samedi, janvier 26, 2008

LE DERNIER AMI ( Tahar Ben Jelloun)

(Mamed travaille en Suède, comme médecin) Il avait maigri et parlait avec passion du système des pays nordiques. Une vraie démocratie, pas de corruption, pas de mensonge d'Etat, pas de mendiants dans la rue mais quelques alcooliques, un respect des droits qui fait rêver tout Marocain et tout Arabe, tu sais, l'immigré est traité avec beaucoup d'égards, ses droits sont respectés, on lui donne l'opportunité d'apprendre la langue, d'habiter dans des logements décents, d'être un citoyen comme les autres, mais ce qui me choque, c'est que les Suédois trouvent que leur démocratie n'a pas encore atteint le niveau idéal, que la corruption existe dans certains domaines de l'industrie, que la sécurité n'est pas assurée à cent pour cent, que les vieux ne sont pas bien accueillis dans les hôpitaux. page 53
Nous avions repris , le temps d'un été, nos vieillles habitudes.Nous parlions de tout , nous riionsde tout. Un jour, alors qu'on admirait le coucher du soleil qui tombait sur les côtes espagnoles, il (Mamed) prit un ton grave et me dit :"Je crois que j'ai fait une erreur, je n'aurais jamais dû accepter de quitter le Maroc; à présent, je suis déboussolé, j'ai vu autre chose, j'ai vu comment on pourrait vivre autrement et mieux, mais aussi, j'ai senti que ce n'était pas ma culture, pas mes traditions, mes enfants et ma femme se sont mieux adaptés que moi, je suis triste là-bas, malheureux ici, insatisfait partout. C'est un ratage sur toute la ligne, je ne me sens pas bien, mes enfants ne parlent pas un mot d'arabe alors qu'à l'école, on leur a appris cette langue, ils considèrent le Maroc comme un hôtel de passage, je n'ai pas envie de vieillir là-bas! Je crois que je vais rentrer". page 57
Avant d'ouvrir un cabinet, je travaillais dans la santé publique. Je connus un autre Maroc, celui de la misère, de la honte et du désespoir. La consultation était gratuite, mais on n'avait pas de médicaments.. Les gens qui avaient les moyens vont dans les cliniques, d'autres plus riches partent se faire soigner en France, les autres crèvent. page 104
La première chose que l'on remarque quand on arrive en Suède, c'est le silence. Une société silencieuse, sans agitation, sans désordre. Je cherchais des yeux quelques têtes brunes. Je ne voyais que des têtes blondes. Les hommes et les femmes sont nettement plus grands que les Marocains. Le silence et la blancheur de la peau, les yeux clairs et le regard distant, le geste précis et rare, la politesse systématique, le respect des règles...Je venais de découvrir un pays où l'individu existe. Quelle merveille! Une société où chaque chose a sa place, chaque être a autant d'importance qu' un autre. J'étais sous le charme, tout en soupçonnant que derrière cette première impression, il y avait quelques dérapages. Mais je regardais ce pays avec mes yeux de Marocain et de médecin qui avaient tant souffert du manque de respect de la personne et du manque de rigueur d'une société qui ne fait que s'arranger. Ici, on ne s'arrangeait pas; on travaillait; on observait le droit et les lois de manière naturelle.On ne négocie pas avec la loi, on ne marchande pas dans la vie.page 108
(Mamed vient d'apprendre qu'il a un cancer ) J'étais le seul être malade dans la ville de Stockholm. J'en étais persuadé. La maladie, c'est aussi ce sentiment précis et violent de solitude. Nous voilà renvoyés à nous-mêmes. Besoin de parler, besoin de me confier. Il ne fallait surtout pas en parler avec Ali . Il laisserait tout et viendrait s'occuper de moi. Le lirais dans ses yeux l'évolution de la maladie. Son visage deviendrait un miroir; ce serait impitoyable. On se connaissait trop bien pour risquer cette violence. Ali n'est pas un comédien, quelqu'un capable de dissimuler, de mentir, de faire semblant. Non, je ne lui dirai rien. Je l'informerai quand commenceront les soins. page 117
Trente ans avec quelques éclipses, quelques moments de silence, des absences dues à des voyages, des moments de réflexion, mais jamais de doute, jamais de remise en question. Nous nous retrouvions avec la même qualité de regard et de présence. Les gens croyaient que nous étions d'accord sur tout, alors que ce qui faisait la qualité de notre amitié, c'étaient nos différences, nos divergences mais jamais d'opposition. Nous étions complémentaires, farouchement jaloux de la force qui cimentait notre lien. page 148

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