lundi, août 19, 2013

MAN (Kim Thuy)

"Kim Thuy , née à Saigon pendant l'offensive du Têt, a fui le Vietnam avec d'autres boat-people à l'âge de dix ans. Ru son premier roman a enthousiasmé les lecteurs de vingt pays.
Voici son deuxième roman. Man, la narratrice, a quitté Saigon, pour rejoindre son mari, un restaurateur vietnamien, exilé au Québec Mariage arrangé, bien sûr, l'époux ayant été choisi par sa mère. Elle s'installe dans cette nouvelle vie sans véritables espoirs, ni regrets, semblant ne rien attendre de précis dans cette existence entièrement dévouée au travail. Elle s'investit en cuisine, concoctant des plats qui, parfois, tirent es larmes aux clients. C'est sa meilleure amie, Julie, qui va l'ouvrir au monde et lui faire trouver le juste équilibre entre le rigidité de son éducation vietnamienne et les postures démonstratives propres aux Occidentaux: prendre ses enfants dans ses bras, les embrasser, chanter à voix haute...Et puis, il y a Luc, rencontré en France après la parution d'un ouvrage culinaire devenu un best-seller. Luc, l'homme marié, qui deviendra l'amant passionné, celui dont elle gardera en mémoire , chacune des parcelles de la peau. Celui  , grâce auquel elle osera " se regarder nue longuement dans un miroir". Une histoire d'amour aussi brûlante qu'impossible."

Maman et moi, nous ne nous ressemblons pas. Elle est petite, et moi, je suis grande. Elle a le teint foncé, et moi, j'ai la peau des poupées françaises. Elle a un trou dans le mollet, et moi, j'ai un trou dans le cœur. Ma première mère, celle qui m'a conçue et mise au monde , avait un trou dans la tête...Ma deuxième mère, celle qui m'a cueillie dans un potager au milieu des plants d'okra, avait un trou dans la foi. Elle ne croyait plus aux gens, surtout quand ils parlaient...Ma troisième mère, celle qui m'a vue tenter mes premiers pas, est devenue Maman, ma maman...Elle m'a donné une nouvelle naissance. page 9

(le jour de son mariage) Je suis restée debout à le regarder et je regrettais  qu'il ne puisse se voir entouré de toutes ces fleurs. A cet instant précis, j'ai su que je resterais toujours debout, qu'il ne penserait  jamais à me faire une place à côté de lui parce qu'il n'était qu'un homme seul et esseulé. page 17

Maman a vu sa vie se renverser au son du premier tir d'une embuscade entre deux rives, entre l'Est et l'Ouest, entre la résistance qui réclamait l'indépendance   et le régime en place qui enseignait aux élèves aux yeux bridés à dire : "nos ancêtres, les Gaulois" sans y voir d'incohérence. page 27

Maman s'est réveillée dans le coin d'une hutte en paille, entourée  de sons familiers. Tout près, les crépitements du charbon, le bruissement des feuilles de palmiers d'eau...Elle a ainsi cessé d'avoir peur. Dans ce village, il n'y avait plus de "femme" ou "homme" , ni de "tante" ou "grand-oncle", seulement des  camarades.  Elle est devenue camarade Nhan, un nom qu'elle s'est donné avant d'ouvrir les yeux pour la première fois, un nom qui n'avait ni bagage ni de famille. (Elle a jeté par-dessus bord ses papiers d'identité à l'arrivée des communistes)...Elle a vécu cinq ans dans ce village...Elle aurait pu, peut-être, s'échapper et retourner chez elle...Personne ne l'avait torturée. Personne ne l'avait interrogée. On avait seulement exigé d'elle des dissertations et des présentations sur le patriotisme, le courage, l'indépendance, le colonialisme, le sacrifice. Elle avait honte de rester à l'intérieur de ces frontières invisibles parce qu'elle voulait épargner à sa famille des soupçons  et des accusations de trahison si elle retournait habiter avec eux après avoir vécu  sur l'autre rive,  chez l'ennemi. Elle  y est restée  aussi pour elle, pour éviter de vivre. dans ce village, il n'y avait qu'à suivre. pages 29, 30

