samedi, octobre 26, 2013

DANS LE SILENCE DU VENT (Louise Erdrich)

"Récompensé par la plus prestigieuse distinction littéraire américaine, le National Book Award, élu le meilleur livre de l'année par les libraires américains, le nouveau roman de Louise Erdrich  explore avec une remarquable intelligence, la notion de justice à travers la voix d'un adolescent indien de treize ans. Après le viol brutal de sa mère, Joe va devoir admettre que leur vie ne sera plus comme avant. Il n'aura  d'autre choix que de mener sa propre enquête. Elle marquera pour lui la fin de l'innocence."
" Si ce livre est une sorte de croisade, galvanisée par la colère de l'auteur, c'est aussi une œuvre littéraire soigneusement structurée, qui, une fois encore, rappelle beaucoup Faulkner"

(La mère de Joe a été transportée à l'hôpital après le viol) ."Vous , les Indiens, vous n'avez pas un hôpital là-bas?  On ne vous construit pas un neuf? -Les urgences sont en chantier, lui ai-je répondu. - Quand même. - Quand même quoi?  J'ai pris une voix grinçante et sarcastique. Je n'avais jamais été comme tant de garçons indiens, qui baissent les yeux en silence,  furieux, sans mot dire. Ma mère m'avait appris d'autres manières. La femme enceinte  a pincé les lèvres et repris la lecture de son magazine.  page 19

J'avais trois copains. je continue  à en avoir deux. L'autre n'est plus qu'une croix blanche le long de la Montana HiLine. Enfin, c'est là qu'est inscrit son départ physique. Quant à son esprit, je l'emporte partout avec moi sous la forme  d'une pierre ronde et noire. Il me l'a donnée quand il a dé..couvert ce qui est arrivé à ma mère...Il m'a raconté que la pierre était de celles qu'on trouve au pied  d'un arbre foudroyé, qu'elle était sacrée. Il appelait ça un œuf d'oiseau-tonnerre. Il me l'a donnée le jour  où je suis retourné en classe. Chaque fois  qu'un autre gamin  ou un instituteur me lançait un regard apitoyé ou curieux, je touchais la pierre que Cappy m'avait donnée. page 31

...(Joe est rentré et s'est servi un verre de lait froid, il avait tourné)J'ai posé le verre sur la table et foncé quatre à quatre en haut de l'escalier. Fait irruption dans la chambre de mes parents. Ma mère était plongée dans un sommeil si lourd que lorsque j'ai voulu me laisser tomber à côté d'elle, elle m'a frappé au visage. C'était un coup asséné d'un revers  de l'avant-bras qui m' cueilli à la mâchoire, et étourdi. "Joe, a-t-elle dit, en tremblant, Joe. "J'étais résolu à ne pas laisser voir qu'elle m'avait fait mal. "Maman,...le lait a tourné" . Elle a baissé le bras et s'est assise. "Tourné? "Elle n'avait jamais laissé le lait tourner au réfrigérateur. Page 40

On ne peut pas savoir si quelqu'un est indien d'après les empreintes digitales. On ne peut pas le savoir d'après le nom. On ne peut pas le savoir d'après un rapport  de la police locale. On ne peut pas le savoir d'après une photo.  D'après une photo d'identité judiciaire. D' après un  numéro de téléphone. Du point de vue du gouvernement, la seule façon de savoir qu'un Indien est un Indien consiste à examiner son passé...Page 49

Il ne faut presque rien pour être heureux, a-t-il déclaré (mon père).Ma mère a pris une bruyante  inspiration, a froncé les sourcils. Elle  a balayé  ce qu'il venait de dire d'un haussement d'épaules, comme si cela l'agaçait...Je sais aussi qu'elle s'efforçait  de se fabriquer une carapace. Pour ne rien sentir. Pour ne pas parler ce qui était arrivé. L'émotion  de mon père la happait. page 57

Mon père a passé  autant de temps que possible  chez nous, comme on l'appelait  encore pour finir de remplir  certaines de ses obligations.  Il retrouvait tous les jours, le policier tribal , et s'entretenait  avec l'agent fédéral chargé de l'enquête...L'ennui, avec la plupart  des affaires de viol sur les réserves indiennes, c'était  que même après qu'il y avait eu  une accusation, le procureur fédéral refusait  souvent d'amener devant la justice l'affaire, pour une raison ou une autre. En général,  un tas d'affaires importantes. Mon père voulait s'assurer que cela n'arriverait pas. page 66

mardi, octobre 15, 2013

LA PARABOLE DU FAILLI (Lyonel Trouillot)

"Alors qu'il semble enfin devoir connaître le succès, Pedro, un jeune comédien haïtien en tournée à l'étranger, se jette du douzième étage d'un immeuble. Dans son pays natal, l'un des deux amis avec qui il partageait au hasard des nuits un modeste appartement aux allures de bateau-ivre tente alors, entre colère et  amour, de comprendre les raisons de ce geste, au fil d'une virulente adresse au disparu, comme pour remplir  de son propre cri , le vide  laissé par celui qui déclamait  dans les rues de Port-Au-Prince, les  vers de Baudelaire, Eluard et  Pessoa, faute de croire aux poèmes qu'il écrivait  en secret et qu'il avait rassemblés sous  le titre "Parabole du Failli".
Un homme est tombé, qui n'avait pas trouvé sa place dans le monde d'intense désamour qui peut être le nôtre: dans l'abîme que crée sa disparition,  s'inscrit l'échec  du suicidé mais aussi  de celui qui reste, avec sa douleur et ses cris impuissants. A travers ce portrait d'un homme que le  terrifiant mélange  du social et de l'intime a, de l'enfance au plongeon dans le vide, transformé en plaie ouverte au point de le contraindre, pour être lui-même, à devenir tous les autres sur la scène comme dans la vie. Lyonel Trouillot, dans cette nouvelle et bouleversante  "chanson du mal-aimé", rend hommage  à l'humanité en désespoir, à l'échec des mots qui voudraient le dire mais qui, même dans la langue du Poète, ne parviennent jamais  à combler la faille qui sépare la lettre de la réalité. "

Pardon, Pedro,. Tu avais beau  nous dire que les bulletins de nouvelles, c'est pire que le théâtre. Mensonges et jeux de rôle. ...Tu avis beau nous répéter que les informations, ça marche selon le goût u jour et l'échelle des valeurs. Tu voulais dire marchandes, mais tu n'aimais pas les concepts et choisissais l'ellipse  contre la théorie. Lorsque avec l'Estropié (la troisième personne avec qui il partageait un appartement) , nous partions dans  des discussions sur les modes et les systèmes, , la différence  entre  les réformes et les révolutions, tu te contentais de sourire et tu allais jouer dehors avec les enfants. Tu aimais les enfants. Tu avais beau dire: " Méfiez-vous, mes amis, les infos, c'est un  piège à cancres, ils in ventent des charniers qui n'ont jamais existé et il est de vrais morts dont o n ne parle jamais.", tu avais beau nous répéter : "Méfiez-vous". Tu ne le disais qu'à nous...Toi, tu disais:  " Les bulletins de nouvelles, c'est de la sauce piquante versée sur le malheur, les infos, c'est le pouvoir, inventez des informations à la convenance de vos rêves et vos rêves prendront le pouvoir". pages 13, 15

"Quand  les pauvres se mettent  à avoir de la classe et s'expriment comme des chérubins vivant dans les nuages,  c'est qu'ils se laissent  atteindre par les vices des riches". page 16

Ce matelas, tu l'avais acheté dans un bric-à brac du Poste Marchand , au pied de la colline...Ce matelas, tu avais  grimpé la pente raide  de la colline Saint-Antoine en le portant sur ton dos.  Deux gamins faisaient semblant de t'aide, mais se contentaient en réalité de  profiter de l'ombre  que tu leur offrais.  page 18

Pour être honnête,  tu le disais toi-même,  la pensée ce n'est pas pour nous une activité régulière comme gagner  son pain ou se perdre  dans le dédale des corridors par voyeurisme ou peut-être pour se rappeler qu'il y a des conditions  de vie bien pires que la nôtre. Se promener dans la merde des autres, et puis en sortir, retourner à notre deux-pièces, notre repaire. ..La pensée, ça n'obéit pas  comme un  chien à l'appel de son maître. Y a des moments où il faut faire avec son absence  et ne pas se casser la tête à chercher un sens à chaque chose. Il y a des jours sans intellect qui sont assis cul par terre et se contentent de la routine ordinaire. Page 27

Seuls les riches possèdent une famille et des photos pour le prouver qui remontent jusqu'aux grands-parents, et des jouets quand ils étaient petits.  Seuls les riches  possèdent en quantité des livres et passent des nuits entières à discuter de leur contenu entre copains.  Et enfin, seuls les riches habitent une maison avec une façade  qui donne sur une vraie rue. Les pauvres, ils ont le droit de vivre dans la rue ou dorment dans des maisonnettes qui poussent sur les sentiers comme des herbes folles, grimpent  des unes sur les dos des autres, tremblantes mais solidaires, s'accrochent, tombent, se relèvent, pansent leurs blessures, comme elles peuvent, avec de la chaux et du mastic, ou vivent avec leurs plaies ouvertes, s'appuient de nouveau les unes sur les autres, je me tiens, tu me tiens, ne laissent pas de place au secret...Je n'ai qu'une photo de mes parents. je l'ai décrochée après leur décès. Elle est dans la malle avec les titres de propriété de notre logis. Des papiers qui ne servent à rien. Le bateau est à nous trois. A nous deux maintenant que tu n'es plus là...Nous étions trois marins sans titres,  i hiérarchie. Nous ne venions pas de la même enfance.  Tu arrivais de loin avec tes photos. L'enfance de l'Estropié n'a pas eu droit aux photos. Ni aux jouets.  La mienne ne fut pas sans cadeaux , mais c'était des urgences, du strict minimum que mes parents avaient fait patienter jusqu' à Noël , pour donner un air de fantaisie à une paire de chaussures neuves, un cahier, un cartable. Contrairement à toi, nous  étions nés fauchés...La mort  ne commence rien, à part  ce sentiment de perte qui habite nos insomnies. Ce n'est pas parce que tu es mort que les choses  se mettraient soudain à changer. page 30, 31

Ce qui a changé , nous sommes moins pauvres qu'avant . (Madame Armand leur a remis une somme d'argent et des textes de Pedro) . Lorsqu'à la fin du mois, la direction du collège  où il (l'Estropié) enseigne les maths lui demandera  de patienter  encore quelques jours pour toucher son salaire, vu que les recettes sont maigres, que les élèves ne paient pas , qu'on a beau envoyer  des notes de rappel aux parents... Ce qui n'a pas changé, comme avant, la mort fait quelquefois la grève, les vieux notables traînent la patte , refusent de mourir  en quantité suffisante, la nécrologie ne nourrit pas son homme, ce que je ramène du journal nous aide tout juste à tenir la semaine. Mais je ne me plains pas . (Le narrateur travaille à la rubrique nécrologique dans un journal) page 32

Eux-mêmes (les enfants) souhaitent aller à l'étranger, gagner beaucoup d'argent et mener la belle vie. page 34

Et pourquoi apprendre quoi que ce soit? Le pouvoir, c'est le savoir, l'armée, la drogue,  la magouille, et des travailleurs  qui te disent Oui patron, OK patron, à vos ordres, mon commandant. page 38

Et tu ne nous as pas dit que la mort de ta mère avait tout changé dans ta vie., que tu ne sentais pas fait pour une vie d'adulte à laquelle te préparait ton père., que tu préférais les rues aux intérieurs, les rengaines vieillottes et fleur bleue au code du commerce. Pour tout intérieur, il te suffisait  d'un lieu où te poser pour la nuit. Une halte  de quelques heures, pour répondre à l'appel de la rue. Toi, tu étais né dans une vraie maison, et tu venais dans notre deux-pièces chercher la rue qui te manquait...Il faut du temps, la certitude qu'on peut partager le silence avant de se mettre à parler...Le premier soir, on ne t'a rien dit, l'Estropié et moi. Mais tu as coupé court à l'épreuve du silence. Tu t'es mis à parler. De la vie. Avec des commentaires sur ses mauvais côtés. Le premier soir, tu as parlé du général. On commence toujours par le général pour atteindre le particulier...Et quand on choisit un ami, on choisit aussi ses faiblesses. pages 40, 41

