mercredi, janvier 16, 2008

VOYAGE AVEC CHARLEY (John Steinbeck)

Une fois le voyage décidé, préparé, entamé, un nouveau facteur paraît qui prime tout. Une randonnée, un safari, une exploration sont autant d'entités , différentes de toutes les autres expéditions. Chacun a son tempérament, son individualité, son originalité. Un voyage est un individu. Il n'en est pas deux semblables. Et tous les plans, toutes les garanties, tous les projets et tous les engagements prévus sont vains. Après des années de bataille, on finit par comprendre que nous n'entreprenons jamais un voyage : c'est lui qui nous entreprend...En un certain sens, le voyage est comme le mariage. L'erreur première est de croire qu'on peut le gouverner. Je me sens mieux d'avoir dit cela, bien que seuls puissent me comprendre ceux qui ont tenté la grande expérience. page 24
Dans les longs préparatifs d'un voyage, il entre , je crois, la conviction intime qu'il n'aura pas lieu. Comme le jour du départ approchait, mon lit et ma maison confortable devinrent de plus en plus désirables, et ma chère épouse se fit incommensurablement précieuse. Abandonner tout cela pendant trois mois pour les affres du manque de confort et de l'inconnu semblait une folie. Je ne voulais plus partir.Il se passerait quelque chose qui empêcherait mon départ. Mais non! Rien n'arriva. page 37
Le fermier était un homme de peu de mots. page 45
Dans la salle de bains, deux verres à dents étaient scellés dans des sacs de cellophane portant les mots:" Ces verres ont été stérilisés pour votre protection". Une bande de papier placée en travers du siège des w.-c. proclamait: " Ce siège a été stérilisé aux ultra-violtes, pour votre protection." Tout le monde me protégeait et c'était horrible. J'arrachai les gobelets à leurs enveloppes. Je violai le siège des w.-c. avec ma semelle. Plongé jusqu'au cou dans l'eau chaude de la baignoire, je me sentais horriblement malheureux. page 62
(Steinbeck rencontre des Canadiens venus ramasser des pommes de terre dans le Maine)
Pour établir des contacts avec les étrangers, Charley est mon ambassadeur. Je le lâche et il dérive vers l'objectif, ou plus exactement vers ce que l'objectif prépare pour son dîner. Je vais le rechercher afin qu'il n'importune pas mes voisins -et voilà. (en français dans le texte) Un enfant peut faire la même chose mais un chien est encore mieux.
...J'appelai Charley . Pouvais-je les attendre après leur dîner dont je sentais le parfum, sur le feu? Ils en seraient honorés.
Je mis de l'ordre chez moi, fis chauffer et mangeai le contenu d'une boîte de chili con carne, m'assurai que la bière était bien fraîche et allai jusqu'à cueillir quelques feuillages d'automne que je mis sur la table, dans une bouteille de lait. Le rouleau de gobelets de carton prévus pour semblable occasion avait été aplati par un dictionnaire volant le jour même de mon départ, mais je fabriquai des dessous de verre avec des serviettes en papier. C'est extraordinaire le travail que donne la préparation d'une réception! Puis Charley aboya et je me transformai en hôte.
Six personnes peuvent se serrer derrière ma table. Ce qui fut fait. Deux autres restèrent debout à côté de moi. La porte du fond se festonna de têtes d'enfants. C'étaient des gens charmants mais très cérémonieux. J'ouvris des bouteilles de bière pour les grands et de la limonade pour les autres. En temps voulu, j'appris beaucoup d'eux.Chaque année, ils passaient la frontière pour la récolte des pommes de terre. Tout le monde travaillant, cela faisait une gentille petite somme en prévision de l'hiver. Les services d'immigration les ennuyaient-ils, à la frontère? A vrai dire, non.
...pages 78, 79
J'ai beaucoup aimé ces chauffeurs de poids lourds, car j'aime les spécialistes. En les écoutant parler, j'ai acquis un vocabulaire routier concernant les pneus, la suspension, la surcharge. Les transporteurs ont leurs haltes routières où ils connaissent les pompistes, les serveuses derrière le comptoir, et où ils rencontrent les collègues. Le grand symbole d'union, c'est la tasse de café. je me suis surpris à m'arrêter souvent pour boire une tasse de café, non pas parce que j'en avais envie, mais parce que je voulais me reposer, me changer les idées. page 102
"On est habitué, dis-je, à apprécier l'idée de s'attacher quelque part, de s'enraciner dans un sol déterminé, au sein d'une communauté.
