lundi, avril 27, 2020

HISTOIRE D'UN ALLEMAND DE L'EST ( Maxime LEO)

Maxime Léo, journaliste berlinois, avait vingt ans au moment de la chute du Mur.  D'une plume alerte et captivante; il raconte aujourd'hui l'histoire d'une famille peu commune: la sienne.
Après avoir combattu dans la Résistance française, son grand-père a contribué à la fondation de la RDA. sa mère a cru en l'avenir du jeune Etat communiste, tandis que son père rêvait déjà de la voir disparaître.
La force de ce document exceptionnel réside dans l'intelligence avec laquelle le jeune Maxim Léo organise ce récit qui englobe une soixantaine d'années. son talent de narrateur rend ce témoignage et ses protagonistes inoubliables. 
Histoire d'un Allemand de l'Est ne permet pas seulement de comprendre vraiment ce que fut ma RDA mais éclaire aussi les contradictions de l'Allemagne actuelle. 


Je suis le petit bourgeois de la famille. Cela tient avant tout au fait que mes parents ne l'ont jamais été. page11

J'ignore comment tout cela est arrivé, comment l'homme de l'Est a disparu en moi. Comment je suis devenu un habitant de l'Ouest. C'est certainement le fruit d'un processus rampant, analogue à ces maladies tropicales hautement contagieuses qui mettent des années  à se propager dans le corps sans se faire remarquer et finissent par prendre le pouvoir. Les temps nouveaux ont transformé ma rue; ils m'ont changé , moi aussi. je n'ai aps eu à me déplacer: c'est l'Ouest qui est venu à moi. Il a fait ma conquête à domicile, dans mon environnement familier. Il m'a facilité le départ dans une nouvelle vie. j'ai une épouse qui vient de France et deux enfants qui ignorent totalement qu'il y a a eu un jour un mur à Berlin.  J'ai un emploi bien payé dans un journal et mon souci principal est de savoir si nous devons poser du parquet ou du carrelage dans notre cuisine. page 15

Mais en vérité, l'Est est à deux pas. Il s'accroche à moi...Me^me dasns ma petite famille, l'ESt est toujours présent.je le sens chaque fois que je rends visite à Wolf (son père) qui vit à quelques rues de là dans une mansarde qui fut jadis son atelier.  page 17

J'ai toujours été ravi qu'Anne (sa mère) vienne de l'Ouest. cela lui donnait un côté singulier - qui était aussi le mien.  Enfant, il m'arrivait de vider son sac et de regarder tout ce qui s'y trouvait page 23

Le premier poste d'Anne est au service politique. la plupart des textes qu'on y publie sont des proclamations du parti  transmises par l'agence de presse ADN et qu'on n'a plus qu'à mettre en pages.  Aucune des proclamations ne peut être coupée, ni subir quelques modification que ce soit.  Même les fautes d'orthographe sont laissées telles quelles, Personne n'osant passer un coup de téléphone au Comité central pour une chose pareille. Anne note que la plupart des chefs ne sont pas de vrais journalistes ,mais des membres du parti en service commandé. page 41

Anne dit qu'elle aurait dû renoncer au métier de ses rêves. Parce qu'elle aurait pu comprendre qu'en RDA, le journalisme sans mensonges n'existerait jamais.  Mais elle n'en était paps là à cette époque. page 44

La première dispute entre Anne et Wolf éclate à propos des gens qui quittent la RDA illégalement. ont-ils des traîtres , devraient-ils être punis?  Anne trouve qu'il faut défendre la frontière..page 57

Après les cours, Wolf part avec ses copains pour Berlin-Ouest, ils entrent en resquillant dans les cinémas proches de la frontière, regardent des westerns, et chapardent du chocolat et des bonbons. L'ouest est coloré et passionnant . Il sent le café et le chewing-gum. Les soldats américains qui leur offrent parfois en douce sont aussi décontractés que les cows-boys dans les films . Rien à voir avec les policiers est-allemands qui surveillent les points de passage de la frontière dans leur uniforme mal taillé. page 69

Mes deux grands-pères ne se sont jamais connus. je ne sais pas s'ils auraient eu quelque chose à se dire s'ils 'étaient rencontrés. Ils ont , certes, construit le même Etat, ont été membres du même parti, ont peut-être partagé à un moment les mêmes convictions. Et pourtant, ils seraient vraisemblablement restés deux étrangers...page 86