Le soir de ta mort, nous sommes allés chez elle (Madame Armand) . Laurette nous a ouvert la porte  sans comprendre  ce qui nous amenait...Nous avons bu le café et elle nous a donné  de l'argent en disant:" Ne revenez jamais". Le lendemain, nous y sommes retournés et elle nous a encore  donné de l'argent en disant: "Ne revenez jamais"...C'était son choix de nous donner de l'argent, dont nous avions besoin et pas besoin, nous contentant  de faire avec les mêmes choses courantes, juste un peu plus. page 48

Dans les fêtes de salon où l'on t'invitait à réciter des poèmes (un petit Musset par-ci: "Les plus désespérés  sont les chants les plus beaux", rien ne vaut un alexandrin  déclamé par un suicidaire pour satisfaire aux élans artistiques de la moyenne bourgeoisie: "Qu'il est bien, ce garçon! " ; un petit Baudelaire par-là: Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage...") tu t'efforçais d'être poli, de ne pas te mettre en colère. Tu commençais à être connu. Dans les salons des beaux quartiers, ils te vouaient l'affection qu'on voue aux bêtes de cirque:  "Il dit bien. Et quelle voix!...Trois fois sur quatre, tu acceptais leurs règles du jeu. Cela te coûtait. Nous le voyions aux  efforts que tu faisais pour sourire, pour répondre poliment aux commentaires et aux compliments....Et l'orage éclatait. Fini les petits Musset par-ci, les petits Hugo par-là. Tout le monde en prenait plein la gueule. page 51

Tu aurais pu vivre encore un peu. Nous n'avions pas fini notre conversation. Nous avions des complicités à établir, des comptes à régler. Tu parlais souvent de ta mère. La plus mère des mères.  Avec cette façon que tu avais de prendre les choses qui t'arrivaient comme uniques et supérieures. Il  nous arrivait de te détester. Tu avais perdu ta mère et le monde s'effondrait. Ton père, un agent de commerce, n'avait pas les mains de l'ange, avait peur  de tout pour vous.  Peur des arts, peur des rues, des quartiers pauvres et des poètes. "Ils finissent tous dans la misère". Parfois, nous te détestions de toutes nos forces...D'autres fois,  nous nous contentions de t'écouter d'une oreille distraite, attendant que tu sortes de ta maladie infantile pour faire face.  Tu n'as jamais su faire face.  Et nous n'avons pas eu le temps de  te dire  que c'est toujours une faute de se prendre pour une exception.  pages 55, 56

Tu pouvais nous ennuyer jusqu'à l'agacement avec ton histoire personnelle. Le problème des histoires personnelles, c'est justement  qu'elles ne sont que personnelles et lassent, ennuient et insupportent  en se prenant plus au sérieux que les autres histoires personnelles...Tu parlais  sans cesse de ta mère, jamais de la mienne. Ni de mon père. L'Estropié  non plus ne te parlait jamais de ses parents. page 57

Le seul riche  de la famille (un frère de l'Estropié) , c'est l'interrogateur principal du service des recherches criminelles mais  Lonize (la mère de l'Estropié) n'accepte pas ses dons  C'est une vieille femme triste , malade et démunie.  Mais elle a des principes.  C'est une chose pour un père de battre ses enfants,  pour leur montrer le droit chemin.  Mais c'est une autre chose  de torturer des adultes pour leur faire   avouer des crimes qu'ils n'ont  peut-être jamais commis. "Un homme qui fait ça, c'est pas un homme, c'est un  chien!" page 63

Après (l'accident des parents du narrateur)  des journalistes sont venus...Le maire est venu. Et d'autres officiels . Puis, il y a eu la veillée collective... Je n'ai pas pleuré...Quand tes morts à toi sont noyés dans la foule , ta douleur se fond dans la douleur collective...et tu rentres chez toi en te demandant ce que tu vas faire  de la vie qui te reste. page 68

Vous dormez, tous les deux , dans la pièce du fond et vous buvez des coups ensemble.  Vous vous racontez des histoires respectives. Rien qu'une fois.Vous parlez peu du passé. Jamais de l'avenir. Dans ce  quartier, l'avenir n'existe pas. Vous partagez des habitudes.  La séance de cinéma le jeudi.  Un bain de mer à la fin du mois.  L'envie, souvent, de tuer.  De briser.  De mettre tout à plat dans cette pourriture de ville...Rien ne va et tout est pourri dans l'éternité d'un présent sans débouché, ni vocation. Et un soir,  en remontant de votre séance de cinéma, vous rencontrez un  garçon qui n'est pas du quartier, n'a rien à faire là.  Tellement perdu en lui-même et éloigné de son territoire, qu'il ne se pose pas de questions et croit être le seul à vivre des tourments. Qu'importe, vous pardonnez à sa douleur d'être bavarde comme l'égotisme. Nous t'avions pris dans le bateau. page 70

Dans la vie, c'est ainsi., il est des lieux où les choses sont en trop et d'autres où elles n'existent jamais en quantité suffisante.  Au pays de l'insuffisance, on est condamné à l'astuce, aux stratégies  d'adaptation. page 71

Je n'écrirai pas de grand œuvre. Toutes les œuvres sont incomplètes, car on oublie toujours quelqu'un. Dans la vie comme dans les romans, qui s'inquiète des tragédies qui hantent les petits destins des personnes secondaires? page 83

Tu as mrché longtemps à côté de toi-même. Un  soir,  à son retour du collège où il donne des cours de math, l'Estropié  avait voulu te tuer. Dans la journée, debout devant l'église Saint-Antoine, en habit de facteur,  tu avais distribué aux passants , les pages de ses deux tomes des œuvres complètes de Paul Eluard....Tu étais parti jouer au Père Noël. Tu donnais de l'Eluard  à toute femme qui passait. sans  discriminer. Mineures et doyennes. Pimbêches et madones. "Un poème pour vous, mademoiselle" Et une page sortait de ton sac...Une quadragénaire portant une alliance comme un  accessoire de l'ennui. "pour vous , Madame, un réveil amoureux à partager avec votre époux". Et encore une page sortie du sac...Quand il est arrivé (l'Estropié), il ne te restait dans les mains  que les pages inutiles des notices et des exégèses. J'ai dû me mettre en vous deux. Il pleurait C'est la seule fois où je l'ai vu pleurer...Les œuvres complètes d'Eluard, c'était des mois d'économie sur sa paie. Une politique  de restrictions sur les analgésiques et sur le rhum...Ses livres, c'est ses amours...pages 87, 88, 89, 90

Ce soir-là, tu étais assis  aux pieds d'E.,  une spécialiste du développement. Elle n'aimait pas particulièrement le théâtre, ni les gens du théâtre.  par politesse ou communautarisme, elle avait suivi une amie qui cherchait des lieux "où il se passe des choses". Elle n'écoutait, prenait l'art pour du superflu,  et les mots des poètes que tu récitais pour une violation de son territoire d'étrangère acquise à la cause du développement de ton pays. Elle était là pour aider, aidait et cela lui suffisait...dans sa logique de bonne marraine, les pauvres n'ont pas droit au langage. Ce n'est pas l'avis de l'Estropié. Il est certain que les E, c'est l'intention poétique en tant que telle qui leur semble superflue. Elle t'a tourné le dos...Page 93

"Arrête de gaspiller les mots des autres " (l'Estropié). Les mots des autres. Tu étais ça pour nous. , les semant à tout vent., aux M., aux  E.,  dans les salons où l'on jouait aux démocrates-esthètes-raffinés tout en ayant pactisé avec toutes les dictatures, l'armée, le capital,  la corruption organisée. Devant n'importe quel public paresseux et inattentif. page 96

La mort a cette vertu de  sanctifier les gens. Martyr, héros,  génie, c'est fou comme les cadavres inspirent le dithyrambe. page 113

Te souviens-tu de ce couple de semi-artistes, semi-intellos chez qui nous allions quelquefois?  Ils partageaient un amour chiche, dans le confort misérable de la peur du désespoir.  Nous allions chez eux  discuter.  Ils acceptaient  de parler de poésie et de littérature tant que cela restait un exercice scolaire...Ils refusaient  toute forme d'instabilité , préféraient les rimes plates aux vociférations. C'était ça leur amour: un échange de rimes plates. Quand ils se quittèrent, leur rupture fut sans éclat. page 116

(Le narrateur prépare l'hommage à Pedro) Que ferais-tu à ma place?  Je le sais. Je te vois leur criant
: "Silence, fermez-la"...Je t'entends réclamer la paix des chiens. Te battre contre tous pour laisser à la mort la place qu'elle mérite. Je te vois leur dire: " Mais, foutez donc la paix au désespoir de l'autre. Retournez à vos vies.  Epargnez l'inconfort du détour pour saluer son entrée dans le néant." A moins que ne ce soit une visite intéressée, une démarche politique...Je sais que si  tu te trompais toujours sur le réel,  tu désirais aimer. Je sais aussi que, même sans avoir jamais pris le temps de nous demander à l'Estropié et à moi quelles étaient nos blessures, tu aurais réclamé la paix pour nos dépouilles. page 118

Demain, c'est le grand jour ( l'hommage à Pedro) ...Avec une toute petite partie de l'argent que nous a donné Madame Armand, j'ai acheté une veste...Les  vivants méritent aussi notre attention. Encore un paradoxe,  cette maladie de n'écouter que les morts. Une personne se tient au bord de la falaise. Nous parle. Personne ne l'entend. Elle tombe. C'est alors seulement que le cri, dont il ne reste que l'écho, nous intéresse. Pas besoin d'exégèse. page 155

Tu nous as lâchés , Pedro. Tu aurais pu nous en parler, on t'aurait dit: "nous ne sommes pas prêts, donne - nous encore un peu de temps."  Toutes les douleurs humaines n'avancent pas au même rythme. Dans le deux-pièces de nouveau trop grand, il y a ton matelas et le lit en fer de l'Estropié. Et une grosse part de silence pour un seul homme. l'Estropié ne m'a jamais interrogé sur mes envies. Pas par indifférence. Il avait compris. Toi, tu m'interrogeais , parfois , sur mes silences. C'est tout simple, camarade. moi, je ne demandais à la vie que de la compagnie. Vous m'avez offert cela. Merci Frère.  Tu ne reviendras pas. Il me faudra, sans te trahir, faire avec ton absence. page 158

(A la cérémonie d'hommage) Il y a déjà beaucoup de monde. Je reconnais quelques journalistes des stations de radio qui "font du culturel". Elles sont rares, ces stations...Ta famille est là, hormis ton père. C'est l'une de tes sœurs qui parlera la première.  Elle  te ressemble.  Debout, devant la grande photo de toi qui constitue le fond  de scène,  elle parle de votre enfance.  Elle pleure. Je respecte ses larmes.  Tes sœurs et tes frères sont les premiers à te perdre.  Ton cœur est parti de la maison le jour de la mort de ta mère. Perdre une mère et un  frère, c'est beaucoup. Ta douleur insurmontable les a privés de leurs larmes à eux. Quand quelqu'un étale sa douleur face à une perte commune,  il ne reste aux autres qu'à se mettre en retrait, à lui laisser le disparu comme s'il était  le seul à l'avoir aimé, et à souffrir de son absence....Pages 163, 167

Les cérémonies consacrent la mort, font la preuve que l'autre n'est plus. Tu es mort.




vendredi, octobre 11, 2013

LES POISSONS NE FERMENT PAS LES YEUX (Erri De Luca)

"A travers l'écriture, je m'approche de moi-même d'il y a cinquante ans, pour un jubilé personnel. L'âge de dix ans ne m'a pas porté à écrire, jusqu'à aujourd'hui. Il n'y a pas la foule intérieure de l'enfance  ni la découverte physique du corps adolescent, mais à l'étroit dans une pointure de souliers plus petite".
"Comme chaque été, l'enfant de la ville qu'était le narrateur descend sur l'île passer les vacances estivales. Il retrouve cette année , le monde des pêcheurs, les plaisirs marins, mais ne peut échapper à la mutation qui a débuté avec son dixième anniversaire. Une fillette fait irruption sur la plage et le pousse à remettre en question son ignorance du verbe "aimer" que les adultes poussent jusqu'à l'exagération selon lui.
Mais il découvre aussi la cruauté et la vengeance lorsque trois garçons jaloux le passent à tabac et l'envoient à l'infirmerie, le visage en sang. Conscient de ce risque, il avait volontairement offert son corps aux assaillants, un mal nécessaire pour faire exploser le cocon charnel de l'adulte en puissance et lui permettre de contempler le monde, sans jamais avoir à fermer les yeux.
Erri De Luca nous offre ici un puissant récit d'initiation où les problématiques de la langue, de la justice, d e l'engagement se cristallisent à travers sa plume. Arrivé à "l'âge d'archive", il parvient , avec justesse et  nuances à la mue  de l'enfance , et ainsi, à explorer au plus profond, ce passage fondateur de toute une vie."

