samedi, janvier 05, 2008

LES VEINES OUVERTES DE L'AMERIQUE LATINE (Galeano)

"Nous avons gardé un silence qui ressemble fort à de la stupidité"
Proclamation insurrectionnelle de la Junte de Défense . La Paz, 16 juillet 1809
Le président Wilson en 1913 signalait: "Un pays est possédé et dominé par le capital qu'on y investit". Il avait raison. En cours de route, nous avons perdu jusqu'au droit de nous appeler "Américains", bien que les Haïtiens et les Cubains soient apparus dans l'Histoire comme des peuples nouveaux un siècle avant que les émigrants du Mayflower aient atteint les côtes de Plymouth. Aujourd'hui, pour le monde entier, l'Amérique, cela signifie les Etats-Unis. Nous habitons, tout au plus, une sous-Amérique, une Amérique de seconde classe, à l'identité nébuleuse.
L'Amérique latine est le continent des veines ouvertes. Depuis la découverte jusqu'à nos jours, tout s'y est toujours transformé en capital européen ou, plus tard, nord-américain, et comme s'est accumulé et s'accumule dans ces lointains centres de pouvoir. Tout: la terre, ses fruits et ses profondeurs riches en minerais, les hommes et leur capacité de travail et de consommation, toutes les richesses naturelles et humaines. Les modes de production et les structures sociales de chaque pays ont été successivement déterminés de l'extérieur en vue de leur incorporation à l'engrenage universel du capitalisme. A chacun a été assignée une fonction, toujours au bénéfice du développement de la métropole étrangère prépondérante, et la chaîne des dépendances successives est devenue infinie, elle comporte beaucoup plus que deux maillons: en particulier, à l'intérieur de l'Amérique latine, l'oppression des petits pays par leurs voisins plus puissants, et, dans le cadre de chaque frontière, l'exploitation que les grandes villes et les ports exercent sur les sources locales d'approvisionnement et de main - d'oeuvre. (Il y a quatre siècles, seize des vingt villes les plus peuplées de l'Amérique latine étaient déjà fondées.)
Pour ceux qui conçoivent l'Histoire comme une compétition, le retard et la misère de l'Amérique latine sont le résultat de son échec: nous avons perdu, d'autres ont gagné. mais il se trouve en outre qu'ils ont gagné uniquement parce que nous avons perdu: l'histoire du sous-développement de l'Amérique latine est liée, on l'a dit, à celle du développement du capitalisme mondial. Notre défaite a toujours été la condition implicite de la victoire étrangère; notre richesse a toujours engendré notre pauvreté pour alimenter la prospérité des empires et des gardes-chiourme autochtones à leur solde....Le bien-être de nos classes dominantes-dominantes à l'intérieur, mais dominées à l'extérieur- est la malédiction de nos masses populaires, condamnées à vivre comme des bêtes de somme. pages 10-11
La phrase de Lyndon Johnson est devenue célèbre: " Cinq dollars investis contre l'accroissement de la population sont plus productifs que cent dollars investis dans la croissance économique". page 15
L'histoire est un prophète tourné vers l'arrière: à partir de ce qui a été et en opposition à ce qui a été, il annonce ce qui arrivera. Page 17
On prétend qu'à l'apogée de la ville de Potosi (Pérou), même les fers des chevaux étaient en argent. En argent aussi les autels des églises et les ailes des chérubins dans les processions: en 1658, pour la célébration de la Fête-Dieu, les rues de la ville furent dépavées, du centre jusqu'à l'église des récollets, et entièrement recouvertes de barres d'argent. A Potosi, c'est l'argent qui permit d'éléver des temples et des palais, des monastères et des tripots; il engendra la fête et la tragédie, fit couler le vin et le sang, enflamma la cupidité et multiplia le gaspillage et l'aventure. L'épée et la croix s'avançaient côte à côte dans la conquête et le pillage colonial. Pour arracher l'argent à l'Amérique, capitaines et ascètes, cavaliers en armes et apôtres, soldats et moines se donnèrent rendez-vous à Potosi. Fondus en blocs et en lingots, les viscères de la riche colline alimentèrent de façon substancielle le développement de l'Europe. "Un vrai Pérou" devint le plus grand éloge que l'on pût faire de quelqu'un ou de quelque chose, après que Pizarre se fut rendu maître du Cuzco. pages 33, 34
Analysant la nature des relations "métropole-satellite" au long de l'histoire de l'Amérique latine comme uns chaîne de servitudes successives, André Gunder Frank a fait ressortir dans ses travaux que les régions les plus marquées aujourd'hui par le sous-développement et la pauverté sont celles qui , dans le passé, eurent les liens les plus étroits avec la métropole et connurent des périodes de prospérité. Elles furent les principales exportatrices de biens exportés vers l'Europe ou, plus tard, vers les Etats-Unis, et des sources intarissables pour le capital. La métropole les abandonna quand , pour une raison ou une autre, les affaires déclinèrent. Potosi offre l'exemple le plus évident de cette chute jusqu'au néant. page 48
La fièvre de l'or, qui continue à imposer la mort ou l'esclavage aux indigènes d'Amazonie, n'est pas nouvelle au Brésil; pas plus que ses ravages.