Le 30 janvier 1933, Hitler est nommé chancelier du Reich. Quelques jours plus tard, déjà, quelques élèves de la classe de Gerhard (un des grands-pères) portent des  chemises brunes et des brassards à croix gammée.Sur le chemin de retour, l'un des es condisciples explique avec une certaine gêne à Gerhard,  qu'il n'a désormais plus le droit de jouer avec lui.  parce que Gerhard n'est pas de race pure.  " C'est vrai, ta mère est aryenne mais ton père est juif"..  page 91

Au bout de quelques mois, la situation change en Allemagne. " On peut dire ce qu'on veut  de Hitler , il crée des emplois, note Werner. beaucoup changent de point de vue et d'opinion politique" Il ne dit pas qu'il est de ceux-là. ..A partir de 1935, il obtient même un vrai contrat de travail. Il touche un "salaire très correct". page 158

J'ai demandé à Sigrid ce qu'il savaient su à l'époque des crimes nazis. Elle a dû réfléchir un peu. " Nous ne nous sommes pas souciés" dit-elle.  page 163

Je crois que pour mes deux grands-pères, la RDA était une sorte de pays de rêve où ils ont pu oublier tout ce qui les avait accablés jusque là. La persécution, la guerre, la captivité, toutes ces choses effroyables que Gerhard et Werner ont vécues, pouvaient être enterrées sous le gigantesque tumulus du passé. Désormais, seul, l'avenir comptait. page 199

Un jour du mois de novembre 1982, la directrice de notre école, Mme Reichenbach, arriva en trombe dans le vestiaire....Nous annonça les larmes aux yeux, : " Il s'est passé quelque chose de très grave. Leonid Brejnev, le secrétaire général soviétique, est mort".  le silence régna un moment. page 207

Je sais , aujourd'hui, à quel point Anne ( sa mère) a souffert chaque fois qu'elle a courbé l'échine ou accepté des compromis: elle se sentait liée  à la RDA, elle voulait que les choses bougent.  page 214
La RDA, c'était les interdictions, les règles idiotes, les banderolles rouges..page 215

En octobre 1988, Anne rend visite à ses parents en compagnie de Wolf pour la première fois depuis longtemps. l'ambiance est aimable et réservée; ils ne veulent pas se quereller. Mais l'orage finit tout de même par éclater; Gerhard dit qu' il apprécie ce qui se passe à ce moment-là en Union soviétique, que la glasnost et la perestroïka seraient aussi nécessaires pour la RDA. Sur ce, Wolf demande où en sont la glasnost et la perestroïka au sein de la famille. Tous les vieux conflits remontent en même temps à la surface.  page 272
Les gens sont de plus en plus nombreux à filer à l'Ouest. c'est ainsi que je m'installe dans mon premier appartement abandonné par une amie danseuse à l'Opéra-Comique qui n'est jamais revenue d'une tournée à Berlin-Ouest. page 273

Je voiq à la télévision des images des manifestations du lundi à Leipzig. Berlin est encore assez calme. La rumeur annonce la première grande manifestation berlinoise pour le 7 octobre., date du quarantième anniversaire de la RDA. page 275

Le soir du 7 novembre, je regarde l'émission Tagesthemen avec  Christine; l'animateur, Hajo Friedrichs, dit que les portes du mur de Berlin sont ouvertes. ...Nous descendons dans la rue.;nous  nous rendons à Check Point Charlie; Nous n'avons pas besoin de beaucoup nous rapprocher pour comprendre que le Mur est ouvert. Les gens crient de joie,Une femme pleure à côté de moi.Elle dit qu'elle avait vingt ans quand on l'a construit. ...Nous franchissons la ligne blanche qui sépare l'Est de l'Ouest...page 290

Dans les premiers temps qui suivirent la chute du Mur, Anne aurait donné beaucoup pour pouvoir rester chez elle....Anne dit que cette journée a été l'une des plus effroyables de son existence. Elle voyait tous ces gens, ces visages heureux, et elle sentait que quelque chose qui n'avait vraiment jamais commencé était en train de s'achever. Les réformes, la troisième voie, tout cela n'avait été que rêveries. Lorsqu'elle eut fait quelques centaines de mètres à l'Ouest, elle constata qu'elle ne pouvait plus parler. seul, un léger croassement sortait de sa gorge. L'événement l'avait littéralement laissée sans voix;  page 295

vendredi, avril 17, 2020

LA RESERVE ( Russell Banks)