"J'avais maintenant dix ans, un magma d'enfance muette. Dix ans,  c'était un cap solennel, on écrivait son âge, pour la première fois avec un chiffre double. L'enfance se terminait officiellement quand on ajoute le premier  zéro aux années. Elle se termine amis il ne se passe rien, on est dans le même corps de mioche emprunté des étés précédents, troublé à l'intérieur  et calme à l'extérieur. J'avais dix ans...page 13

A travers les livres de mon père, j'apprenais à connaître les adultes de l'intérieur. Ils n'étaient pas les géants qu'ils croyaient être. C'étaient des enfants déformés par un corps encombrant. Ils étaient vulnérables, criminels, pathétiques et prévisibles...Ce qui me gênait le plus, c'était l'écart entre leurs phrases et les choses. Ils disaient , ne fut-ce qu'à eux-mêmes,  des paroles qu'ils ne maintenaient pas. pages 16, 17
Je connaissais les adultes , à part un verbe qu'ils poussaient jusqu'à l'exagération: "aimer". Son emploi m'agaçait...Au plus fort du verbe, les  adultes se mariaient, ou bien se tuaient. Le verbe "aimer " était le responsable du mariage de mes parents. page 17

En sixième,.."Ecrivez"  sur l'ordre du maître, on attrapait sa plume  et on la trempait dans l'encre. Si l'angle de la pointe était trop grand, une goutte d'encre tombait sur la feuille...Le papier buvard faisait partie de nos fournitures: les élèves pauvres ne pouvaient s'en acheter et alors, ils séchaient en soufflant, mais doucement, une légère brise pour ne pas étaler l'encre. Sous leur souffle mesuré, les lettres tremblaient en scintillant, comme des larmes ou des braises. page 20

Sous le parasol voisin, une fillette du Nord, passait son temps à lire des polars, les mêmes que ceux que ma grand'mère dévorait  en une journée. J'étais stupéfait qu'on puisse lire  tout un livre en un seul jour.  Aujourd'hui encore, je passe lentement sur les  lignes, je vais à pied par rapport  à ceux qui lisent  à la vitesse d'un vélo.  La fillette lisait comme ça, rapidement et sans être attirée  par ce qui l'entourait. page 27

Mon père était aux Etats-Unis. Quatrième enfant d'une Américaine venue  en Italie au début du XXè siècle., il avait hérité d'elle l'appel du pays...Papa avait désiré l'Amérique  depuis qu'il était petit. A Noël, une malle arrivait de New York, pleine de cadeaux envoyés par sa grand'mère qu'il ne verrait jamais. page 32

"Qu'est-ce qu'il est allé faire là-bas?  L'émigrant? (dit la fillette)
-Non, il y est allé en avion. Mais il cherche du travail. Il doit rester neuf mois, la durée du visa.  S'il fait fortune, il  nous appellera pour qu'on le rejoigne. " page 34
"IL vous écrit de là-bas?  qu'est-ce qu'il raconte?
- Il est allé voir Guernica, le tableau de ...
- Je sais, raconte, ne perds pas de temps.
Moi, je trouvais  que nous en avions à revendre, que nous pouvions  en offrir à ceux  qui étaient près de leur fin. Tu parles! Peut-on faire un paquet avec du temps à l'intérieur et l'offrir à Noël...page 35

Le soir, je lis un livre  acheté par mon père., des histoires d'Anglais dans leurs colonies de l'Océan Indien.  Il y a des crimes, mais on n 'a pas à découvrir l'assassin. J'ai recopié une phrase: " Le remords ne tourmente pas ceux  qui s'en sont bien sortis".  Aujourd'hui, je sais qu'elle est vraie. Alors, elle fut la secousse qui  ébranla mes notions religieuses. Le remords, la confession étaient les conséquences inévitables du crime. Le livre disait au  contraire que ceux qui s'en tirent bien ne gardent  aucune séquelle de souffrance. page 42

Allongé à l'avant  sur la corde de l'ancre, je regardais la nuit  qui tournait sur ma tête...Des mots nocturnes avaient bien du mal à sortir. Le silence de l'homme dans la nuit était juste. page 46

Je lui dis  que la paume de sa main (de la fillette)  était mieux que le creux d'un coquillage..."Tu sais que tu as dit une phrase d'amour" dit-elle  en se dirigeant vers le parasol. Un e phrase d'amour? je ne sais même pas ce que c'est, que lui est-il passé par la tête? J'ai dit une phrase d'étonnement.  Le toucher est le dernier des sens auquel je fais attention. Et pourtant, c'est le plus diffus, il n'est pas dans un seul organe comme les quatre autres, mais répandu dans tout le corps. pages 53, 54

Je me suis trouvé d'autres fois au milieu des coups, avec le souffle court des corps à corps. J'ai connu la haine, pas tant la mienne, assez rare du fait de mon manque d'énergie sentimentale, que celle des autres contre ma génération insurgée  et révolutionnaire. (l'auteur  a été battu par trois garçons)...Je ne peux me reconnaitre dans cet enfant qui ne se défend pas. Son obstination à vouloir ouvrir une brèche dans son corps pour faire sortir  la forme suivante du cocon de l'enfance: ce devait être une certitude pour lui. page 62

Je lui dois (à la fillette) la libération du verbe "aimer", qui était aux arrêts dans mon vocabulaire. Elle le comprenait grâce aux animaux, aimer était  un de leurs rendez-vous. page 69

La phrase était "sans l'amour, la volonté ne suffit pas". (dans un rébus) . Content de l'avoir trouvé, je ne prêtai pas attention au sens. Aujourd'hui, je sais que  sans l'élan de l'amour, la volonté de justice fait défaut. Non pas celle des tribunaux, mais l'autre  est une réponse sous l'impulsion de l'amour et c'est ainsi qu'elle varie dans ses applications selon le cas. Pour cette justice,  chaque cas est unique. page 72

 A table, on ne perdait pas son temps à parler de foot, de la pluie ou du beau temps. Ils étaient  jeunes (son père, sa mère et Vasco Pratolini) et discutaient du monde avec  la bonne volonté amère  de ceux qui l'avaient vu s'effriter et qui devaient le refaire...Plus tard quand j'ai grandi, j'ai aimé ce cinéma d'excellents artisans qui  prit au bon moment  l'intensité de l'art. Le noir et le blanc jetait de la lumière sur le parterre des pauvres...Ce cinéma parlait de baraques et pas de palais, des nôtres entassés dans les troisièmes classes et pas dans les voitures de l'Orient -Express. J'y allais tout seul, ne voulant personne à côté de moi pour se moquer de mon émotion...J'apprenais l'Italie dans les salles enfumées des cinémas, eux aussi divisés en classes: première,  deuxième  et troisième exclusivité., où arrivaient des copies en morceaux  et recousues. pages 78, 79

Pour la première fois, ma mère  voulait mon avis  sur une chose importante , et pas sur un  rébus. "Qu'est-ce qu'on fera là-bas? " (en Amérique où est allé son père)page 83

...Elle (la fillette) criait, je me tournai vers la jetée vide.  Je m'arrêtai  pour la regarder. Une robe blanche, une pâquerette à l'oreille, une odeur différente de celle des amandes, je la fixai, le regard bloqué sur elle. Ce fut ma première perception évidente de la beauté féminine...Elle fait tressaillir et elle vide. "Tu m'écoutes ou tu me regardes? . Je ne sais comment  ces mots m'échappèrent: "Je peux choisir?" Elle sourit. Parti du coin de sa bouche, son sourire gagna le reste de son visage et descendit le long de son corps jusqu'à ses pieds qui sourirent aussi. page 91

Avec notre acte de naissance,  on hérite de l'immense  temps précédent imprimé dans notre squelette. page 92

...je la trahirais quand même, plus tard, ma ville, ma maison.  Un après-midi, je sortis  par la porte dont je n'avais jamais eu la clé. Je  la fermai doucement et je descendis les plus profondes marches de ma vie, que je ne devais jamais remonter pour vivre à nouveau là...Je les quittais , je m'arrachais au temps  passé comme on arrache une herbe au mur, le laissant tout propre. page 101

J'ai connu alors le poids et l'ampleur du pronom "nous". Il était compétent, il n'excluait pas les autres, il effrayait les pouvoirs. Il apporta  dans les prisons les révoltes et les livres qui n'y étaient pas.  Les livres sont la plus forte contradiction des barreaux. Ils ouvrent  le plafond  de la cellule du prisonnier allongé sur son lit. (l'auteur a pris part à des manifestations, des guerres  en Italie, en Grèce, en Bosnie ).page 102

(Son père est revenu des Etats-Unis)   Il renonça à l'Amérique.   Il avait chassé l'avenir de ses pensées. La vie à Naples a été pour lui un exil sans voyage...J'ai perdu mon père une aube de novembre. Il vivait avec moi,  son lit au-dessus  de la mezzanine...En une seule aube, je fus orphelin de lui, il souffla une dernière syllabe, le  ou  de secours, que je ne pouvais lui apporter...Je le rencontre dans mon sommeil, où je pleure sans larmes. Le deuil de mon père est une flaque d'eau  de mer asséchée . Au milieu des rochers,  il reste le sel séché, des sanglots à sec...Les larmes reviennent bras dessus, bras dessous, deux par deux, se penchent sur le bord  et plongent   des cils sur mon pantalon, tandis que je pose  mon front sur mes mains vides.  Ce sont des larmes d'enfant, d'ancienne  impuissance. Elles n'ont rien  à demander et cessent  toutes seules. Pages 105, 103

Elle (la fillette) prit  mon visage entre  ses mains et voulut m'embrasser sur la bouche. Je m'écartai instinctivement..."Non, non dit-elle, ne bouge pas.  " et elle m'embrassa de force sur la bouche ...J'étais immobile à la regarder.  "Mais toi, tu ne fermes pas les yeux quand tu embrasses?  les poissons ne ferment pas les yeux. "page 110

Je comprenais  après coup  ce qui se passait dans les livres, lorsqu'une personne  se rend compte de la singularité d'une autre et  concentre exclusivement son attention sur elle.  Je comprenais l'importance  de s'isoler, d'être à deux et de parler à perdre haleine. Le désir n'avait rien à y voir, cet amour  mettait fin à l'enfance.   Il rayonnait en moi, rendait visite à mon vide et l'éclairait. page 114

Maman, les derniers jours, tu avais le profil des oiseaux en vol. page 121

Ceux qui ont eu des enfants ont vu  le temps grandir avec eux.  Moi, j'ai pu le suivre sur les arbres plantés, sur l'ombre  des feuillages qui s'élargit par terre . Je n'ai pas compensé la naissance de fils par la perte de mes deux parents morts dans mes bras, en lorgnant à la dérobée leur prolongement sur les nouveaux enfants. La vie de mes deux parents  sont dans la prison des absents et aucun jour ne passe sans que j'attende dehors. page 122

Nous restâmes (lui et la fillette) assis côte à côte, les genoux relevés.  Les baisers partaient de nos talons plantés dans le sable.  Ils remontaient nos vertèbres jusqu'aux os du crâne, jusqu'aux dents.  page 128

A un croisement, nous nous séparâmes, dégageant nos mains,  sans besoin d'autre salut. Eve et son époux, sortis du jardin, avaient  déjà  eu tout le bien du monde.  La vie ajoutée ensuite,  loin de cet endroit,  n'a été que divagation. Maintenant et ici,  il va bien le mot "fin", petite sœur  de frontière  et de fenêtre fermée. page 129








samedi, octobre 05, 2013

UN ETE AVEC MONTAIGNE ( Antoine Compagnon)

Petit livre de 169 pages, "En quarante chapîtres, Antoine Compagnon nous invite à découvrir un Montaigne estival et tonique: de la notion d'engagement  jusqu'au trône du monde, en passant par la conversation, l'amitié ou l'éducation, le temps perdu  et même le  surpoids. Il montre , à la fois l'épaisseur  historique et la portée actuelle des Essais.
Les hommes de la Renaissance ne faisaient pas tant de manières (que nous) et disaient franchement ce qu'ils pensaient. Le dernier chapitre  des Essais, " De l'expérience", expose la sagesse finale de Montaigne, souvent associée à l'épicurisme. Prenons le temps de vivre; suivons la nature; jouissons du moment présent; ne nous précipitons pas pour rien ."
Un été avec Montaigne est à l'origine une série d'émissions diffusées pendant l'été 2012 sur France Inter."


