"Nationalité, nom, sexe, tout semble faire problème chez cette jeune Russe sans Russie (elle ne connaîtra jamais le pays dont elle parle la langue), qui ne porte pas le nom de son père et se ressent durement de sa naissance (Trofimovski est là pourtant, il vit avec sa mère et assure son éducation), chez cette fille qui se veut garçon, matelot, Bédouin, nomade de toutes les façons: "J'ai renoncé à avoir un coin à moi, en ce monde, un foyer, la paix, la fortune. J'ai revêtu la livrée, parfois bien lourde, du vagabond et des sans-patrie" notera-t-elle dans Mes Journaliers, à la date du 18 janvier 1900.
Le leurre de la colonisation a rendu le monde arabe presque familier alors qu'il demeure parfaitement étrange, radicalement différent et ne se laisse découvrir que par qui a pris la peine de l'apprendre en s'en imprégnant, lentement et longuement. c'est la parti pris d'Isabelle Eberhardt, qui se familiarise peu à peu avec les mœurs et les dialectes des régions qu'elle parcourt..."Un droit que bien peu d'intellectuels se soucient de revendiquer, c'est le droit à l'errance, au vagabondage... Pour qui connaît la valeur mais aussi la délectable saveur de la solitaire liberté (car on n'est libre que tant qu'on est seul), l'acte de s'en aller est le plus courageux et le plus beau...Etre seul, être pauvre de besoins, être ignoré, étranger, chez soi et partout, et marcher, solitaire et grand à la conquête du monde" Heures de Tunis , 1902. La voyageuse, on le voit, emploie toujours le masculin pour se désigner, ses notes personnelles ne font pas exception sur ce point . pages 10, 11, 12"
C'est une grave erreur de croire que l'on peut faire des études de mœurs populaires sans se mêler au milieu que l'on étudie, sans vivre leur vie. page 19
Je me grisais de sa voix (celle d'Ahmed) en cette langue arabe qu'il parlait aussi bien que sa langue maternelle, le turc. Il développait d 'ingénieuses et subtiles théories d'art, de philosophie, toujours empreintes de son souriant épicurisme voluptueux et indolent. Il m'écoutait aussi lui dire mes pensées à moi, mes doutes, mes séductions...Mon déguisement et le titre de sidi (monsieur) que me décernaient naïvement les Arabes faisaient beaucoup rire Ahmed...En amour, il était voluptueux et raffiné, semblable à une sensitive que tout contact brutal fait souffrir. Pour lui, le plaisir des sens n'était la volupté suprême. Il y ajoutait la volupté intellectuelle, infiniment supérieure. pages 31, 32
Achoura, comme toutes les filles de sa race, regardait le trafic de son corps comme le seul gage d'affranchissement accessible à une femme. Elle ne voulait plus de la claustration domestique, elle voulait vivre au grand jour et elle n'avait point honte d'être ce qu'elle était. Cela lui semblait légitime et ne gênait pas son amour pour l'élu (un chérif), car l'idée ne lui vint même jamais d'assimiler leurs ineffables ivresses à ce qu'elle appelait du mot sabir et cynique de "coummerce".page 37
Si Allela avait parlé en vers, en un arabe ancien et savant et cependant Melika avait compris et son sourire disait sa joie. Dans une chambre tapissée de faïence et ont un léger rideau fermait la porte, Si Allela goûta une ivresse inconnue, en gamme ascendante dans l'intensité inouïe de la sensation allant jusqu'à l'apothéose. Au réveil, Si Allela eut la conscience très nette d'être devenu autre. L'ennui avait disparu et il sentait son cœur empli d'une tiédeur ignorée qui remontait vers son esprit, en joie, sans cause apparente...Un morne ennui , une sourde irritation l'envahissaient, une impatience en face de la nécessité de passer encore une journée dans cette boutique, loin de Malika. Et pourtant, il fallait se soumettre. la vie musulmane est ainsi faite, toute de discrétion, de mystère, de respect des vieilles coutumes et surtout de soumission patriarcale. pages 46, 47
Elle (Taalith) se souvenait , comme d'un rêve très beau, de jours plus gais sur des coteaux riants que dorait le soleil, au pied des montagnes puissantes que des gorges déchiraient, ouvraient sur la tiédeur bleue de l'horizon...Petite bergère libre et rieuse, elle avait joué là, dans le bain continuel de la bonne lumière vivifiante, les membres robustes, presque nus, au soleil. Puis, elle songeait avec un frisson retrouvé aux épousailles magnifiques, quand elle avait été donnée à Reski ou Saïd, le beau chasseur qu'elle aimait...Puis , les heures noires étaient venues... Une nuit, des voleurs de chevaux avaient tué Rezki d'un coup de fusil...Son beau-père voulait la remarier, la donner à son associé laid et vieux. -J'aime Rezki, répondait-elle. Et c'était vrai. Elle aimait l'époux-amant mort, celui dont sa chair gardait le souvenir douloureusement doux. Pages 60, 61
(Dimitri) Et c'était sa vie, cette contemplation calme, depuis qu'il avait cru comprendre que nous portons notre bonheur en nous-mêmes et que ce que nous cherchons dans le miroir mobile des choses, c'est notre propre image. page 69