Quand en juillet 1936 , le peintre Jordan Groves rencontre pour le première fois Vanessa Cole, lors d'une soirée donnée par le célèbre neuro-chirurgien newyorkais dont elle est la fille adoptive,  dans son luxueux chalet construit dans la "Réserve" en bordure d'un lac des Adirondacks, il ignore qu'il vient de franchir, sans espoir de retour, la ligne qui sépare les séductions de la comédie sociale et les ténèbres d'une histoire familiale pleine de bruit et de fureur. 
Très loin de là, en Europe, l'Histoire est en train de prendre un tour qui va bientôt mettre en péril l'équilibre du monde. Déjà, certains intellectuels et écrivains, tels Ernest Hemingway ou John Dos Passos, un ami de Jordan Groves, ont rejoint l'Espagne de la guerre civile afin de combattre aux c cotés des républicains.
Si attaché qu'il soit à sa femme et à ses deux jeunes garçons, ou aux impératifs d'une carrière artistique déjà brillamment entamée, Jordan ne peut longtemps se soustraire à l'irrésistible attraction qu'exerce sur lui la sulfureuse Vanessa Cole, personnalité troublante et troublée, prétendument victime, dans son enfance, d'agissements pervers de la part de ses insoupçonnables parents
Au sein du cadre majestueux et sauvage d'une nature préservée pour le seul bénéfice de quelques notables de la société new-yorkaise, les feux d'artifice célébrant la fête de l'Indépendance ont éclaté dans le même ciel que traverse, de l'Allemagne à l'Amerique, le zepellin Hinderburg bardé de croix gammées et d'où s'abattront aussi les bombes qui vont détruire Guernica.......;     Sur les rives du lac, Jordan Groves et Vanessa Cole s'approchent l'un de l'autre, l'avenir du premier déjà confisqué par le passé de la seconde, pour explorer leurs nuits personnelles dont l'ombre s'étend sur chacun de ceux qui les cotoient^.....


C'était presque le silence, là, sur la rive: un vent léger traversait les pins, des vaguelettes venaient lécher les rochers aux pieds de Vanessa, et  elle pouvait entendre ses pensées avec netteté, car elles étaient froides et lui parvenaient non pas sous forme de sentiments, mais sous forme de mots et de phrases, comme si elle récitait en silence une liste ou une  recette  qu'elle aurait apprise bien des années auparavant. je ne suis pas heureuse, se disait-elle, pas du tout, et elle regrettait ne pas être restée à Manhattan. C'était toujours pareil ici, tous les ans, sa mère et son père faisaient leur show du 4 juillet. Ce show était , sans doute, plutôt celui de son père que de sa mère, mais cela n'arrangeait rien. pas pour elle . Page 16

Une femme à regarder, c'est tout. Pas à toucher. Tout au plus, à  peindre, peut-être. page 26

A la naissance de ses fils, Jordan avait insisté pour leur donner le nom d'animaux qu'il admirait - et cela malgré la forte résistance de leur mère et de sa famille autrichienne qui estimaient que s'il était acceptable pour des Peaux-Rouges de donner à leurs enfants des noms d'animaux, il n'en était pas de même pour des Blancs. ( Bear et Wolf) page 53

Le club Tamarack était pratiquement le seul employeur privé qui restait dans la région, et que si l'on était engagé ici pour l'&té, - en dépit des bas salaires, des longues heures et du  traitement plutôt rude infligé par les membres du club et par la direction - on pouvait dire qu'on avait de la chance. A part les huit semaines de juillet et d'août pendant lesquelles le club était ouvert, la plupart des habitants du  village... demeuraient sans travail toute l'année et, pour autant que ce fût possible sous ce climat, vivaient de la terre.  page 74

Il (Jordan) savait que Vanessa l'attendrait dans la campagne de son père - laquelle n'était pas en fait, pas davantage une maison de campagne que l'appartement de son père à Park Avenue. mais en l'appelant " campagne" , les gens comme Cole, pouvaient caresser leur rêve de vivre dans un monde où ils ne faisaient de mal à personne. page 103

"Personne n'est pareil quand il est seul avec sa femme et ses enfants. C'est là qu'on laissse tomber ses défenses, surtout si, comme votre père, on est plus ou moins un personnage public". page 113