Moi, je n'ai jamais su qui était mon géniteur. Les mauvaises langues prétendent qu'il est blanc, grand et colonisateur puisque j'ai le nez fin et la peau diaphane...Je m'appelle Man, qui veut dire "parfaitement comblée" ou "qu'il ne reste rien à désirer" ou que "tous les voeux ont été exaucés". page 34

Une fois, j'ai entendu dire... qu'il ne faut poser que des questions auxquelles on a  déjà des réponses...Je ne trouverai jamais de réponses à mes questions, et c'est  peut-être pour cette raison que je n'en ai jamais posé. page 37

Dès que j'ai su écrire, Maman m'a imposé des dictées tous les soirs, qu'il y ait une panne d'électricité ou non. Elle me lisait le livre de Maupassant à la lueur d'une lampe à huile de la taille d'un verre. Nous alternions pour avoir la lumière de la flamme...Avant de se coucher, Maman remettait le livre  au fond de sa boîte métallique et l'enterrait dans une cachette. C'était le plus grand des secrets puisque les livres étrangers  étaient bannis, surtout les romans, plus précisément  la frivolité de la fiction. page 45

(des fiancés)) On ne leur souhaite pas l'amour mais le bonheur; et en double: le mot est écrit deux fois... Les jeunes mariés ne s'encombrent pas des inquiétudes de ceux qui ont vécu l'épreuve avant eux...Et croient  que le bonheur vient immanquablement  avec le mariage ou l'inverse. page 49

Quand les Vietnamiens se rencontrent, le village d'origine  et l'arbre généalogique  sont les deux sujets qui ouvrent la plupart des conversations, parce que nous croyons  fermement  que nous sommes ce que nos ancêtres  ont été, que nos destins répondent  aux gestes des vies qui nous ont précédés. les moins vieux  se souvenaient  des frères et des sœurs de Maman et savaient que je ne leur ressemblais pas. On enviait mes jambes effilées mais on craignait  l'histoire irrégulière  dissimulée derrière mes courbes trop prononcées. page 53

Beaucoup de livres  en français et en anglais  avaient été confisqués pendant les années  de chaos politique On ne connaîtra jamais le sort de ces livres, mais certains avaient survécu en pièces détachées...page 57

Julie m'a fait  découvrir un lieu  en dehors de mon quotidien afin que je voie l'horizon, afin que je désire l'horizon. Elle voulait que j'apprenne à respirer profondément et non plus suffisamment...Elle faisait mon éducation en langues, en gestes, en émotions. A plusieurs reprises, elle m'a placée devant un miroir en m'obligeant à converser avec elle tout en nous regardant  afin que je puisse constater l'immobilité de mon corps par rapport au sien. page 65

...Le visage de Maman, comme celui de mon mari, ne laissait transparaître ni la peine ni la joie, et encore moins le plaisir, alors que je pouvais  tout lire  sur celui de Julie. page 67

Il est dit que le bonheur  ne s'achète pas. Or, j'ai appris de Julie que par lui-même le bonheur se multiplie, se partage, s'adapte à chacun d'entre nous. page 74

La Palanche ( un livre de recettes écrit pas Man)  séduisait Paris, où bon nombre de lecteurs avaient entretenu une relation intime avec le Vietnam. page 82

Luc (un Français né au Vietnam) m'a entraînée dans ces contes de fées en  me couvrant  de son manteau de duvet, dont les manches m'arrivaient aux genoux. Je suis montée maladroitement derrière lui sur le scooter et nous avons traversé Paris jusqu'à la résidence  de sa mère.pages 93, 94

Sur le chemin du retour, Luc m'a pointé  du doigt les coquelicots qui coloraient le bord des autoroutes...Quant à moi, je vivais un rêve éveillé dans lequel je n'osais pas cligner des yeux de peur que tout disparaisse. page 97

J'ai proposé que nous mangions à la table des enfants afin de recréer l'ambiance des  restaurants  de rue ...Luc a voulu les faire rire en attrapant un cube ( de mangue)   qui leur était destiné. Son mouvement brusque l'a fait  glisser,  alors par réflexe, nous l'avons tous les deux attrapé au vol. Je me suis retrouvée à un iota de ses lèvres. Jusqu'à ce moment précis, je n'avais  jamais ressenti le  désir d'embrasser  sur la bouche de qui que ce soit.  page 101