Comment Montaigne  se comporte-t-il dans la conversation, que ce soit un entretien familier  ou une discussion plus protocolaire.  La conférence, c'est le dialogue, la délibération. Il se présente comme un homme  accueillant aux idées des autres, ouvert, disponible, et non têtu, borné, buté dans ses opinions. page 13

Montaigne  assure qu'il respecte la vérité, même lorsqu'elle est prononcée par quelqu'un d'antipathique.. Il n'est pas orgueilleux, ne ressent pas la contradiction comme une humiliation, aime être corrigé s'il se trompe. Ceux qu'il apprécie peu,  ce sont les interlocuteurs arrogants, sûrs de leur fait, intolérants. page 14

Montaigne commence, comme souvent, par une profession d'humilité.  Son but est bas, modeste. Il ne prétend pas enseigner une doctrine, à la différence  de presque tous les auteurs, qui veulent  instruire, façonner. Lui, il se raconte, il dit un homme....Et pourtant, il cherche la vérité. page 18

A Rouen, en 1562, Montaigne  rencontra  trois Indiens  de la France antarctique, l'implantation fran çaise dans la baie de Rio de Janeiro...Montaigne eut une conversation avec eux:  "Trois d'entre eux, ignorant combien coûtera un jour  à leur repos, et à leur bonheur, la connaissance des corruptions  en deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu'elle soit déjà avancée (bien misérables de s'être déjà laissés piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté  la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre)  furent à Rouen....." Montaigne est un pessimiste: au contact du Vieux Monde, le Nouveau Monde se dégradera - c'est déjà même fait -  alors que c'était un monde enfant, innocent...Les Indiens sont  sauvages  au sens  non de la cruauté, mais de la nature - et nous sommes les barbares. S'ils mangent leurs ennemis, ce n'est pas pour se nourrir, mais pour obéir à un code d'honneur.. Bref, Montaigne leur passe tout  et ne nous passe rien... C'est au tour des Indiens de nous observer, de s'étonner de nos usages, de noter leur absurdité. La première , c'est la " servitude volontaire" ...Comment se fait-il que tant d'hommes forts obéissent à un enfant? (le roi Charles IX a 12 ans). Par quel mystère se soumettent-ils? ...Le deuxième scandale , c'est l'inégalité entre les riches et les pauvres. "Il y avait parmi nous des hommes  pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés  étaient mendiants à leurs portes, décharnez de faim  et de pauvreté...pages 22, 23

En homme de la Renaissance, Montaigne ironise  sur la tradition médiévale qui a accumulé les gloses. Il plaide pour un retour aux auteurs, aux textes originaux  de Platon, Plutarque ou Sénèque. page 30

La mort est l'un des grands sujets sur lesquels Montaigne médite et auxquels il ne cesse jamais de revenir...Vieillir offre du moins  un avantage: c'est que l'on ne mourra pas d'un seul coup, mais peu à peu,  bout par bout. page 38

La découverte de l'Amérique, puis les premières expéditions coloniales, ont marqué les esprits en Europe. Certains y ont vu une raison d'optimisme, un progrès pour l'Occident, qui doit beaucoup à l'Amérique: les tomates, le tabac, la vanille, le piment et surtout l'or . Mais Montaigne exprime de l'inquiétude...La colonisation de l'Amérique  ne présage rien de bon, car le Vieux Monde  corrompra le Nouveau...Montaigne vient de lire les premiers récits  de la cruauté  des colons espagnols au Mexique et de  leur destruction sauvage  d'une civilisation admirable.  Il est l'un des premiers censeurs du colonialisme. pages 41, 43, 44

Montaigne veut établir avec son lecteur une relation de confiance, comme il s'est toujours comporté dans la vie, dans l'action. Or, le fond d'un rapport de confiance,  c'est l'absence  d'intérêt,  la gratuité.  Montaigne n'entend  ni instruire son lecteur, ni élever son propre monument, dans un livre qui n'est pas destiné à sortir  du cercle de ses proches. page 50

."..Ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés,  ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité,  par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent  et  confondent l'une à l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles s'effacent , et  ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire  pourquoi je l'aimais, je sens  que cela ne peut s'exprimer, qu'en répondant: " Parce que c'était lui, parce que c 'était moi"...Essais I, 27, 290-291
L'amitié, c'est pour lui le seul lien  vraiment libre entre deux individus, lien inconcevable  sous une tyrannie. C'est un sentiment sublime, du moins pas l'amitié ordinaire , mais l'amitié  idéale qui unit  deux grandes âmes au point  qu'on ne peut plus les distinguer. pages 70, 71

Montaigne associe la décadence de Rome au développement des arts, des sciences et des lettres, au raffinement de sa civilisation. page 74

Prétendre transformer l'état des choses,  c'est prendre le risque de l'aggraver au lieu de l'améliorer. Le scepticisme de Montaigne le conduit au conservatisme, à la défense des coutumes et des traditions, aussi arbitraires les unes que les autres, mais qu'il ne sert à rein de les renverser si l'on n'est pas sûr de faire mieux.  (guerres de religion et Réforme protestante à cette époque) page 78

La fréquentation de l'autre permet d'aller à la rencontre de soi , et la connaissance  de soi permet  de revenir à l'autre...La retraite de Montaigne  n'a jamais été un refus des autres , mais un moyen de mieux revenir  aux autres. ...C'est ainsi  que nous sommes tentés d'entendre cette superbe phrase du dernier chapitre des Essais: "La parole  est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute". page 82

Montaigne a été un homme politique, un homme engagé..., mais il a toujours veillé à ne pas se prendre trop au jeu., à garder du recul, à se regarder faire comme s'il était au spectacle...Le monde est un  théâtre...ne confondons pas nos actions avec  notre être, maintenons de la marge entre notre for intérieur  et nos affaires. pages 89, 90

Si Montaigne, une fois élu maire, n'a pas joué l'Important,  -comme disait le philosophe Alain -  il n'en a pas moins  exercé toutes les prérogatives de sa charge avec fermeté...Nul éloge  de l'hypocrisie quand il demande  d'isoler l'être  du paraître, mais une exigence de  lucidité et, avant Pascal,  une mise en garde contre la duperie de soi-même. page 92

Dans tout débat sur l'école, on ne tare pas à convoquer Rabelais et Montaigne...Rabelais  qui voulait, suivant la lettre de Pantagruel à son fils Gargantua , que celui-ci devint  "un puits de science" et Montaigne préférait  un homme " à la tête bien faite" plutôt que "bien pleine". page 93

Dans la chapitre "Des trois commerces" Montaigne compare les trois genres de fréquentation qui ont occupé la plus belle part de sa vie: les belles et honnêtes femmes" , les "amitiés rares et exquises", enfin les livres qu'il juge plus profitables, plus salutaires, que les deux premiers attachements. ... Si la rareté de l'amitié et la fugacité de l'amour incitent à privilégier le refuge de la lecture,  celle-ci ramène inévitablement aux autres . pages 105, 106

A l'orée des temps modernes,  Montaigne est de ceux  qui, par l'éloge de la lecture, ont le mieux annoncé  la culture de l'imprimé. page 106

La religion de Montaigne reste une énigme...Nous nous sommes rencontrés au pays, où elle était en usage (telle religion )  ou nous regardons  son ancienneté, ou l'autorité des hommes qui l'ont maintenue, ou craignons les menaces qu'elle attache aux mécréants, ou suivons ses promesses...Nous sommes Chrétiens à même titre  que nous sommes Périgourdins ou Allemands. pages 113, 115

Il y a un sujet qui le préoccupe beaucoup et dont il semble parler différemment du début à la fin:  c'est la mort. " Le but de notre carrière, c'est la mort, c'est l'objet  nécessaire de notre visée" Page 125
Montaigne aime les jeux de mots: la mort est le bout, non le but de la vie. La vie doit viser la vie, et la mort adviendra bien toute seule. page 127

Montaigne  entretient des rapports ambigus avec la mémoire. Conformément à la tradition ancienne, il ne cesse d'en faire l'éloge, comme d'une faculté indispensable à l'homme accompli...Or Montaigne  se distingue  en insistant souvent  sur la pauvreté de sa mémoire. page 141

Montaigne  s'intéresse  dans les livres à des détails qui peuvent nous paraître accessoires, comme celui-ci , dans le chapitre des "Des senteurs", au premier livre: Il se dit  d'aucuns , comme Alexandre Le Grand, que leur sueur épandait une odeur suave...Cependant, les odeurs pouvaient être un supplice avant l'hygiène moderne..., c'est que  la plupart des hommes sentaient mauvais. Lorsque Montaigne  voyage, il est incommodé par les miasmes  de la ville...Il s'intéresse non  aux grands événements, aux batailles, aux conquêtes, mais aux anecdotes,  aux tics, aux mimiques: Alexandre penchait la tête sur le côté,  César se grattait  la tête d'un doigt, Cicéron se curait le nez. Ces gestes non contrôlés, échappant à la volonté, en disent plus sur un homme que les hauts faits de  sa légende. pages 145, 146

Montaigne s'intéresse à Martin Guerre (qui fut pendu)  parmi d'autres affaires difficiles ou impossibles à débrouiller. Il s'élève contre la torture, à laquelle  on recourt pour les résoudre - par exemple les sorcières, pour lesquelles il réclame, à peu près seul de son temps- la même abstention de jugement...Montaigne reste sceptique: pour lui, les sorcières sont des folles et les démoniaques des imposteurs, sorcières et démoniaques sont victimes de la même illusion collective. Il prône la tolérance, l'indulgence et s'élève contre toute forme de cruauté. pages 150, 151

Cette ignorance qui est la leçon finale des Essais, ce n'est pas l'ignorance primitive , la " bêtise et ignorance " de celui qui refuse de connaître, qui n'essaie pas de savoir, mais  l'ignorance savante, celle qui a traversé  les savoirs et s'est aperçu  qu'ils n'étaient jamais que des demi-savoirs. Il n'y a rien de pire au monde que  les demi-savants, comme dirait Pascal, ceux qui croient savoir. L'ignorance dont Montaigne fait  l'éloge , c'est bien celle de Socrate, qui sait qu'il ne sait pas. pages 159, 160

Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait...L'écriture  a été une distraction, un remède contre l'ennui, un secours contre la mélancolie.





mardi, octobre 01, 2013

BYE BYE LENINGRAD (Ludmilla Shtern)

"Bye Bye Leningrad pose un regard particulièrement original sur la vie quotidienne  dans l'ex - Union soviétique et les Etats -Unis de la seconde moitié du XXè siècle. En partie autobiographique, ce livre  est à la fois un roman picaresque et d'apprentissage. Son héroïne, Tatyana Dargis, a grandi en URSS. Après une adolescence durant laquelle ses malheurs en amour n'ont d'égal que ses déboires intellectuels et administratifs avec le KGB, elle  émigre aux Etats-Unis où de nouvelles absurdités - capitalistes, cette fois - lui donnent un aperçu cinglant  de la vie en Occident."

Personnellement, je n'ai pas été accrochée par ce roman: pour moi, le récit est décousu (l'héroïne est femme d'abord, puis enfant, puis ado) , les chapîtres semblent se suivre  sans lien, des  notes en bas des pages épuisent le lecteur, pas de chronologie....

mercredi, septembre 25, 2013

COUR NORD ( Antoine Choplin)

"Cela se passe au début des années 80. Cela pourrait se passer aujourd'hui. Dans une petite ville du Nord, le personnel d'une usine menacée de fermeture est en grève. Le jour, Léo participe mollement à la lutte, aux côtés de son père, leader syndical. La nuit, il répète dans un quartet de jazz. Autour d'un double portrait d'un père et de son fils, de ses variations et de ses dissonances, Antoine Choplin compose une mélodie sensible. Au moyen d'une écriture dépouillée, il frappe juste et bien. Plus qu'un roman social sur la fin d'un monde ouvrier, Cour Nord est un roman plein d'émotion retenue par le  désarroi et les mystères de ses personnages."