"Ecoutez , Vanessa, un jour, quelqu'un m'a demandé, dans un de ces entretiens de  magazine à la noix, ce que je voulais de la vie, et je lui ai dit la vérité. Je lui ai dit: Je veux tout ce qu'elle offre" page 115

En fait, les seuls femmes avec qui il faisait l'amour ( Jordan), hormis évidemment son épouse, étaient des femmes qu'il n'aurait pas pu aimer; il n'avait qu'un rapport sexuel  avec elles et, dans la quasi-totalité de cas, ne les revoyait jamais. page 149

La question n'était pas d'aimer ou de ne pas aimer Vanessa von Heidenstamm,. Soit on éprouvait de la répulsion vis-à vis d'elle, soit on était attiré par elle comme un aimant..page 160

Ce n'est pas le problème de ce qu'on fait, Hubert, mais de ce qu'on devient. pas vis-à-vis de Dieu, ni vis-à-vis des gens qui ne  savent pas que tu mens. mais vis-à-vis de soi-même. je ne veux pas devenir cette personne-là, Hubert". (Alicia) page 171

La vérité d'un événement donné, telle qu'elle la comprenait ( Vanessa) était moins quelque chose de concret existant dans le monde - révélé ou caché, connu ou pas- qu'un attribut accessoire. Pour Vanessa, la vérité était plus une coloration de la réalité que le principe organisateur de sa structure sous-jacente. A ses yeux, la vérité était complètement et universellement contingente. Elle avait donc quelque chose d'éphémère et de variable: présente un moment, disparue le suivant. Une chose qu'on pouvait soutenir et puis, un instant plus tard, nier en revenant sur ses paroles sans éprouver la moindre contradiction. Juste une correction. Pour Vanessa, la vérité était comme un oiseau qui vole d'arbre en arbre. page 286

Elle (Alicia, épouse de Jordan) savait, comme seule une épouse peut le savoir, que ce n'étaient  pas les riches que son mari enviait secrètement, pas les hommes tels que Dos Passos, mais les pauvres. surtout les pauvres de la classe ouvrière, hommes et femmes, qui vivaient dans son village...Et il ne s'agissait pas seulement des on village, amis aussi des Esquimaux chez lesquels il avait vécu au Groenland pendant des mois, des Inuits d'Alaska, des ouvriers agricoles noirs qu'il avait dessinés et peints en Louisiane, des coupeurs de canne à sucre cubains, des Indiens dans les mines d'argent des Andes, et tout récemment des paysans et des ouvriers qui se battaient en Espagne contre les fascistes.Il voulait être l'un d'eux. Il les enviait d'être sans pouvoir. Cette absence de pouvoir était, pour lui, le signe d'une innocence à laquelle il avait renoncé depuis longtemps, depuis le moment où, de retour de la guerre, il avait refusé de travailler  aux côtés de son père charpentier, abandonné son épouse de guerre et s'en était allé vers l'est, à New York, pour devenir artiste. page 295

Ses parents (d'Alicia) lui avaient pardonné - une fois qu'elle avait été enceinte- et ils avaient accepté à contrecoeur ce qu'ils considéraient comme l'attitude selon eux bohème de leur fille et de leur gendre, au même titre que leur athéisme et leur politique de gauche. Au moins, elle n'était pas parie en Amérique pour fuguer avec un juif ou un Nègre.  L'artiste pourrait toujours changer son mode de vie en gagnant en âge et en sagesse, contrairement à un juif ou à un Nègre qui jamis ne parviendraient à modifier ce qu'ils étaient. De plus, Jordan se débrouillait très bien au plan financier.;il était célèbre et témoignait d'une excentricité intéressante, très américaine. Viennois, les parents d'Alicia appréciaient l'énergie et la confiance de ces Américains qui avaient réussi par leurs propres moyens ...page 296

( Vanessa a mis le feu à sa maison ) Tous les animaux étaient lancés dans un mouvement migratoire continu vers le nord, vers le sud, réagissant d'instinct à l'odeur de la fumée, se pliant au commandement parvenu au cerveau collectif qui leur enjoignait de suivre la fumée non pas vers sa source , comme le font les êtres humains, mais vers l'endroit où elle se dilue et où l'on ne peut plus la voir, ni la sentir..page 356