Plus Dmitri se familiarisait avec les bergers et les laboureurs arabes, plus il leur trouvait de ressemblance avec les obscurs et pauvres moujiks de son pays. Ils avaient la même ignorance profonde , éclairée par une foi naïve et inébranlable en un bon Dieu et un au-delà où devait régner la justice absent de ce monde...Ils étaient aussi pauvres, aussi misérables, et ils avaient la même soumission passive à l'autorité presque toute puissante de l'administration qui, ici comme là-bas, était la maîtresse de leur sort. Devant l'injustice, ils courbaient la tête, avec la même résignation fataliste. page 72
La grosse Madame Moret, (patronne de Dmitri)pas méchante, mais considérant sincèrement les indigènes comme une race inférieure, était exigeante envers Tatani (une employée mauresque) et la rudoyait souvent, la battant même. Dmitri éprouva pour la petite servante une sorte de pitié douce, de plus en plus attendrie. Bientôt, il lui parla, la questionna sur sa famille. Tatani n'avait plus qu'un frère, ouvrier à Ténès, qui ne s'occupait pas d'elle et auquel elle ne pensait jamais. page 73
Mais un jour, ce frère qui avait abandonné Tatani et qu'elle avait oublié, vint à la ferme réclamer sa sœur qu'il avait promise en mariage. Elle essaya de protester, mais la loi était contre elle et elle dut obéir. sans même avoir pu revoir Dmitri, elle dut voiler, pour la première fois de sa vie, son visage éploré et, montée sur une mule, suivre son frère dans un douar voisin où étaient les parents de sa femme. Elle fut reçue avec dédain. -"Tu devrais encore être bien heureuse qu'un honnête homme veuille t'épouser, toi, une déclassée, une servante de roumi, que tout le monde a vu se débaucher avec des ouvriers." page 77
Un long voile de gaze mauve, transparente, pailletée d'argent, jeté sur un foulard de soie vert tendre, encadrant un visage pâle, ovale, ombrant la peau veloutée, l'éclat des longs yeux sombres. dans le lobe délicat de l'oreille, deux grands cercles d'or ornés d'une perle tremblante, d'un brillant humide de goutte de rosée. Sur la sveltesse juvénile du corps souple, une longue robe de velours violet, aux chauds reflets pourpres, et pour en tamiser et en adoucir le luxe pompeux, une mince tunique de mousseline blanche brochée. La finesse des poignets, chargés de bracelets, où saignaient des incrustations de corail. Des attitudes graves, sourires discrets, beaucoup de tristesse inconsciente souvent, gestes lents et rythmés, balancement voluptueux des hanches, voix de gorge pure et modulée. Fatima Zohra, danseuse du djebel Amour. page 107
Un matin, les pluies lugubres cessèrent et le soleil se leva dans un ciel pur, lavé des vapeurs ternes de l'hiver, d'un bleu profond...Il s'isola, avec celle qu'il aimait, dans la petite maison laiteuse où les heures coulaient , insensibles, délicieusement alanguies, derrière le moucharabieh de bois sculpté, derrière les rideaux aux teintes fanées...Pourquoi s'en aller, pourquoi chercher ailleurs le bonheur, puisque le Vagabond le trouvait là, inexprimable, au fond des prunelles changeantes de l'aimée, où il plongeait ses regards, longtemps, longtemps, jusqu'à ce que l'angoisse indicible de la volupté broyât les deux êtres? ...Le Vagabond et son aimée sortirent de la route, où personne ne passait. Ils se tenaient par la main et ils souriaient dans la nuit. Ils ne se parlèrent pas, car ils se comprenaient mieux en silence. ...Ils s'assirent sur une pierre...Longtemps, le Vagabond regarda la route, la route blanche et large qui s'en allait au loin...Une dernière fois, en se levant, il jeta un long regard à la route: il s'était promis à elle. Ils rentrèrent dans l'ombre vivante de leur jardin et se couchèrent en silence sous un grand camphrier. Au-dessus de leurs têtes, l'arbre de Judée étendit ses bras chargés de fleurs roses qui semblaient violettes , dans la nuit bleue. Le Vagabond regarda son aimée , près de lui.. Il comprit qu'il allait partir à l'aube , et son cœur se serra. Il prit l'une des grandes fleurs en chair du camphrier odorant et la baisa pour y étouffer un sanglot. pages 116, 117, 118
Il (le vagabond) n'avait pas de patrie, pas de foyer, pas de famille, ni même d'amis. Il avait passé comme un étranger, et un intrus, n'éveillant que la réprobation et l'éloignement...Sur aucun point de la terre, aucun être humain ne songeait à lui,, ne souffrait de sa souffrance. Le cœur du vagabond se serra affreusement et des larmes roulèrent dans ses yeux. Puis, plus lucide, calmé, il méprisa sa faiblesse et sourit. S'il était seul, n'était-ce-pas parce qu'il l'avait souhaité, aux heures conscientes où sa pensée s'élevait au-dessus des sentimentalités du cœur et de la chair également infirmes? Etre seul, c'est être libre, et la liberté était le seul bonheur accessible à la nature du vagabond. Alors, il se dit que la solitude était un bien, et une grande paix mélancolique et douce descendit dans son âme. page 126
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire