaste puits de pétrole entouré de prisons et de chambres de torture; on importait tout des Etats-Unis: les automobiles et les réfrigérateurs,le lait condensé, les oeufs, les laitues, les lois et les décrets. page 234
Le consul anglais à La Plata, Woodbine Parish, décrivait en 1837 un robuste gaucho de la pampa: "Prenez toutes les pièces de son habillement, examinez tout ce qui l'entoure et à l'exception des objets en cuir, qu'y aurait-t-il qui ne soit anglais? Si sa femme porte une jupe, il y a quatre-vingt dix-neuf chances sur cent qu'elle ait été fabriquée à Manchester. Le chaudron ou la marmite dans lesquels elle cuisine, l'assiette en faïence dans laquelle il mange, son couteau, ses éperons, le mors de son cheval, le poncho qui le couvre, tout vient d'Angleterre". L'Argentine recevait d'Angleterre jusqu'aux pavés de ses trottoirs. page 245
Le sous-développement n'est pas une étape du développement. Il en est la conséquence. Le sous-développement de l'Amérique latine provient du développement étranger et continue de l'alimenter. Impuissant par sa fonction de servitude internationale , moribond à sa naissance , le système a des pieds d'argile. Il se prend pour le destin et voudrait se confondre avec l'éternité. page 389

mercredi, janvier 02, 2008

LA MAISON DU RETOUR (Jean-Paul Kauffman)

Après trois années d'enfermement, j'ai besoin de la démesure de ce paysage, ponctué par des vides au milieu des pinèdes mais jamais borné. Tout est clos, en France, le moindre espace est délimité. Mes compatriotes considèrent que le monde n'est en ordre que s'il est fermé. Pour jouir de sa possession, chaque propriétaire pense d'abord à l'entourer d'un grillage, d'une haie ou d'un mur hérissé de tessons. Les Français ont la phobie de l'empiètement. Ce qui me plaît dans les Landes, c'est l'absence de clôtures. Voilà la seule forêt ouverte de France, la seule contrée où l'immensité a un sens. page 23
"Vous n'êtes pas un peu seul, non?" dit-il avec prévenance. Je lui réponds que j'apprécie la solitude , pas l'isolement. "J'aime faire retraite parce que je sais qu'au bout, il y a la compagnie et le partage. Je vois du monde: les deux maçons (qui renovent la maison)...Ma femme me rejoint le week-end. De toute façon, je dois être là pour surveiller les travaux." page 60
Comment leur expliquer (à ses enfants) que, quatre mois après mon coup de foudre, je me sens parfois dépassé par mon emballement? Un sentiment de manque ou de frustration me traverse de temps à autre. Qu'est-ce donc qui a fait défaut? La possibilité de choisir? Elle a été élue, reconnue. Alors pourquoi cette insatisfaction? Suis-je victime de ce mal moderne: la mélancolie de l'accomplissement? Une fois parvenu au but, le sujet se sent morose, désappointé. "Tout ce qui est atteint est détruit" affirme Montherlant. Ai-je aboli mon rêve en le réalisant? Un tel comportement serait puéril. page 76
Notre époque donne peu de chances aux rescapés et aux survivants. L'histoire, pour eux, ne se termine jamais. Condamnés à revivre leur malheur, jamais déliés d'une épreuve dont ils ont eu toutes les peines du monde à s'extraire. Pour eux, il n'y aura ni grâce, ni pardon ni oubli. Il leur est impossible de se racheter de la tragédie qu'ils ont subie. Le monde extérieur a posé sur eux une étiquette. Ils ne sont pas autorisés à guérir du passé. On ne s'intéresse qu'à la fonction -ex-captif-, pas à l'homme concret. Pourquoi la rédemption est-elle refusée à eux seuls? page 98
"Tu peux maintenant prendre possession de ta maison. (dit Urbain, l'architecte de la maison en rénovation)
-Possession? je n'ai pas l'instinct de propriété.
-Intéressant...Sans doute un de ces paradoxes plus ou moins philosophiques dont tu as le secret. Monsieur se veut un amateur, il ne se plaît que dans le provosoire. Tu n'es qu'un dilettante.
-J'aimerais bien. C'est tout un art. Prendre au sérieux la musique, le vin, les cigares sans se prendre soi-même au sérieux. Il faut sans doute plus d'une vie pour y parvenir.
Je ne vais pas lui expliquer que j'ai appris à attendre et surtout à différer par nécessité, j'espérais que le sort me soit moins hostile. Je suis en effet devenu un amateur d'espérance Le jeu doit de pratiquer sans appuyer, presque à la légère. L'espérance reste au fond de la boîte de Pandore après que tous les maux se soient répandus sur la terre. Il ne faut surtout pas la brusquer. Comme on le sait, l'amateur sait prendre son temps. J'ai abusé de ce privilège et acquis sans doute de mauvaises habitudes. Le définitif me perturbe. page 200
Il y a des choses qui doivent n'être jamais dites mais qu'il importe de partager. Se taire, ne jamais se découvrir. Il (Urbain l'architecte) est incapable d'extérioriser ses sentiments les plus profonds. C'est pourquoi il est si volubile. Discourir pour mieux se cacher Il sait mieux que personne que cette organisation apparemment anarchique était mon véritable univers. Par délicatesse, je le soupçonne de l'avoir fait durer. page 201