Alicia resta un long moment debout près de sa voiture à regarder les lucioles danser dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'elle se rende compte soudains qu'elle survivrait à cette journée puis à la suivante et encore à celle d'après, car au milieu d'une vie de solitude et d'un abandon jamais reconnu comme tel, elle était enfin  parvenue à connaître le véritable amour; et parce qu'elle avait connu l'amour, elle avait pu , pour la première fois, voir l'obscurité qui l'entourait depuis tant d'années. Certes, elle avait trompé son mari , mais à la fin, elle n e lui avait pas menti sur  son amour pour Hubert, et maintenant, elle était contente de ne pas lui avoir raconté ce qu'il voulait entendre - ce qui aurait en partie réduit la fracture de leur mariage et aurait permis à ce même mariage de continuer plus ou moins comme avant, dans le noir, sans lumières brillantes capables d'illuminer pendant quelques  brèves secondes les fleurs sauvages qui parsemaient la prairie de montagne devant elle...page 376


De Laure Morali: " je n ai pas connu ce confort mental nulle part ailleurs, être accepté sans avoir à justifier sa présence par ce que l'on a fait, fera ou fera pas. C'est peut-être ça l'amour inconditionnel, une attitude  de survie". 

lundi, avril 06, 2020

LES ARBRES DE LA SOMME ( Lars Mytting) 2017

En 1971, un jeune couple franco-norvégien trouve la mort au fond d'un étang de la Somme dans d'étranges circonstances. Edward , leur fils de trois ans, est porté disparu. Il n'est retrouvé que quatre jours plus tard. , à une centaine de kilomètres du lieu du drame. Comment le petit garçon a-t-il échoué là? Où était-il pendant tout ce temps? Et pourquoi ses parents se sont-ils aventurés en pleine nuit dans cette forêt encore truffée d'obus et de grenades à gaz datant de la Première Guerre mondiale? 
Elevé par son grand-père dans une ferme isolée en  Normandie, Edward n'a jamais su  ce qui s'était réellement passé en France. Lors du décès de son aïeul, il apprend qu'un cercueil magnifique en bois précieux a été livré aux Pompes funèbres quelques années auparavant, envoyé par son grand-oncle, un ébéniste d'exception...des i^les Shetland aux champs de bataille de la Somme, le jeune homme part sur les traces de ce  cercueil mystérieux, sans savoir encore qu'il va exhumer les secrets d'une histoire familiale étroitement liée aux conflits qui ont meurtri le siècle.
Lars Mytting signe une saga romanesque passionnante. remontant les cercles du temps comme on explore les cernes d'un arbre, il développe  patiemment  les ramifications d'une fresque familiale puissante aux noeuds sensibles et douloureux comme le souvenir des blessures. 

Pour moi, maman était une odeur. Maman était une chaleur. une jambe à laquelle je m'accrochais. Un souffle de bleu; une robe dont je croyais me rappeler qu'elle la portait. Je me disais qu'elle m'avait décoché dans la vie avec la corde d'un arc et lorsque j'avais façonné des souvenirs d'elle, je n'avais pas su s'ils étaient exacts , ni vrais, je l'avais simplement créée telle que je me figurais qu'un fils devait se souvenir de sa mère.
Quand je sondais l'absence en moi, c'était à maman que je pensais. Rarement à papa.  page 9

....J'ouvrais l'atlas pour étudier la France. Je me disais que quelque part, devait exister quelqu'un qui aurait des souvenirs de maman. Elle avait vécu presque vingt-sept ans. je trouvai Authuille.
De temps en temps, nous allions au cimetière. ..Walter Hirifjell,  Nicole Daireaux . Père né en 1944, mère née en 1945. décédés le 23 septembre 1971. 
Ma langue maternelle était le français, pas le norvégien.  page 27

..Grand-père ne pourrait devenir vieux. Il me l'avait dit. Il restait jeune, grâce à moi et pour moi.
Les visages de mes parents ne vieilliront jamais . Ils étaient sur une photo  de la commode, juste à côté du téléphone...page 10

Maman était née à Ravensbrück. Le camp de femmes au nord de Berlin. Des images tourbillonnaient. Des photos en noir et blanc, à gros grain de personnes émaciées, à demi-nues. Père inconnu..Page 75