Depuis le début de la grève, on va à l'usine ensemble avec mon père, ça dure depuis deux semaines maintenant sans compter les débrayages de septembre. Ce matin encore, il est debout avant moi, vers les cinq heures et demie. Depuis mon lit, je l'entends quitter sa chambre, faire couler l'eau du palier, s'asperger longuement le visage. Après, il frappe deux coups secs à ma porte et descend à la cuisine. Il prépare le café et aussi quelque chose à mettre dans nos gamelles pour midi. Quand je le rejoins, nous nous saluons du regard. je soulève le couvercle des casseroles où cuisent des œufs et des lentilles au lard. J'expose mes mains à la bonne chaleur du feu. Je demande à mon père s'il n'a pas eu trop froid  durant la nuit, surtout à cause de ses articulations. Il ne répond rien. page 9

Ahmed - un collègue de travail de Léo - nous rejoint, Nadine  et moi...Lui est souriant, bien sûr, mais je le connais bien et ce n'est pas comme d'habitude. Il demeure silencieux un moment tandis que nous buvons notre café. Son regard est lointain. Et puis, il se penche vers nous. "Dis-moi, s'il vous plaît,  c'est quand même pas possible, tout ce fourbi. - Qu'est-ce-que tu veux dire, Ahmed? je demande. - Ils vont quand même pas nous renvoyer de l'usine. " Mon regard tombe  vers la table et je crois que celui de Nadine fait pareil. C'est pas la question, je dis. -  c'est pas possible alors, mon frère, dit encore Ahmed. - C'est pas la question de te renvoyer, je dis.  C'est la question s'ils décident de fermer l'usine ou non. Tu comprends. " Ahmed me fixe  avec intensité. Ses yeux sont tout ronds. Il a un regard que je ne lui connais pas. Je lui propose d'aller lui chercher  un café et il me remercie sans que je sache  si c'est oui ou non. page 30

Il  (un délégué syndical) commence par dire que les nouvelles ne sont pas bonnes...Ils (les patrons de l'usine) disent que ce n'est pas de leur faute si le monde change.  page 33

Dans le couloir, je ramasse le manteau de mon père qui traîne sur le sol , le pends à la patère.  J'entends son pas dans l'escalier. Je lui demande ce qu'il aimerait manger pour le souper. Il ne répond pas. Je grimpe quelques marches derrière lui. Atteins le premier étage...J'avance d'un pas ou deux encore, sans bruit, pour l'observer. Il a retroussé ses manches, passe ses mains sous l'eau, puis les mains sur son visage, plusieurs fois. Après, il reste là, courbé, les deux mains en appui sur les rebords du lavabo, le nez et le menton qui gouttent. le menton, presque contre la poitrine. Je ne quitte pas du regard. Je le retrouve ici, exactement comme je l'avais surpris là-bas, au Puech, plus de trois ans auparavant. c'était au petit matin et il venait de  poser la pelle après avoir creusé la tombe de son père. page 36

Vers le bout de la rue, il y a le gyrophare du camion-poubelle. Il avance vers nous  par chuintements successifs. Les yeux humides, on observe le ballet des deux gars  en combinaison  avec leurs bandes fluorescentes.  Il me semble que notre regard s'attache  à la noblesse de leur tâche, la modestie des gestes répétés, les espaces qui changent après qu'ils ont été travaillés. Quelque chose d'agricole si l'on veut. Quand ils passent devant nous, je remarque surtout leurs visages luisants de sueur. page 64

(Le père de Léo fait la grève de la faim, dans l'usine) " Ils en parlent dans le journal? je lui demande. - Oui, enfin, trois fois rien. Et dehors,  qu'est-ce qu'on dit? il demande - Ben, ça fait causer.  - bon, ça fait causer, bien sûr. Causer, causer, d'accord. Mais causer comment. Qu'est-ce qu'on dit exactement? . Je sens peser le regard de mon père. "Exactement, je  peux pas dire, je marmonne.  Les gens s'intéressent, voilà.  Aussi depuis hier, ils demandent de tes nouvelles.  - Ah oui, qui par exemple?  - Je sais pas moi , mes copains, ils ont demandé comment t' allais. Ils t'ont vu hier à la télé.
 - Et sinon, rien d'autre? Je ne réponds rien. - C'est juste  que je voudrais savoir  qui s'intéresse vraiment à tout ça, il dit encore. Et ce n'est pas de moi que je parle. Je veux parler de l'usine, de ce qui nous tombe sur le  coin de la gueule, de tout ce merdier, ça pour demander des nouvelles  de ma petite santé, évidemment. Tu parles, je les vois d'ici. Mais pour voir le vrai merdier dans lequel on patauge, alors là, y en a pas un. page 67

(Léo rend visite à son collègue Ahmed)  Tu es triste Ahmed, ça t'arrive jamais d'être triste comme ça.
- Bah, je n'ai plus le cœur aux choses, mon frère. page 103

Après un temps, je dis à Ahmed que je vais acheter des fleurs, et ensuite, aller au cimetière, sur la tombe de ma mère...J'achète pour trente francs d'œillets rouges en pot avec l'argent que m'a donné le patron du Biplan . (un concert que Léo y a donné) . Ahmed me dit que j'ai pris les plus belles fleurs de tout le magasin...J'ai disposé les œillets rouge sang sur le gris lumineux de la tombe. Cette fois encore, je me suis dit  que ça lui aurait plu de voir ça, les œillets qu'elle aimait bien, la rencontre sobre et réussie des couleurs. Je me suis assis sur le bord de la tombe et je suis resté là, longtemps, immobile, le regard captif du prénom gravé de ma mère. Il me semble qu'à certains moments, sans le vouloir, j'ai parlé à voix haute. j'ai sorti la trompette de son étui et, comme chaque fois que je viens ici, j'ai joué pour ma mère le thème du Concerto d'Aranjuez....Et j'avais le sentiment que cette musique nous tenait chacun par une main et que nous nous trouvions ainsi réunis l'un  à l'autre , d'une autre manière. page 109

Après un long silence, il (Ahmed) commence à parler, sans me regarder. Sa voix est blanche , avec des inflexions  que je ne lui connais pas.  "Je vais te dire, mon frère, pourquoi je ne veux plus retourner à l'usine. Et puis après, j'en parlerai plus à personne. Et toi, non plus, t'en parleras pas." Je regarde, comme lui, vers les bateaux. "C'était il y a deux jours , il dit. On est sortis des ateliers et les autres types, ceux  de la grève, ils nous ont attendus dehors, comme presque toutes les fois, avec le pied ferme. Toujours les mêmes types comme d'habitude. A nous insulter dessus, nous dire qu'on n'a pas de couilles. C'était comme tous les jours, sauf que je suis sorti des ateliers un peu après les autres, et comme j'étais pas dans le groupe, ils ont fait cercle autour de moi, à sept ou huit, mon frère. Et là, ils m'ont insulté dessus, de plus en plus fort, sale bougnoule, rentre chez toi, va profiter ailleurs et d'autres trucs que je te dirai pas tellement  ça fait honte. Y en avait qui me bousculaient avec les mains, même au milieu d'eux que je connais depuis plus de quinze ans, lui aussi, me donnait des coups. Mais le plus dur, mon frère, c'était de mettre les mains sur les oreilles pour ne plus les entendre, mais je les entendais quand  même. Et au bout d'un moment"... Il s'arrête, sa voix s'est mise à trembler. Il prend une goulée d'air avant de poursuivre. " Tellement j'avais honte que j'ai pissé dans mon froc...Et les gars se sont foutus de moi de pire en pire...pour l'instant, je veux  seulement regarder la mer et les bateaux dessus, il dit.   Je veux écouter ce qu'ils ont à me dire. C'est sûr, leur voix est moins forte que celle d'une mère. Mais, quand même , mon frère, je crois que je les entends...Et je crois que la voix me dit de rentrer au pays, mon frère.  C'est peut-être ça qu'elle me dit" Page 110

Et tandis que nous buvons notre café brûlant par petites gorgées, je remarque  la disparition du livre . Celui que ma mère  lui avait offert. Le guide du colombophile n'est plus sur l'étagère. page 119

Le mardi de la semaine  suivante...au courrier il y a une lettre d'Ahmed. Elle a été postée à Marseille. page 120

Le camion est garé sur le trottoir  juste devant la maison et un gars en bleu de chauffe fume tranquillement, adossé aux portes arrière. "Merde, s'écrie mon père. - c'est pour nous ça? je demande. -Oui, je crois une livraison. J'attendais pas si tôt. ..."C'est quoi? je demande à mon père - De quoi construire un pigeonnier, répond mon père.  - Tu vas faire un pigeonnier.?  - Oui, dit mon père en surveillant les gestes du livreur. je vais  en construire un dans le jardin. C'est juste une histoire de m'occuper. page 129

samedi, septembre 14, 2013

LES DERNIERS JOURS DE STEFAN ZWEIG (Laurent Seksik)

"Le 12 février 1942, exilé à Petrópolis, Stefan Zweig met fin à ses jours avec sa femme, Lotte. Le geste désespéré du grand humaniste n'a cessé, depuis, de fasciner et d'émouvoir. Mêlant le réel à la fiction, ce roman restitue les six derniers mois d'une vie, de la nostalgie des fastes de Vienne à l'appel des ténèbres. Après la fuite d'Autriche, après l'Angleterre et les Etats-Unis, le couple croit fouler au Brésil, une terre d'avenir. Mais l'épouvante de la guerre emportera les deux êtres dans la tourmente. Lotte, éprise jusqu'au sacrifice ultime, et Zweig, incontestable témoin, vagabond de l'absolu."

Petrópolis serait le lieu de tous les commencements, l'endroit des origines, semblable à celui  où l'homme est né et retournerait à la poussière, le monde primitif, inexploré et vierge, garanti d'ordre et de certitude, jardin du temps où régnait le printemps éternel. page 10

Ils avaient enfin trouvé un lieu où poser leurs bagages en  cet automne 1941. Plusieurs semaines de suite, ils assisteraient du même endroit au coucher du soleil. Ils pourraient écrire à ceux qui les aimaient avec, au dos de leur lettre, une adresse où recevoir le courrier, une simple adresse - 34, rua Gonçalves Dias, Petrópolis, Brésil - comme ils n'en avaient  plus connu depuis Londres. Mais , ils avaient fini par se lasser de Londres. page 12

Ils étaient devenus des gueux, ceux du peuple du Livre, ceux  de la tribu des écrivains. La maisonnette de Petrópolis  était à prendre comme le plus fastueux des palais. page 13

Oublier Salzbourg. Salzbourg était allemande. Vienne était allemande, Vienne , province du  Grand Reich. L'Autriche n'était plus un nom de pays. L'Autriche, fantôme errant dans les esprits égarés. Corps mort. L'inhumation s'est déroulée sur l'Hedenplatz, sous les hourras d'un peuple acclamant le Fuhrer.  L'homme venu redorer les rêves de grandeur , redonner son lustre  et sa pureté à la Vienne enjuivée. L'Autriche s'était offerte à Hitler...On avait saccagé les magasins, incendié les synagogues, battu les hommes dans la rue, exposé les pieux vieillards en caftan, à la vindicte. Les livres avaient été brûlés - les siens, ceux de Roth, d'Hofmannsthal, de Heine...les enfants juifs avaient été expulsés des écoles, les avocats  et les journalistes  juifs déportés à Dachau. On  avait édicté les  lois, les lois interdisant aux Juifs d'exercer leur métier....page 14

Ce soir-là, dans la chambre de l'hôtel Wyndham, Stefan avait le regard noir  des jours mauvais. Un autre de ses amis, Erwin  Rieger,  s'était donné la mort, à Tunis. Après  Ernst Toller et Walter  Benjamin et Ernst  Weiss. Le vide  se faisait autour de lui. Le passé disparaissait par fragments. page 39

Il avait été le premier des fuyards, il était le dernier des lâches, le dernier des hommes, le Dernier Zweig. page 42

Le temps n'avançait plus, le défilé des minutes et des heures s'était immobilisé, ce matin du 6 mars 1934 où il avait quitté l'Autriche.  La grande pendule de la gare s'était arrêtée. Le temps s'était figé. Il se sentait rejeté de l'autre côté du monde. Tout lui avait été donné, tout lui avait été repris. Il n'avait sans doute pas le droit de s'abandonner dans cet état, de se laisser morfondre. Il était un privilégié. page 70

Il ne voulait plus penser à l'Allemagne, il espérait retrouver le sommeil. page 85