-Combien y-a-t-il aujourd'hui, de gens qui ont ce dont vous parlez? Quelles racines peut-on avoir dans un appartement au douzième étage d'un immeuble où des centaines et des milliers de gens vivent dans des compartiments presque identiques? Mon père est d'origine italienne . Il a été élevé en Toscane dans une maison où sa famille habitait depuis mille ans. C'est ça que vous appelez des racines? Pas d'eau courante, pas de w.-c., la cuisine faite au charbon de bois et aux ceps de vigne. Ils ne disposaient que de deux pièces , une cuisine et une chambre à coucher où tout le monde dormait, le grand-père, le père et tous les gosses. Aucun endroit pour lire ou s'isoler. Etait-ce mieux? ... Maintenant, demandez à ma femme. Elle est d'origine irlandaise. Ses parents, eux aussi, avaient des racines.
-Dans une tourbière, répondit la femme.Ils vivaient de pommes de terre....page 109
Dans les relais routiers, les serveuses me disaient bonjour avant que j'eusse ouvert la bouche, commentaient le menu comme si elles y avaient pris de l'intérêt, parlaient avec enthousiasme du temps, me livraient même parfois une confidence ou un renseignement personnel sans que j'eusse à le pêcher. des inconnus s'entretenaient librement, sans se méfier les uns des autres. J'avais oublié la richesse et la beauté de cette campagne , l'épaisseur de l'humus, la splendeur des grands arbres, les rives du Michigan, belles comme une femme bien faite, vêtue et parée. Il me parut que la terre était généreuse, ici, au coeur de ce pays, et peut-être les gens l'imitaient -ils. page 113
Je n'ai jamais été dans le Wisconsin mais, toute ma vie, j'en avais entendu parler; j'avais mangé ses fromages, dont certains sont aussi bons que n'importe lequel au monde... Pourquoi alors, j'étais si peu préparé à la beauté de cette région, à la variété de ses collines, de ses forêts, de ses lacs?. Jamais, je n'ai vu de pays offrir des changements plus rapides. Et parce que je ne m'y attendais pas, chaque nouvel aspect me plongeait dans le ravissement...Je le vis au début octobre. L'air était resplendissant d'une lumière couleur de beurre; pas un voile de brume. Chaque arbre , paré par le gel , s'offrait. Les collines n'étaient pas liées mais se détachaient l'une après l'autre. La lumière semblait pénétrer les substances solides et il me semblait voir jusqu'au coeur des choses. Il n'y a qu'en Grèce que j'ai trouvé une lumière de cette valeur. On me l'avait dit, le Wisconsin est un Etat splendide; je m'en souvenais , mais je n'avais pas été préparé. page 127
Ensuite, je jetai sur un papier jaune quelques réflexions sur la solitude...La première traitait des "Rapports entre le temps et la solitude". Et d'elle, je me souviens. Avoir un compagnon vous fixe dans le temps et c'est le présent; mais , quand la solitude s'installe , passé, présent et futur , tout se mêle. Le souvenir, l'événement immédiat et la conjoncture sont présents tous à la fois. Il y a des années de cela, j'ai goûté l'expérience de la solitude. Deux ans de suite, je me suis trouvé seul en hiver, pendant huit mois, dans la Sierra Nevada, sur le lac Tahoe. Je gardais une propriété d'été quand la neige la recouvrait. Au fur et à mesure que le temps passait, je constatais un ralentissement de mes réactions. Je suis siffleur et je m'arrêtais de siffler. Je ne conversais plus avec mes chiens, et il me semble que les subtilités sensorielles se mirent à disparaître au point que je me retrouvai au stade plaisir-douleur. Alors, je me rendis compte que les nuances délicates des sensations, des réactions, sont le résultat de communications et que, sans celles-ci, elles tendent à s'effacer. Un homme qui n'a rien à dire n'a pas de mots. Il se peut que l'inverse soit vrai: un homme qui n'a personne à qui parler n'a pas de mots car il n'en a pas besoin. page 137
Etais-je poussé par la tendance de l'Américain qui voyage? Il avance, pas tant pour voir que pour pouvoir raconter, après. page 158
Je modifiai ma façon de voyager. Chaque soir, je trouvai, pour me reposer, de jolis établissements construits au cours des dernières années. Je notai une tendance propre à l'Ouest et que je suis sans doute trop vieux pour accepter. cela part du principe: "Faîtes-le vous-même". Sur la table du petit déjeuner, vous trouvez un grille-pain et vous faîtes vos toasts vous-même. Lorsque j'arrivais dans l'un de ces joyaux de confort et de bien-être, on m'indiquait ma chambre-payée d' avance, bien entendu- et je n'avais plus aucun contact avec la direction. Pas de garçons, pas de grooms. Les femmes de chambre circulaient, invisibles. Voulais-je de la glace? Il y avait une machine, à cet effet, à côté du bureau. Tout était prévu, parfaitement conçu et isolé; Je vivais dans un luxe extrême. Les clients allaient et venaient en silence. Si je leur disais " bonsoir", ils semblaient un peu embarrassés et répondaient"bonsoir", après avoir donné l'impression de chercher sur moi l'endroit où insérer une pièce. page 176