Le chagrin est plus pur quand il n'y a qu'un seul point d'ancrage. Page 93

" Je parle toujours vrai. Mais je ne parle pas toujours". page 94

" Chaque pomme de terre est l'autre pomme de terre. Toutes les pommes de terre que nous plantons maintenant sont en fait la même plante. C'est seulement en semant des graines que nous obtenons d'autres plantes. Les pommes de terre que nous avons plantées l'an dernier, toutes sont celles que nous planterons l'an prochain, ne sont qu'une seule et même. Certes, la pomme de terre de semence pourrit. Mais les nouvelles ne sont pas les excroissances de l'ancienne. Elles ne sont pas juste de la même famille, elles sont les unes les autres.  page  115
Il ( le grand-père) s'adonnait simplement à ses pommes de terre de semence, qui n'étaient pas apparentées, mais étaient les unes les autres. page 187

...Je me retrouvais avec une pellicule dans l'obscurité.: la pellicule était capable de capturer le temps alors que j'étais moi-même quelqu'un , qui avait, un jour perdu le temps qui m'appartenait.  page 302 ) la pellicule contient les dernières photos prises par ses parents)

" Nous sommes innocents quand nous rêvons et nous sommes innocents quand nous sommes petits"
..." Ces deux femmes m'intéressent, déclara l'ancien pasteur. Pour laquelle ton coeur a-t-il battu le plus fort?
- Allez savoir. C'était comme s'il battait pour Hanne dans la phase de  contraction et pour Gwen dans la phase de relaxation. ". page 406

mercredi, avril 01, 2020

LE CHANT DES REVENANTS (Jesmyn Ward)

Seule femme à avoir reçu deux fois le National Book  Award, Jesmyn Ward nous livre un roman puissant, hanté d'une déchirante beauté, un road trip à travers un Sud dévasté, un chant à trois voix pour raconter l'Amérique noire, en butte au racisme le plus primaire, aux injustices, à la misère, amis aussi à l'amour inconditionnel, la tendresse et la force puisée dans les racines. 

Jojo n'a que treize ans mais c'est déjà l'homme de la maison. Son grand-père lui a tout appris: nourrir les animaux de la ferme, s'occuper de sa grand-mère malade, écouter les histoires, vieller sur sa petite soeur Kayla.
De son autre famille, Jojo ne sait pas grand-chose. Ces blancs n'ont jamais accepté que leur fils fasse des enfants à une noire. Quant à  son père, Michel, Jojo le connaît peu, d'autant qu'il purge une peine au pénitencier d'Etat.

Et puis, il y a Léonie, sa mère. Qui n'avait que dix-sept ans quand elle est tombée en ceinte de lui. Qui aimerait être une meilleure mère mais qui cherche l'apaisement dans le crack, peut-être pour retrouver son frère, tué lors qu'il n'était qu'adolescent. 

Léonie qui vient d'apprendre que Michael va sortir de prison et qui décide d'embarquer les enfants en voiture pour un voyage plein de dangers, de fantômes mais aussi de promesses....

Jojo."Big Joseph" je dis. En le disant, j'ai envie de regarder à l'extérieur de la remise, derrière moi dans le jour froid et vert vif, amis je me force à fixer papy, à fixer le bouc avec son cou tendu vers la mort. Big Joseph , c'est mon grand-père blanc, Papy c'est mon grand-père noir. Je vis avec lui depuis ma naissance; mon grand-père blanc, je ne l'ai vu que deux fois. Big Joseph est rond et grand, il ne ressemble pas du tout à Papy. Il ne ressemble même pas à Michael, mon père, qui lui est mince et barbouillé de tatouages. Une collection de souvenirs d'artistes ratés, récoltés à Bois et en mer quand il travaillait au large , et en prison aussi.  page 13

Quand j'étais petit, à l'époque où j'appelais encore Léonie maman, elle m'a dit que les mouches nous chient dessus quand elles se posent. C'était l'époque où il n'y avait plus de bon que de mauvais, l'époque où elle me poussait sur la balançoire que Papy avait accrochée à un des pacaniers du jardin, l'époque où elle s'asseyait près de moi sur le canapé pour qu'on, regarde ensemble la télé et elle me caressait la tête. L'époque où elle était présente et puis absente. Avant qu'elle commence à sniffer des cachets broyés en poudre. Avant que toutes les petites méchancetés qu'elle m'a dites s'accumulent et se logent comme un petit caillou dans une écorchure du genou. A l'époque où j'appelais encore Michael papa. C'était l'époque où il vivait avec nous avant su'il reparte habiter avec Big Joseph. Avant que la police ne l'embarque il y a trois ans, juste avant la naissance de Kayla.
Chaque fois que Léonie me disait une méchanceté, Mamie lui disait de me foutre la paix. Mais c'est pour rire répondait Léonie.  page 16