Cette petite fête d 'anniversaire pour ses soixante ans, était son idée (celle de Lotte) , mûrie dans le secret, de longue date. Elle avait hésité, s'était rétractée à plusieurs reprises. Elle se souvenait  de ses paroles: " En tant qu'hommes, en tant que Juifs, nous n'avons pas le droit d'être heureux en ce moment. Nous ne sommes ni meilleurs ni  plus précieux que ceux  qui sont traqués en Europe." Elle redoutait sa réaction - il n'aimait pas les surprises, il détestait être fêté. Plus encore, il abhorrait
l'idée de célébrer son soixantième anniversaire. Le contraste entre le jour de ses cinquante ans et celui d'aujourd'hui était saisissant. Un e décennie l'avait transporté de la clarté aux ténèbres. Pour son cinquantenaire, il avait reçu  au Kapuzinerberg des tonnes de courrier d'amis et de lecteurs du monde entier. Aujourd'hui, il était sans domicile fixe, ses livres étaient partis en fumée. Ce 28 novembre 1941 le terrorisait. Il avait soixante ans. Il se sentait devenir vieux. Encore quelques mois, et il aurait vécu plus longtemps que son père...page 94

Il n'avait pas dit la prière des morts pour sa mère, lui  qui avait prononcé tant d'oraisons funèbres pour tant d'êtres chers, comme Rilke à Freud. Mais il ne savait pas prier en hébreu. Ses parents n'avaient souhaité  lui apprendre la langue des ancêtres. Etre juif, à l'époque; qui s'en souciait à Vienne? page 101

Il écrivait comme il pensait...Au final, c'étaient toujours de semblables et courts récits de passions exclusives, d'amours irrépressibles, de déchaînements funestes...Son œuvre allumait une succession d'incendies dans les cœurs, ses héros se jetaient dans les flammes - tandis que  lui  brûlait de l'intérieur. Oui, quel que fût le sujet de ses fictions,  c'était toujours un peu la même musique.Les personnages  tentaient de résister à leur passion. Une fois qu'ils y avaient cédé, leur mauvaise conscience  les faisait renoncer  à la vie ou sombrer  dans la folie. A ses yeux, son œuvre reposait  sur un mécanisme trop simpliste: les feux de la passion, les flammes de l'enfer. page 108

...Les personnages de tes livres témoignent de la désintégration du monde...et pardonne-moi ma franchise, tes héros ne font que raconter ta propre blessure, dresser l'inventaire de ta longue dérive. Tu refuses de militer, de signer nos pétitions, de te battre avec les mouvements des exilés, ...Tu es engagé  dans le processus de la destruction du monde. Tu t'es tellement assimilé  à ce monde viennois, à cette culture  de feu Mitteleuropa, qu'en la détruisant, les nazis t'ont brisé. page 111 (Feder un exilé juif qui habite près de chez Zweig à Pétropolis)

L'Amérique était entrée en guerre! Elle (Lotte) venait d'apprendre la nouvelle. L'évènement faisait la une des quotidiens...Roosevelt avait déclaré la guerre au Japon et à l'Allemagne. Tremble, Hitler, tes jours sont comptés. page 112

Elle se sentait maudite, (Lotte) punie de ses fautes, elle avait péché à Londres, elle avait convolé avec un homme marié, elle avait volé l'amour d'une femme, la colère de Seigneur s'élevait contre elle, elle avait péché, elle avait fui la guerre, tenté d'échapper à son destin, laissé les siens dans le malheur, elle n'avait point partagé le pain de la souffrance...page 137

Il avait longtemps hésité avant d'aller rendre visite  à Bernanos, qui vivait ...à quelques  heures de train de Persépolis...Il voulait voir un écrivain, parler avec un écrivain, retrouver le sentiment d'exister  avec une âme-sœur - un autre auteur  ayant choisi l'exil absolu. page 141

Oui, poursuivit Feder, tu écris avec une sorte d'empathie et de fascination pour son geste (Kleist) , tu donnes l'impression  de faire l'éloge de son suicide. Tu ajoutes...qu'il fut le  plus grand poète d'Allemagne parce que sa fin fut la plus belle. Tu sublimes cette mort atroce. page 159

Singapour est tombé. Singapour, dernier rempart  de la civilisation, s'est rendu aux Japonais. Jamais  on n'aurait pu imaginer. La forteresse  anglaise et ses cent mille soldats! "Les Anglais ont perdu la guerre" , sous-titre le journal. Le dernier bastion est tombé. Maintenant, les barbares ont le monde à leurs pieds. page 178

Plus rien ne les retient  au bord de l'abîme. Il est temps de quitter ce monde. page 179




dimanche, septembre 08, 2013

L'AUTRE RIVE DU MONDE ( Geraldine Brooks)

"Inspirée de la vie du premier Indien diplômé d'Harvard en 1665, une formidable fresque, pleine de passions et d'aventures, sur la confrontation entre spiritualité amérindienne et puritanisme des premiers colons.
Elevée dans le calvinisme le plus pur, Bethia Mayfield, fille de pasteur, se sent à l'étroit dans sa vie. Dotée d'un esprit vif, d'une curiosité sans borne, elle n'aspire qu'à une chose: se voir offrir la même éducation que les hommes. Pour tromper l'ennui, la jeune fille arpente les terres sauvages de Martha's Vineyard. Un jour, son chemin croise celui d'un jeune Indien Wampanoag. Un e rencontre incongrue, premier pas vers une amitié inébranlable que secrète. Alors que Berthia lui apprend les rudiments de l'anglais et e catéchisme, le jeune homme, rebaptisé Caleb, l'initie aux rites et croyances  de sa tribu. Recueilli peu après par les Mayfield, Caleb est envoyé à Harvard pour y recevoir l'éducation qui lui permettra de convertir son peuple. Mais, peut-on jamais renier ses origines?
Bonne conscience chrétienne, racisme primaire et préjugés moraux, au fil du journal de Bethia se dessine l'histoire d'une tragique utopie américaine, d'un monde déchiré entre deux rives."

(Le père de Bethia, pasteur) "Pendant plusieurs années, j'ai repoussé la poussière de ces huttes, accomplissant toutes les tâches matérielles qui pouvaient alléger le fardeau de ces gens, heureux de leur glisser à l'oreille quelques mots du Christ. Et maintenant, je commence enfin à distiller dans leur esprit la  pure liqueur de l'Evangile. Accompagner un peuple qui se dirigeait droit vers l'enfer et réussir à détourner sa trajectoire, et à lui ouvrir les yeux sur le Dieu...C'est pour cela que  nous devons lutter. Il s'agit d'un peuple admirable sous beaucoup d'aspects si on prend la peine de le connaître." page 23

Un  jour, alors que j'étais une toute petite fille, j'avais employé le terme "sauvages" à portée de mon père et il m'avait reprise. "Ne les appelle pas ainsi. Utilise le nom qu'ils se donnent ; Wampanoag. Cela signifie les gens de l'Est. page 25

Vers la fin du printemps seulement, je recommençai à me préoccuper de mes leçons, et je me sentis assez forte pour demander à mon père quand elles reprendraient. Il me répondit qu'il n'avait pas l'intention de poursuivre mon instruction, puisque je savais mon catéchisme par cœur. Il ne put cependant m'empêcher  d'entendre les séances  de travail avec Makepeace (son frère) . j'écoutais et j'apprenais. Avec le temps, quand mon père  pensait que je m'occupais du feu, ou que je me concentrais sur mon métier à tisser,  je consolidais  les bases de mon savoir: un peu de latin ici, un peu d'hébreu là, quelques notions de rhétorique. je n'eus aucune peine à apprendre ces choses...Quand il voulait instruire Makepeace, il (son père) me chargeait des tâches à l'extérieur..."Bethia, pourquoi  cherches-tu aussi obstinément  à quitter la place que Dieu t'a assignée? ..ta voie n'est pas celle de ton frère, cela ne peut être. Les femmes ne sont pas faites comme les hommes. Tu cours le risque d'embrouiller ton cerveau en pensant à des sujets intellectuels dont tu  n'as pas à te préoccuper. je me soucie un uniquement de ta santé présente et de ton bonheur futur. Il n'est pas convenable qu'une épouse en sache plus que son mari." page 31

(Bethia a rencontré un jeune Indien) Il me suivit sur le rivage et se mit à parler, déversant une cascade de syllabes, mais je parvins à saisir  qu'un ou deux mots du discours...Lentement, avec des mots simples, je lui dis qui j'étais...J'expliquai que j'avais appris les rudiments de sa langue en écoutant  les leçons que Iacoomis ( un Indien)  avait données à mon père. page 38

(Bethia est avec Caleb: nom que Bethia a donné au jeune Indien) "Pourquoi fixes-tu le ciel, Yeux d'orage (nom que le jeune Indien a donné à Bethia)? Tu cherches ton Dieu là-haut?" Je ne savais pas s'il se moquait de moi..."C'est là-haut qu'il habite, non, ton Dieu unique? Là-haut, au-dessus des nuages changeants?...Un seul Dieu, c'est étrange que vous autres Anglais, qui rassemblez tant de choses autour de vous, vous vous contentiez de si peu. Et votre Dieu est tellement distant, là-haut dans le ciel! Je n'ai pas besoin de chercher si loin. Je vois distinctement mon dieu du ciel, justelà, dit-il,  en tendant le bras vers le soleil. Keesakand le jour. Ce soir, Nanpawshat, le dieu d ela lune, prendra sa place. "page 53

J'entrepris donc le jour-même d'apprendre son alphabet à Caleb.  A, dis-je en dessinant la lettre dans le sable humide. Par exemple, dans "Adam a mangé la pomme". La première  difficulté apparut aussitôt: il n'avait jamais vu de pomme. Je promis de lui en apporter une de  notre petit verger., que père avait planté à notre arrivée. Mais cet obstacle n'était rien en comparaison  des traquenards à venir. Je commençai à lui présenter Adam, je lui décrivis le jardin et la chute, et déclarai que le péché originel nous avait souillés pour toujours. Je dus lui expliquer le concept de péché qui lui était étranger. Il affirma qu'il n'avait jamais péché et parut très offensé que je lui dise le contraire . page 61

Un jour où nous avions discuté de la Genèse, il me fit face, une lueur malicieuse dans les yeux. "Alors, tu dis que tout a été créé en six jours?" Je lui répondis que oui. "Tout?" répéta-t-il -"C'est ce que apprend la Bible répliquai-je.  - "Le paradis et l'enfer ont aussi été créés à ce moment-là?  -"C'est ce qui est écrit , et nous devons le croire. "....-"Alors, dis-moi une chose: pourquoi Dieu a-t-il créé l'enfer  avant qu'Adam et Eve aient péché?" Je ne m'étais jamais posé la question. Page 70, 71

(La petite vérole fait des ravages chez les Indiens) Nous disons souvent  que "les voies de la providence  divine  sont merveilleuses et impénétrables" De la même façon que Dieu a infligé  les plaies au peuple d'Egypte pour libérer les Hébreux de l'esclavage, beaucoup de gens ici affirment  qu'il a envoyé ce fléau  aux habitants de Nobnocket pour délivrer  les âmes des esclaves du paganisme. J'ai beaucoup de peine à admettre que cette effroyable pluie de mort ait pu avoir des conséquences bénéfiques, aussi je me tais quand le sujet est abordé.  page 103

(Caleb suite aux décès des ses parents, vient vivre avec la famille de Bethia)  Il étudiera avec Makepeace et de Joël...Si Caleb et Joël  se révèlent capables  de tirer profit  de son enseignement comme il l'espère, père a l'intention de les envoyer sur le continent avec Makepeace pour qu'ils se présentent à l'examen d'entrée à la faculté de Harvard. page 105

On prétend que le jour du Seigneur est consacré au repos, mais  ceux qui le prêchent ne sont pas en général des femmes. Même le dimanche, il faut allumer le feu, tirer de l'eau, préparer les victuailles, laver les nourrissons et les revêtir  de beaux habits. Ceux qui ont les moyens de posséder une vache,  doivent s'en occuper, car personne n'a sermonné la bête pour qu'elle retienne son lait  qui durcit ses pis. page 112

"Tu es sorti tôt" - Toujours répliqua-t-il. Aussi loin que je m'en souvienne, pas un matin ne s'est passé sans que je salue Keesaklan (le soleil) à son lever. Je m'immobilisai brusquement. Etait-il donc encore un  idolâtre? page 122