Durant les deux siècles qui suivirent sa découverte, le sol brésilien refusa tenacement ses métaux à ses propriétaires portugais. L'exploitation du bois, "l'arbre du Brésil", couvrit la première période de colonisation des côtes, et de grandes plantations de canne à sucre s'étendirent bientôt dans le Nord-Est. A la différence de l'Amérique espagnole, le Brésil semblait ne pas receler d'or ni d'argent. Les Arborigènes ignoraient les métaux; ce furent les Portugais qui durent découvrir, pour leur propre compte, les endroits où s'étaient déposées les alluvions aurifères sur le vaste territoire que la défaite et l'extermination des indigènes ouvraient devant leur avance conquérante....".L'or ici était forêt, me dit un mendiant, dont le regard s'attarde sur les tours des églises. Il y avait de l'or plein les trottoirs, il poussait comme l'herbe des prairies". L'homme a soixante-quinze ans, il se considère comme une survivance de Mariana, la petite ville minière proche d'Ouro Preto, qui se maintient , comme cette dernière , figée dans le temps. La mort est certaine, l'heure incertaine. Elle est inscrite pour chacun," poursuit le mendiant. Il crache sur le petit escalier de pierre et secoue la tête: "Ils avaient trop d'argent, raconte-t-il, comme s'il les avait connus. Ils ne savaient comment le dépenser, alors, ils construisaient des églises les unes sur les autres" page 75
Les plantations (de canne à sucre) couvrirent le littoral humide et chaud du nord-est du Brésil; plus tard, les îles Caraibes Barbade, Jamaique, Haïti, Guadeloupe, Cuba, Saint-Domingue, Porto-Rico ainsi que Vera-Cruz et la côte péruvienne , devinrent des endroits propices à l'exploitation sur une grande échelle de l"or blanc". D'innombrables légions d'esclaves vinrent d'Afrique pour fournir au roi"Sucre" la main-d'oeuvre gratuite, l'énergie gratuite, le combustible humain gratuit qu'il exigeait. Les terres furent dévastées par cette plante égoiste qui envahit le Nouveau Monde, rasant les forêts, gaspillant la fertilité naturelle et épuisant l'humus accumulé par les sols . Le long cycle du sucre donna naissance en Amérique latine à des périodes de prospérité aussi précaires que celles qu'engendrèrent les fureurs de l'or et de l'argent à Potosi, à Ouro Preto, à Zacatecas et à Guanajuato; il donna en même temps, directement ou indirectement, une impulsion décisive au développement industriel de la Hollande, de la France, de l'Angleterre et des Etats-Unis. page 84
A l'histoire du sucre, il faudrait ajouter celle du cacao, qui remplit les coffres de l'oligarchie de Caracas; du coton de Maranhao, qui brilla brusquement et déclina tout aussi vite; des plantations de caoutchouc en Amazonie devenues des cimetières pour les ouvriers du Nord-Est recrutés pour quelques pièces de monnaie; des forêts de quebracho du Nord de l'Argentine et du Paraguay aujourd'hui rasées; des exploitations de sisal du Yucatan....page 86
A la fin du xviè siècle, il n'y avait pas moins de cent vingt raffineries (sucre) au Brésil; elles représentaient un capital de près de deux millions de livres mais leurs propriétaires , qui possédaient les meilleures terres, ne cultivaient pas de produits alimentaires. Ils les importaient ...De cette époque coloniale est née la coutume, toujours existante, de manger de la terre. le manque de fer entraîne l'anémie, et l'instinct pousse les enfants du Nord Est à compenser avec de la terre le sels minéraux qu'ils ne trouvent pas dans leur nourriture normale, réduite à de la farine de manioc, des haricots noirs et des jours de chance, du tasajo (de la viande séchée) . page 89
"Construire sur du sucre vaut-il mieux que construire sur le sable?" se demandait Jean-Paul Sartre , à Cuba, en 1960 page 104