Il arrive qu'il (le Papy) me répète la même histoire trois ou quatre fois. Quand je l'écoute, sa voix devient une main qu'il tend vers moi, comme s'il me caressait le dos, et alors, je peux m'échapper à tout ce qui m'a fait croire que je ne lui arriverai jamais à la cheville, que je n'aurai jamais son assurance. page 26

A l'autre bout de la ligne,Michael est un animal dans une forteresse de béton et de barreaux, sa voix transite par des kilomètres de câble et de poteaux inclinés et blanchis par le soleil. je sais ce qu'il dit, comme les oiseaux que j'entends cacarder et voler vers le sud en hiver, comme avec n'importe quel animal. Je rentre à la maison. page 37

Leonie "ça t'arrive d'avoir des visions? " ai-je demandé. C'est sorti de ma bouche avant que j'aie le temps d'y penser. Mais, là tout de suite, Misty était ma meilleure amie. ma seule amie ( Léonie, la mère de Jojo.
" Comment ça?
- Quand t'es défoncée. J'ai fait un geste de la main, comme elle un peu plus tôt.
...- Seulement des lignes. Un peu comme des néons...page 43

(Léonie , adolescente, veut mettre un mot chez Michael.) Big Joseph et la mère de Michael habitent au sommet d'une colline, une grande maison basse au crépi blanc et aux volets verts. Elle en  impose. Il y a deux camions garés dans l'allée, des pick-up flambant neufs qui captent la lumière du soleil et la reflètent de tous leurs angles. Trois chevaux musardent dans les enclos attenants à la maison, et un groupe de poules trottine dans le jardin, sous les camions, avant de disparaître à l'arrière. page 59

Jojo  (Léonie, Jojo et Kayla partent en voiture chercher Michael qui sort de prison)
" Tu te rappelles comment on change un pneu? Comment on vérifie le niveau d'huile et le liquide  de refroidissement? ( dit le Papy à Jojo)
-J'ai hoché la tête. Il m'avait appris tout ça quand j'avais dix ans.
" Bien"
" ça va aller Papy"
Son visage s'est détendu, quelques secondes, le temps de dire:
" Garde un oeil sur elles.
- Compte sur moi.
....- T'es un homme, compris? a-t-il dit.J'ai hoché la tête. Il a encore serré, il regardait les chaussures que j'avais aux pieds, des bouts de caoutchouc ridicules à côté de ses bottes de travail.
...Papy avec ses épaules carrées et son dos élancé, et la seule chose qui me parlait, c'étaient des yeux implorants qui s'exprimaient sans les mots. Je t'aime,petit. Je t'aime. page 64

 Léonie Michael tend la main. Elle est calleuse à cause du travail à Parchman ( la prison) : garder les vaches laitières et les poules, entretenir les potagers. Il m'a raconté que le directeur pensait que ce serait une bonne idée que les détenus recommencent à travailler dans les champs, il regrettait que toute cette bonne terre du delta reste en jachère alors qu'il y avait tous ces hommes  en pleine santé qui ne faisaient rien de leurs mains. page 142

Ils ne font qu'un dans leur sommeil: Michael s'enroule autour de Jojo, la tête sous son aisselle, les bras en travers de sa poitrine, la jambe sur son ventre. Jojo l'attire à lui: un avant-bras enveloppe la tête et le cou de Michaela, l'autre repose à plat sur son dos, une barre en travers d'eux. sa main est tendue en protection, raide comme une armure. leurs deux visages déclenchent des sentiments contradictoires en moi ( leur mère) : tournés l'un vers l'autre, apaisés dans le sommeil et dodus comme des frimousses de nourrissons, si doux et ouverts que j'ai envie de les laisser dormir et ressentir ce qu'ils  veulent. page 148

Le monde est un cahot de gemmes et d'or qui tournoie en lançant des étincelles. page 150