Je suis exaspérée quand je surprends une remarque  du maître, ou un commentaire des élèves les plus âgés, selon lesquels les Indiens ont une chance extraordinaire  de se trouver là . (A Harvard) page 137

Il (Caleb) avait pris  une autre poignée de sable, fixant chaque grain qui glissait entre ses doigts.  Vous êtes comme ces grains de sable. Chacun est une infime particule. Une centaine, plusieurs centaines, qu'importe!  Jette-les en l'air.  Tu ne les retrouveras même pas une fois qu'ils seront retombés sur le sol. Ils sont infinis. Vous vous déverserez sur cette terre et nous serons étouffés. Vos pierres de murs, vos arbres morts, les sabots de vos bêtes étrangers piétinant les bancs de palourdes. Mon oncle voit ces choses, ici et maintenant. Et dans sa transe, il voit le pire à venir. Vos murs vont s'élever partout  et ils finiront par nous exclure...Mon oncle voit cela et pire encore....page 178

Si la lecture est une bonne provende pour l'esprit, on a parfois le désir d'apprendre avec ses mains, pas seulement avec son intellect. page 229

- Le mariage est un choix difficile pour une femme anglaise. - Pourquoi présentes-tu les choses ainsi?  c'est sûrement le cas pour toutes les femmes. - Non, pas chez nous. D'après nos lois, une squaw ne cesse pas d'être une personne juste parce qu'elle a trouvé un mari. Le plus souvent, l'homme  vient vivre dans sa famille, et non l'inverse, aussi son statut quotidien ne change-t-il guère. Et si plus tard, elle veut le quitter et en épouser un autre, cela peut se régler par des pourparlers.  page 235

-"Croire que  nous connaissons la volonté de Dieu , c'est...Quel est le mot employé par les Grecs, nous venons juste de l'apprendre...Hubris? La meilleure question, la seule question dans  cette affaire (le  futur mariage de Bethia) , c'est de savoir  ce que tu veux toi, Bethia." Personne ne me l'avait jamais demandé auparavant...J'avais le choix, semblait-il, entre épouser Noah Merryl ou me marier avec Samuel Corlett...page 236

Les étudiants de première année mangeaient dans des écuelles en bois et buvaient dans des récipients en étain ou des chopes en faïence engobée.  Chacun avait son propre couteau et sa fourchette. Les convives trônant sur l'estrade utilisaient l'argenterie de la faculté. En dépit de tout ce remue-ménage et de ce décorum, le repas était simple et, je dois le dire, insuffisant. La vaisselle était peut-être en argent, mais seule la table, la pauvre table aurait pu se vanter de servir un morceau de gâteau aussi minuscule. page 305

 Dans ce  monde déchu, voilà notre condition. Chaque bonheur représente un rayon de lumière entre les ombres, toute gaieté est associée au chagrin. Il n'est point de naissance qui ne rappelle une mort, pas de victoire qui n'évoque une défaite. page 344

Caleb fut un héros (il est mort de tuberculose , un an après avoir eu ses diplômes de Harvard) , cela ne fait aucun doute. Armé de l'espoir de servir son peuple, il s'est aventuré dans un monde qui n'était pas le sien avec le courage d'un explorateur. Il a côtoyé des personnages les plus savants de son époque, prêt à prendre sa place parmi eux pour devenir un homme d'affaires. Il  a gagné le respect de ceux qui s'étaient montrés le plus pressé de l'écarter. Tout cela est vrai, absolument. J'ignore quelle demeure l'a accueilli , à la fin. Peut-être , le paradis céleste des Anglais, avec ses séraphins, ses chérubins et ses auphanim; ou encore la contrée chaude  et fertile de Kiehtan, très loin dans le Sud-Ouest. page 361


mardi, septembre 03, 2013

FLEURS D'AMANDIERS, 1903 (I. Eberhardt)

Bou-Saada, la reine fauve vêtue de ses jardins obscurs et gardée par ses collines violettes dort, voluptueuse, au bord escarpé de l'oued où l'eau bruisse  sur les cailloux blancs et roses. Penchés comme en une nonchalance de rêve sur les petits murs terreux, les amandiers pleurent leurs larmes blanches sous la caresse du vent...Leur parfum doux plane dans la tiédeur molle de l'air, évoquant une douce mélancolie charmante.
C'est le printemps et, sous ces apparences de langueur, et de fin attendrie des choses, la vie couve, violente,, pleine d'amour et d'ardeur, la sève puissante monte  des réservoirs mystérieux de la terre, pour éclore  bientôt en une ivresse de renouveau.
Le silence des cités du Sud règne sur Bou-Saada et, dans la ville arabe, les passants sont rares.  Dans l'oued , pourtant, circulent  parfois des théories de femmes et de fillettes en costumes éclatants..
Mlahfa violettes, vert émeraude, rose vif, jaune citron, grenat,  bleu de ciel, orange, rouges ou blanches brodées de fleurs et d'étoiles multicolores...Têtes coiffées du lourd édifice de la coiffure saharienne, composée de tresses, de mains d'or ou d'argent, de chaînettes, de petits miroirs et d'amulettes, ou couronnées de diadèmes ornés  de plumes  noires. Tout cela passe, chatoie au soleil, les groupes se  forment et se déforment en un arc-en-ciel sans cesse changeant, comme un essaim de papillons charmants.
Et ce sont des groupes d'hommes vêtus  et encapuchonnés de blanc, aux visages graves et bronzés, qui débouchent  en silence des ruelles ocreuses.
Depuis des années, devant une masure en boue séchée au soleil ami, deux vieilles femmes sont assises du matin au soir. Elles portent  des mlahfa rouge sombre, dont la laine épaisse forme des plis lourds autour de leur corps de momie. Coiffées selon l'usage du pays, avec des tresses de laine rouge et des tresses de cheveux gris teints au henné en orange vif, elles portent de lourds  anneaux dans leurs oreilles fatiguées, que soutiennent des chaînettes d'argent agrafées dans  des mouchoirs  de soie  de la coiffure. Des colliers de pièces d'or et de pâte aromatique durcie, de lourdes plaques d'argent ciselé couvrent leurs poitrines affaissées; à chacun de leurs mouvements, rares et lents, toutes ces parures et les bracelets à clous de leurs chevilles et de leurs poignets osseux, tintent.
Immobiles comme de vieilles idoles oubliées, elles regardent , à travers la fumée bleue de leurs cigarettes, passer les hommes qui n'ont plus un regard pour elles, les cavaliers, les cortèges de noce, les caravanes de chameaux ou de mulets, les vieillards caducs qui ont été leurs amants, jadis...tout ce mouvement de la vie ne les touche plus.
Les yeux ternes, démesurément agrandis par le kehol, leurs joues fardées quand même, malgré leurs rides, leurs lèvres rougies, tout cet apparat jette comme une ombre sinistre sur ces visages émaciés et édentés.
...Quand elles étaient jeunes, Saâdia, à la fine figure aquiline et bronzée, et Habiba, blanche et frêle, charmaient les loisirs des Bou-Saadi et des nomades.
Maintenant, riches, parées du produit de leur rapacité d'antan, elles contemplent en paix , le décor chatoyant de la grande cité où le-Tell se rencontre avec le Sahara, où les races d'Afrique viennent se mêler. Et elles sourient...à la vie qui continue immuable et sans elles, ou à leurs souvenirs...qui sait?
Aux heures où la voix lente et plaintive des moueddhen appelle les croyants, les deux amies se lèvent et se prosternent sur une natte insouillée, avec un grand cliquetis de bijoux. Puis, elles reprennent leur place et leur songerie, comme si elles attendaient quelqu'un qui ne vient pas...
Rarement, elles échangent quelques paroles...
-Regarde, ô Saâdia, là-bas. Si-Châlal, le cadi...Te souviens-tu du temps où il était ton amant? Quel fringant cavalier, c'était alors! Comme il enlevait adroitement sa jument noire. Et comme il était généreux, quoique simple adel encore.  A présent, il est vieux...Il lui faut deux serviteurs pour le faire monter sur  sa mule aussi sage que lui, et les femmes qui n'osent plus le regarder en face...lui dont je mangeais les yeux de baisers.
- Oui...et Si Ali, le lieutenant, qui, simple spahi, était venu avec Si Châlal, et que j'ai tant aimé? T'en souviens-tu? Lui aussi, c'était un cavalier hardi et un joli garçon...Comme j'ai pleuré , quand il est parti pour Médéah! Lui riait, il était heureux; on venait de le nommer brigadier et il m'oubliait déjà!  Les hommes sont ainsi... Il est mort l'an dernier...Dieu lui accore sa miséricorde!
Parfois, elles chantent des couplets d'amour qui sonnent étrangement dans leurs bouches  à la voix chevrotante, presque éteinte déjà!
Et elles vivent ainsi, insouciantes, parmi les fantômes des jours  passés, attendant que l'heure sonne.
...Le soleil rouge  monte lentement derrière les montagnes drapées de brume légère. Une lueur pourpre passe à la face des choses, comme un voile de pudeur. Les rayons naissants  sèment des aigrettes de feu à la cime des dattiers et des coupoles d'argent des marabouts semblent en or massif. pendant un instant, toute la vieille ville fauve flambe, comme calcinée par une flamme intérieure, tandis que les dessous des jardins, le lit de l'oued, les sentiers étroits demeurent dans l'ombre , vagues, comme emplis d'une fumée bleue qui délaye les formes, adoucit les angles, ouvrant des lointains de mystère entre les petits murs blancs et les troncs ciselés des dattiers...Sur le bord de la rivière, la lueur du jour incarnadin teinte en rose les larmes éparses, figées en une neige candide, des amandiers pensifs.
Devant la maison des deux vieilles amies, le vent frais achève de disperser la cendre du foyer éteint, qu'elle emporte en un petit tourbillon bleuâtre. Saâdia et Habiba ne sont pas à leur place accoutumée.

A l'intérieur,une plainte rauque , tantôt stridente, monte. Autour de la natte sur laquelle Habiba est couchée, tel un informe paquet  d'étoffe rouge, sur l'immobilité  raide duquel les bijoux scintillent étrangement, Saâdia et d'autres amoureuses d'antan se lamentent, se déchirant le visage à grands coups d'ongles. Et le cliquetis  des bijoux accompagnent  en cadence la plainte des pleureuses.
A l'aube, Habiba, trop vieille et trop usée, est morte, sans agonie, bien doucement, parce que le ressort de la vie s'était  peu à peu brisé en elle.
...On lave le corps à grande eau, on l'entoure de linges  blancs sur lesquels on verse des aromates, puis , on le couche, le visage tourné vers l'Orient. Vers midi, des hommes viennent  qui emportent Habiba vers l'un des cimetières sans clôture où le sable du désert roule librement sa vague éternelle contre les pierres grises, innombrables.
C'est fini... Et Saâdia , seule désormais, a repris sa place. Avec la fumée bleue de son éternelle cigarette achève de s'exhaler le peu de vie qui reste encore en elle, tandis que sur les rives de l'oued ensoleillé et dans l'ombre  des jardins, les amandiers finissent de pleurer leurs larmes blanches, en un sourire de tristesse printanière...

vendredi, août 30, 2013

RADEAU (Antoine Choplin)

Antoine Choplin est né en 1962 à Châteauroux dans l'Indre. J'ai déjà lu un de ses livres "Le Héron de Guernica". Voici en autre "Radeau". Petit livre facile à lire, écrit avec délicatesse.

1940. En pleine débâcle, Louis au volant d'un camion, fuit devant l'arrivée prochaine des Allemands. Sa cargaison est précieuse. Il transporte des tableaux du Louvre qu'il faut mettre à l'abri. Sur la route, il dépasse une femme. Les consignes sont strictes: il ne doit pas s'arrêter. Et pourtant...

Antoine Choplin conte son histoire d'amour avec beaucoup de délicatesse, de retenue, de pudeur comme s'il ne voulait pas importuner ses personnages. Il les observe, s'attache à des détails, avec une économie de mots comme si cette "bulle amoureuse "les protégeaient d'un danger potentiel.

"Pour vous, Sarah, c'est quoi les choses qui comptent dans la vie? Elle le regarde. Elle dit: c'est curieux comme question. C'est curieux de dire dans la vie parce que je ne vois rien d'autre qui compte vraiment que la vie elle-même."