Je restai deux jours parmi les géants. ( les séquioas) Et je ne vis ni touristes, ni groupes bavards armés de caméras. Il régnait en cet endroit un murmure de cathédrale.. L'écorce épaisse et douce absorbe peut-être les sons et crée le silence. les arbres se dressent , droits, jusqu'au zénith.L'horizon n'existe pas. L'aube naît vite et demeure aube jusqu'à ce que le soleil soit haut. Puis les feuilles vertes, en forme de fougères, font du jourune lueur d'or vert qu'elles redistribuent en flèches ou plutôt en traits d'ombre et de lumière. Dès que le soleil passe au zénith, le soir arrive, après un crépuscule chuchotant aussi long que fut la matinée. page 183
Je rendis visite à des amis sûrs et de longue date. Leurs cheveux étaient, à mon avis, plus clairsemés que les miens. Leur accueil fut enthousiaste. De vieux souvenirs remontèrent à la surface. Nous ressortîment des crimes et des triomphes passés et nous époussetâmes. Et, soudain, mon attention s'égara. Je regardai mon vieil ami, il pensait à autre chose, lui aussi.Ce que j'avais dit à Johnny Garcia était bien vrai: j'étais un fantôme. Ma ville avait grandi et changé et mon ami avait fait comme elle.Maintenant, revenu, aussi différent aux yeux de mon ami que la ville l'était aux miens, je déformais ses idées, brouillait sa mémoire. En partant, j'étais mort et, de ce fait, j'étais devenu une image fixe inchangeable. Mon retour ne causait que désordre et malaise. Ils ne pouvaient pas me le dire, mais mes vieux amis désiraient me voir repartir pour pouvoir me remettre à la place qui m'était assignée, dans leurs souvenirs...et je souhaitais partir, moi aussi, pour la même raison. Tom Wolfe avait vu vrai. On ne peut retourner chez soi car cela n'existe plus. Mon départ ressembla à une fuite. page 195
Il serait agréable de pouvoir dire de mon voyage avec Charley: "Je suis parti chercher la vérité et je l'ai trouvée."...J'aimerais que ce fût aussi simple. Mais ce que je transportais dans ma tête, ce que je ressentais au plus profond de mon intuition n'était que grouillement de vers...Ce voyage avait été comme un repas à plusieurs services, offert à un homme affamé. Au début, il cherche à manger de tout mais, comme le repas suit son cours, il s'aperçoit qu'il faut laisser certaines choses pour conserver son appétit et préserver le fonctionnement de ses papilles gustatives. page 197,198
(Au Texas) Lorsqu'un homme fait fortune dans les pétroles ou, par contrats passés avec le gouvernement dans les produits chimiques ou l'épicerie en gros, son premier soin est d'acheter un ranch, le plus grand qu'il puisse se permettre , et d'élever quelques bovins. Un candidat à une charge publique qui ne posséderait pas un ranch a, dit-on, peu de chances d'être élu. La tradition de la terre est fortement enracinée dans l'esprit du Texas. Les hommes d'affaires portent des bottes à talons qui n'ont jamais senti l'étrier, et des gens très fortunés , propriétaires de deux maisons à Paris, qui chassent régulièrement la grouse en Ecosse, parlent d'eux-mêmes comme s'ils étaient de vieux paysans. page 214
En politique, le Texas persiste dans ses paradoxes. Par tradition et nostalgie, c'est un vieux démocrate du Sud, mais cela ne l'empêche pas de voter come un républicain conservateur dans les élections nationales et d'élire des libéraux pour les postes citadins et ruraux. page 217
Au cours de toutes les discussions concernant le Sud, on ne m'avait parlé que de la brutalité déchaînée par les mouvements antiségrégationnistes: la scolarité pour les enfants, la revendication inouïe des jeuns Noirs demandant l'accès aux réfectoires, aux autobus et aux toilettes.page 228
Mais le clou du spectacle était encore à venir. La foule attendait le Blanc qui osait amener son enfant à l'école. (des Noirs). Et il arriva, sur le trottoir gardé. Un homme de haute taille, vêtu de gris clair, tenant par la main son enfant terrifié. On le sentait tendu à l'extrême. Pâle et grave, il regardait par terre, droit devant lui. Les muscles de ses joues se détachaient sur ses mâchoires serrées. Un homme effrayé qui repousse sa peur par volonté pure, comme un excellent cavalier dirige un cheval pris de panique. Une voix aiguë, perçante, s'éleva. Les insultes ne jaillissaient pas en choeur. Chacun prenait son tour et, chaque fois, la foule éclatait en hurlements, en grondement, en applaudissements. c'est ce qu'elle était venue voir et entendre. ...L'homme engris dont les jambes, un instant , avaient accéléré l'allure, ordonna à ses membres de ralentir, et c'est au pas qu'il longea le trottoir menant à l'école. ...J'étais secoué de nausées. Mais je ne pouvais laisser le malaise m'aveugler.page 236,237
-Les Noirs veulent devenir des être humains. Etes-vous contre cela? (Steinbeck rencontre un homme âgé.)