Mon mari et moi n'avions pas adopté les baisers que les couples se donnent en guise de salutation ou de préliminaires...Il suffisait de dire "être proche" pour comprendre qu'il y avait eu  relation sexuelle. Il suffisait que mon mari se tourne vers moi pour que je comprenne  mon devoir d'épouse. page 102

Comme Luc, j'avais fait un mariage  parfait jusqu'à ce qu'il dégage mes cheveux avec le dos de  ses mains et hume le côté de mon cou en me demandant de ne pas bouger, sinon il tomberait et hurlerait. ...J'étais restée immobile devant lui, dépassée par cette secousse d'émotions qui m'était si étrangère. Il m'avait regardée traverser la ligne de sécurité, partir sans date ni promesse de retour. page 104

L'intimité entre  mes enfants et Julie m'a toujours rassurée. Ils s'embrassaient, s'enlaçaient, se murmuraient des secrets et des mots doux...Je remerciais aussi Philippe (qui travaille aux cuisines)  de leur avoir répété, sans cesse les mots: "je t'aime" avec ses cœurs dessinés, modelés,  écrits sur  des tuiles aux amandes, des guimauves, des jujubes, des mousses au chocolat...De toutes les lettres que j'avais écrites à Maman, aucune ne contenait  ces trois mots : "Tu me manques", et pourtant chacun des détails racontés souffrait de cette absence. page 109

A mon retour de Paris, mon visage m'avait peut-être trahie. Maman avait tout de suite saisi ma fébrilité, malgré le déferlement des cadeaux sur la table du salon. Page 114

Au fil des semaines suivant mon retour, Luc  m'a construit un nouvel univers avec des mots inusités, dont "mon ange", devenu exclusivement mien. Dans ma tête, je n'entendais plus que sa voix qui prenait de mes nouvelles tous les matins à 8h06,  heure à laquelle je commençais ma journée  de travail. page 115

Luc s'est endormi à côté de moi alors  qu'il n'avait jamais pu s'abandonner au sommeil dans les bras d'une maîtresse. Pour ma part, j'avais appris  à m'endormir rapidement, sur commande, afin que mes paupières servent de rideaux descendant sur les paysages ou les scènes dans lesquels je  préférais m'absenter...Etrangement, pendant cette journée volée au temps, je n'ai pas pu fermer l'œil. Je gravais dans ma mémoire chacune des parcelles de la peau de Luc. page 125

Il est reparti le lendemain après-midi en me demandant  de coudre un de mes cheveux dans le tissage de son veston et un autre dans le fond  de la poche droite  de son jean. page 132

La dernière fois que nous nous sommes vus à Paris, alors que nous fermions ma valise à la hâte, Luc m'a demandé: " Si je me présentais  à ta porte la semaine prochaine, que dirais-tu? " Par réflexe, sans même avoir pris le temps de suspendre  mes gestes, j'ai répondu par un seul mot: "Catastrophe", en l'embrassant. C'était une réelle question et je ne l'ai pas comprise. page 134

J'ignorais que beaucoup de larmes avaient coulé chez lui, que des mots indicibles avaient été lancés et des blessures, infligées. Quand j'ai finalement saisi l'étendue de sa question  et la portée de ma réponse, il était déjà trop tard.  page 135

J'ai retenu mon souffle pour me couper en deux, m'amputer de Luc, mourir en partie. Sinon, il mourrait en entier, déchiré en deux, en sept, déchiqueté en mille morceaux, faisant de ses enfants des blessés collatéraux. page 136

Moi, je possédais l'éternité parce que le temps est infini quand on n'attend rien....Heureusement, la langue vietnamienne ne comporte pas de temps de verbe. Tout se dit  à l'infinitif, au temps présent. Ainsi, il m'était facile d'oublier d'ajouter "demain", "hier", ou "jamais" à mes phrases pour que la voix de Luc redevienne sonore. pages 137, 138






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