Où étiez-vous, lui demande Louis. Elle hésite avant dire: Je ne sais pas très bien au juste. Quelque part où tout était un  peu sombre et entrelacé. Louis a dit que c'est vrai, les rêves sont des lieux pour faire des entrelacements.

Elle dit qu'elle vient de marcher aux alentours, que c'est un beau pays, aux couleurs douces, aux pierres qui racontent , que c'est un pays de poètes."

lundi, août 19, 2013

MAN (Kim Thuy)

"Kim Thuy , née à Saigon pendant l'offensive du Têt, a fui le Vietnam avec d'autres boat-people à l'âge de dix ans. Ru son premier roman a enthousiasmé les lecteurs de vingt pays.
Voici son deuxième roman. Man, la narratrice, a quitté Saigon, pour rejoindre son mari, un restaurateur vietnamien, exilé au Québec Mariage arrangé, bien sûr, l'époux ayant été choisi par sa mère. Elle s'installe dans cette nouvelle vie sans véritables espoirs, ni regrets, semblant ne rien attendre de précis dans cette existence entièrement dévouée au travail. Elle s'investit en cuisine, concoctant des plats qui, parfois, tirent es larmes aux clients. C'est sa meilleure amie, Julie, qui va l'ouvrir au monde et lui faire trouver le juste équilibre entre le rigidité de son éducation vietnamienne et les postures démonstratives propres aux Occidentaux: prendre ses enfants dans ses bras, les embrasser, chanter à voix haute...Et puis, il y a Luc, rencontré en France après la parution d'un ouvrage culinaire devenu un best-seller. Luc, l'homme marié, qui deviendra l'amant passionné, celui dont elle gardera en mémoire , chacune des parcelles de la peau. Celui  , grâce auquel elle osera " se regarder nue longuement dans un miroir". Une histoire d'amour aussi brûlante qu'impossible."

Maman et moi, nous ne nous ressemblons pas. Elle est petite, et moi, je suis grande. Elle a le teint foncé, et moi, j'ai la peau des poupées françaises. Elle a un trou dans le mollet, et moi, j'ai un trou dans le cœur. Ma première mère, celle qui m'a conçue et mise au monde , avait un trou dans la tête...Ma deuxième mère, celle qui m'a cueillie dans un potager au milieu des plants d'okra, avait un trou dans la foi. Elle ne croyait plus aux gens, surtout quand ils parlaient...Ma troisième mère, celle qui m'a vue tenter mes premiers pas, est devenue Maman, ma maman...Elle m'a donné une nouvelle naissance. page 9

(le jour de son mariage) Je suis restée debout à le regarder et je regrettais  qu'il ne puisse se voir entouré de toutes ces fleurs. A cet instant précis, j'ai su que je resterais toujours debout, qu'il ne penserait  jamais à me faire une place à côté de lui parce qu'il n'était qu'un homme seul et esseulé. page 17

Maman a vu sa vie se renverser au son du premier tir d'une embuscade entre deux rives, entre l'Est et l'Ouest, entre la résistance qui réclamait l'indépendance   et le régime en place qui enseignait aux élèves aux yeux bridés à dire : "nos ancêtres, les Gaulois" sans y voir d'incohérence. page 27

Maman s'est réveillée dans le coin d'une hutte en paille, entourée  de sons familiers. Tout près, les crépitements du charbon, le bruissement des feuilles de palmiers d'eau...Elle a ainsi cessé d'avoir peur. Dans ce village, il n'y avait plus de "femme" ou "homme" , ni de "tante" ou "grand-oncle", seulement des  camarades.  Elle est devenue camarade Nhan, un nom qu'elle s'est donné avant d'ouvrir les yeux pour la première fois, un nom qui n'avait ni bagage ni de famille. (Elle a jeté par-dessus bord ses papiers d'identité à l'arrivée des communistes)...Elle a vécu cinq ans dans ce village...Elle aurait pu, peut-être, s'échapper et retourner chez elle...Personne ne l'avait torturée. Personne ne l'avait interrogée. On avait seulement exigé d'elle des dissertations et des présentations sur le patriotisme, le courage, l'indépendance, le colonialisme, le sacrifice. Elle avait honte de rester à l'intérieur de ces frontières invisibles parce qu'elle voulait épargner à sa famille des soupçons  et des accusations de trahison si elle retournait habiter avec eux après avoir vécu  sur l'autre rive,  chez l'ennemi. Elle  y est restée  aussi pour elle, pour éviter de vivre. dans ce village, il n'y avait qu'à suivre. pages 29, 30

Moi, je n'ai jamais su qui était mon géniteur. Les mauvaises langues prétendent qu'il est blanc, grand et colonisateur puisque j'ai le nez fin et la peau diaphane...Je m'appelle Man, qui veut dire "parfaitement comblée" ou "qu'il ne reste rien à désirer" ou que "tous les voeux ont été exaucés". page 34

Une fois, j'ai entendu dire... qu'il ne faut poser que des questions auxquelles on a  déjà des réponses...Je ne trouverai jamais de réponses à mes questions, et c'est  peut-être pour cette raison que je n'en ai jamais posé. page 37

Dès que j'ai su écrire, Maman m'a imposé des dictées tous les soirs, qu'il y ait une panne d'électricité ou non. Elle me lisait le livre de Maupassant à la lueur d'une lampe à huile de la taille d'un verre. Nous alternions pour avoir la lumière de la flamme...Avant de se coucher, Maman remettait le livre  au fond de sa boîte métallique et l'enterrait dans une cachette. C'était le plus grand des secrets puisque les livres étrangers  étaient bannis, surtout les romans, plus précisément  la frivolité de la fiction. page 45

(des fiancés)) On ne leur souhaite pas l'amour mais le bonheur; et en double: le mot est écrit deux fois... Les jeunes mariés ne s'encombrent pas des inquiétudes de ceux qui ont vécu l'épreuve avant eux...Et croient  que le bonheur vient immanquablement  avec le mariage ou l'inverse. page 49

Quand les Vietnamiens se rencontrent, le village d'origine  et l'arbre généalogique  sont les deux sujets qui ouvrent la plupart des conversations, parce que nous croyons  fermement  que nous sommes ce que nos ancêtres  ont été, que nos destins répondent  aux gestes des vies qui nous ont précédés. les moins vieux  se souvenaient  des frères et des sœurs de Maman et savaient que je ne leur ressemblais pas. On enviait mes jambes effilées mais on craignait  l'histoire irrégulière  dissimulée derrière mes courbes trop prononcées. page 53

Beaucoup de livres  en français et en anglais  avaient été confisqués pendant les années  de chaos politique On ne connaîtra jamais le sort de ces livres, mais certains avaient survécu en pièces détachées...page 57

Julie m'a fait  découvrir un lieu  en dehors de mon quotidien afin que je voie l'horizon, afin que je désire l'horizon. Elle voulait que j'apprenne à respirer profondément et non plus suffisamment...Elle faisait mon éducation en langues, en gestes, en émotions. A plusieurs reprises, elle m'a placée devant un miroir en m'obligeant à converser avec elle tout en nous regardant  afin que je puisse constater l'immobilité de mon corps par rapport au sien. page 65

...Le visage de Maman, comme celui de mon mari, ne laissait transparaître ni la peine ni la joie, et encore moins le plaisir, alors que je pouvais  tout lire  sur celui de Julie. page 67

Il est dit que le bonheur  ne s'achète pas. Or, j'ai appris de Julie que par lui-même le bonheur se multiplie, se partage, s'adapte à chacun d'entre nous. page 74

La Palanche ( un livre de recettes écrit pas Man)  séduisait Paris, où bon nombre de lecteurs avaient entretenu une relation intime avec le Vietnam. page 82

Luc (un Français né au Vietnam) m'a entraînée dans ces contes de fées en  me couvrant  de son manteau de duvet, dont les manches m'arrivaient aux genoux. Je suis montée maladroitement derrière lui sur le scooter et nous avons traversé Paris jusqu'à la résidence  de sa mère.pages 93, 94

Sur le chemin du retour, Luc m'a pointé  du doigt les coquelicots qui coloraient le bord des autoroutes...Quant à moi, je vivais un rêve éveillé dans lequel je n'osais pas cligner des yeux de peur que tout disparaisse. page 97

J'ai proposé que nous mangions à la table des enfants afin de recréer l'ambiance des  restaurants  de rue ...Luc a voulu les faire rire en attrapant un cube ( de mangue)   qui leur était destiné. Son mouvement brusque l'a fait  glisser,  alors par réflexe, nous l'avons tous les deux attrapé au vol. Je me suis retrouvée à un iota de ses lèvres. Jusqu'à ce moment précis, je n'avais  jamais ressenti le  désir d'embrasser  sur la bouche de qui que ce soit.  page 101

Mon mari et moi n'avions pas adopté les baisers que les couples se donnent en guise de salutation ou de préliminaires...Il suffisait de dire "être proche" pour comprendre qu'il y avait eu  relation sexuelle. Il suffisait que mon mari se tourne vers moi pour que je comprenne  mon devoir d'épouse. page 102

Comme Luc, j'avais fait un mariage  parfait jusqu'à ce qu'il dégage mes cheveux avec le dos de  ses mains et hume le côté de mon cou en me demandant de ne pas bouger, sinon il tomberait et hurlerait. ...J'étais restée immobile devant lui, dépassée par cette secousse d'émotions qui m'était si étrangère. Il m'avait regardée traverser la ligne de sécurité, partir sans date ni promesse de retour. page 104

L'intimité entre  mes enfants et Julie m'a toujours rassurée. Ils s'embrassaient, s'enlaçaient, se murmuraient des secrets et des mots doux...Je remerciais aussi Philippe (qui travaille aux cuisines)  de leur avoir répété, sans cesse les mots: "je t'aime" avec ses cœurs dessinés, modelés,  écrits sur  des tuiles aux amandes, des guimauves, des jujubes, des mousses au chocolat...De toutes les lettres que j'avais écrites à Maman, aucune ne contenait  ces trois mots : "Tu me manques", et pourtant chacun des détails racontés souffrait de cette absence. page 109

A mon retour de Paris, mon visage m'avait peut-être trahie. Maman avait tout de suite saisi ma fébrilité, malgré le déferlement des cadeaux sur la table du salon. Page 114

Au fil des semaines suivant mon retour, Luc  m'a construit un nouvel univers avec des mots inusités, dont "mon ange", devenu exclusivement mien. Dans ma tête, je n'entendais plus que sa voix qui prenait de mes nouvelles tous les matins à 8h06,  heure à laquelle je commençais ma journée  de travail. page 115

Luc s'est endormi à côté de moi alors  qu'il n'avait jamais pu s'abandonner au sommeil dans les bras d'une maîtresse. Pour ma part, j'avais appris  à m'endormir rapidement, sur commande, afin que mes paupières servent de rideaux descendant sur les paysages ou les scènes dans lesquels je  préférais m'absenter...Etrangement, pendant cette journée volée au temps, je n'ai pas pu fermer l'œil. Je gravais dans ma mémoire chacune des parcelles de la peau de Luc. page 125

Il est reparti le lendemain après-midi en me demandant  de coudre un de mes cheveux dans le tissage de son veston et un autre dans le fond  de la poche droite  de son jean. page 132

La dernière fois que nous nous sommes vus à Paris, alors que nous fermions ma valise à la hâte, Luc m'a demandé: " Si je me présentais  à ta porte la semaine prochaine, que dirais-tu? " Par réflexe, sans même avoir pris le temps de suspendre  mes gestes, j'ai répondu par un seul mot: "Catastrophe", en l'embrassant. C'était une réelle question et je ne l'ai pas comprise. page 134

J'ignorais que beaucoup de larmes avaient coulé chez lui, que des mots indicibles avaient été lancés et des blessures, infligées. Quand j'ai finalement saisi l'étendue de sa question  et la portée de ma réponse, il était déjà trop tard.  page 135

J'ai retenu mon souffle pour me couper en deux, m'amputer de Luc, mourir en partie. Sinon, il mourrait en entier, déchiré en deux, en sept, déchiqueté en mille morceaux, faisant de ses enfants des blessés collatéraux. page 136

Moi, je possédais l'éternité parce que le temps est infini quand on n'attend rien....Heureusement, la langue vietnamienne ne comporte pas de temps de verbe. Tout se dit  à l'infinitif, au temps présent. Ainsi, il m'était facile d'oublier d'ajouter "demain", "hier", ou "jamais" à mes phrases pour que la voix de Luc redevienne sonore. pages 137, 138