-Dieu m'en garde, non, monsieur. Mais, pour le devenir, il leur faudra combattre ceux qui ne sont pas satisfaits de l'être.
-Voulez-vous dire que les Noirs ne se satisferont d'aucun acquis?
-Vous êtes satidsfait, vous? Vous connaissez quelqu'un qui le soit?
-Etes-vous disposés à les laisser devenir des êtres humains?
-Oui. Mais, j'ai du mal à comprendre. J'ai trop de "ci-gît", ici. ...
Si vous contraignez une créature à vivre et à travailler comme une bête, vous finirez par la considérer comme telle, autrement, si vous saviez, vous deviendriez fou. Une fois que vous l'avez classé, dans votre esprit, vos sentiments sont saufs.page 242
(Steinbeck rencontre un Noir et le fait monter dans Rossinante)
Il ne leva qu'une seule fois les yeux sur moi.
-Que pensez-vous de ce qui se passe?
Il ne répondit pas.
-Je veux parler des écoles et de ce qui s'ensuit.
-Je ne sais rien de tout cela , capitaine, Monsieur.
-Vous gagnez votre vie avec cela?
-Je m'en tire très bien, Monsieur. page 245
(Steinbeck rencontre un Blanc qui cherchait du travail)
"Il faut que quelqu'un empêche ces salauds de nègres d'aller dans nos écoles. Je ne permettrai pas à mes gosses d 'aller à l'école avec des nègres. Non, monsieur. Je donnerai ma vie pour ça mais, avant, je tuerai une bonne quantité de ces sales nègres...
Vous parlez comme un amoureux des nègres. J'aurais dû m'en douter. Des embêteurs...ça vient chez nous pour nous apprenfdre à vivre. Vous ne partirez pas comme ça, monsieur . On a l'oeil sur vous autres, monsieur, les amoureux des nègres.
-Pour ma part, j'ai juste eu un joli petit tableau du sacrifice de votre vie.....Descendez , dis-je page 249
(Steinbeck rencontre un jeune étudiant noir). Nous discutâmes des événements. Il y avait pris part et au boycottage des autobus . Je lui dis ce que j'avais vu à La Nouvelle-Orléans. Il y avait été. Il ne s'étonna pas que j'en fusse choqué.
Enfin, nous parlâmes de Martin Luther King. et de son enseignement , une résistance passive mais absolue.
-C'est trop lent , me dit-il. Cela demande trop de temps. Et je serai un vieillard avant d'avoir été un homme. Je peux mourir avant. page 250
En commençant ce récit, j'ai cherché à explorer la nature des voyages, qui sont des êtres en soi, tous différents les uns des autres. J'ai spéculé avec une sorte d'étonnement sur la force de leur individualité, et en ai conclu que les gens n'entreprenaient pas de voyages mais que c'étaient ces derniers qui disposaient des gens. Cela ne concerne pas cependant la durée de vie du voyage. Celle-ci paraît variable et imprévisible. Qui n'a pas constaté qu'un voyage était terminé et mort avant le retour du voyageur? L'inverse est tout aussi vrai: il en est qui durent bien après tout mouvement dans le temps et l'espace a cessé. page 252

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