"Le sous-développement, disait Che Guevara, est un nain à la tête énorme et à la panse rebondie: ses jambes grêles et ses bras courts ne s'harmonisent pas avec le reste de son corps"... Le sucre ne produisit pas que des nains. Il engendra aussi des géants ou, du moins, contribua à leur croissance.Le sucre du tropique latino-américain contribua largement à l'accumulation de capitaux qui permit le développement industriel de l'Angleterre, de la France, de la Hollande et aussi des Etats-Unis; il mutila en revanche l'économie du nord-est du Brésil et des Antilles et détermina la ruine historique de l'Afrique. Le commerce triangulaire entre l'Europe, l'Afrique et l'Amérique eut pour moteur le trafic des esclaves destinés aux plantations sucrières. L'histoire de quelques cristaux de sucre est toute une leçon d'économie politique, de politique et aussi de morale"disait Auguste Cochin .Page 110
Il est certain que la traite des Noirs en Nouvelle-Angleterre fut à l'origine d'une grande partie du capital qui facilita la révolution industrielle aux Etats-Unis d'Amérique....Ainsi donc, le sang se transvasait. Les pays développés se développaient et les sous-développés se sous-développent. page 115
A l'époque des toutes puissantes plantations sucrières, Los Palmeres était le seul endroit du Brésil à pratiquer la polyculture (Los Palmeres était un royaume indépendant). Guidés par leur propre expérience ou par celle de leurs aïeux dans les savanes ou les forêts tropicales africaines, les Noirs cultivaient le maïs, la patate, les haricots, le manioc,les bananes et autres aliments. C'est pourquoi la destruction des cultures apparaissait comme l'objectif numéro un des troupes coloniales chargées de récupérer les hommes qui avaient traversé l'Océan avec des chaînes aux pieds, avaient déserté les plantations. L'abondante variété alimentaire de Los Palmeres contrastait avec la pénurie dont souffraient les zones sucrières du littoral, en pleine période de prospérité. Pages 117,118
Le café profite beaucoup plus à ceux qui le consomment qu'à ceux qui le produisent. Aux Etats-Unis et en Europe, il fournit des revenus et des emplois et mobilise de grands capitaux; en Amérique latine, il impose des salaires de famine et accentue le déséquilibre économique des pays à son service. Page 140
Est-il permis de confondre la prospérité d'une classe avec le bien-être d'un pays?. page 143
Les technocrates et les ronds-de-cuir ne meurent pas de la silicose; au contraire, ils en vivent.page 211
En 1953, un homme d'affaires des Etats-Unis avait affirmé à Caracas: "Ici, on a la liberté de faire ce qui nous plaît avec notre argent; pour moi, cette liberté vaut plus que toutes les libertés politiques et civiles réunies."En 1958, le Venezuela était un vaste puits de pétrole entouré de prisons et de chambres de torture; on importait tout des Etats-Unis: les automobiles et les réfrigérateurs,le lait condensé, les oeufs, les laitues, les lois et les décrets. page 234
Le consul anglais à La Plata, Woodbine Parish, décrivait en 1837 un robuste gaucho de la pampa: "Prenez toutes les pièces de son habillement, examinez tout ce qui l'entoure et à l'exception des objets en cuir, qu'y aurait-t-il qui ne soit anglais? Si sa femme porte une jupe, il y a quatre-vingt dix-neuf chances sur cent qu'elle ait été fabriquée à Manchester. Le chaudron ou la marmite dans lesquels elle cuisine, l'assiette en faïence dans laquelle il mange, son couteau, ses éperons, le mors de son cheval, le poncho qui le couvre, tout vient d'Angleterre". L'Argentine recevait d'Angleterre jusqu'aux pavés de ses trottoirs. page 245
Le sous-développement n'est pas une étape du développement. Il en est la conséquence. Le sous-développement de l'Amérique latine provient du développement étranger et continue de l'alimenter. Impuissant par sa fonction de servitude internationale , moribond à sa naissance , le système a des pieds d'argile. Il se prend pour le destin et voudrait se confondre avec l'éternité. page 389

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