Jojo. ( Michael est sorti de prison et toute la famille rentre.) Quand le policier arrive devant moi et qu'il me dit: sors du véhicule, jeune homme, le garçon se recroqueville sur lui-même, comme une galipette et , il grimace.
...c'est la première fois que la police m'interroge . Kayla crie et me réclame et Misty râle...L'homme me dit de m'asseoir, comme  à un chien. Assis. J'obéis, je  m'en veux de ne pas résister, de ne pas imiter Michaela..et puis, je sens le sachet de Papy dans mon short et je vais pour le prendre. Si je peux toucher la dent, la plume, le mot, peut-être que je les sentirai se diffuser en moi. Peut-être que je ne pleurerai pas. peut-être que mon coeur arrêtera de ressembler à un oiseau assommé qui a percuté une voiture en plein vol. Mais le policier sort son arme et la pointe sur moi. Il me donne un coup  de pied dans l'herbe et me passe les menottes. Il me demande: qu'est-ce que tu as dans ta poche, petit? en me prenant le sachet de Papy..page 166

Léonie. ( La famille est arrivée chez les parents de Michael ( ils sont blancs).Michael frappe encore et j'entends du mouvement dans la maison, une démarche lourde qui frotte sur le tapis, pèse sur le plancher, le fiat grincer. Jojo aussi entend, et comme un animal, il recule d'un pas vers la voiture.
" Viens Jojo," dit Michael
la porte s'ouvre, la lumière est si vive que je baisse les yeux, la main de Michael est en acier dans la mienne, serre tant que je suis certaine que mes doigts sont blanc et mauve, mais je vois Big Joseph, en salopette et tee-shirt trop petit, barbe mitée, bras ronds, trop de tout dans cette explosion de jaune. je recule. Michael tire.
" Papa" il dit.
" Fils" dit Big Joseph.
..." on est  là" dit Michael.  Big Joseph s'incline.;mais il ne bouge pas, ne s'écarte pas, ne dit pas : Entrez.Derrière nous dans le noir , Michaela pleure.
" Manger, elle dit. manger , Jo."
Il y a de spas. Moins lourds que ceux de Big Joseph, mais robustes et réguliers et j'ai beau savoir que c'est s amère , que c'est Maggie, je tressaille en entendant sa voix de fumeuse...
" Jojo, fromage!" crie Michaela.
- "Joseph, tu as entendu la petite" elle dit..;" c'est l'heure du dîner"
- On a déjà mangé" râle Big Joseph.
Michaela chouine.
" Pas elle, dit Maggie
- Tu sais, ils ne sont pas les bienvenus ici.*- Joseph! "dit Maggie et elle le fusille du regard et lui pousse l'épaule.
....;"Je t'ai dit qu'ils n'avaient rien à faire ici.je t'ai dit de jamais coucher avec une pute nègre!  page  197...200

( La famille est rentrée) Michael dit Papa. Il se racle la gorge. " J'imagine que ça fait du bien  de rentrer
- Oui, monsieur
- Ta mère...." la voix de papa se brise.
- On va prendre un appart, le coupe Michael. Bientôt"
...." ça peut attendre, demain. " Papa se lève. " Leonie, va voir ta mère"
Maman est dans son lit, le visage vers le mur, sa poitrine ne bouge pas
..." Maman! "
Sa tête tourne 'un centimètre., puis d'un autre, et enfin, elle me regarde, les yeux trop vivants dans son visage. La douleur étincelle dans ses iris noirs, plane sur le blanc comme une fumée. la dernière chose qui  brille alors que le reste se ternit.
" De l'eau"? elle demande.... page 204

Jojo. "Tu l'as trouvé ?" demande Papy
..;- le sachet? je dis.
- Oui"
J'acquiesce.
- ça  a marché? C'était une poche à gris-gris.
Je hausse les épaules.
- Je crois. On y est arrivés. Mais on a quand même  été arrêtés par la police. Et Kayla a été malade tout du long. page 213

" Après Mamie. Qu'est-ce qui va se passer quand tu vas mourir?
...- C'est comme passer une porte, Jojo.
- Mais tu ne seras pas un fantôme, hein Mamie?
...ça ne veut pas dire que je ne serai plus là, Jojo. Je serai de l'autre côté de la porte. Avec tous ceux qui sont partis avant moi. Ton oncle Given; ma mère et mon père, ma mère et le père de Papy" page 226

Maintenant, je dors dans le lit de Léonie.Je n'ai pas à craindre qu'elle me vire, qu'elle me r"veille en me donnant un coup dans le dos, parce qu'elle n'est jamais là.  Presque jamais. Elle revient toutes les semaines, elle reste un jour ou deux et elle repart.  Michael et elle dorment dans le canapé, maigres comme des poissons, fins comme des sardines et tassés pareil.  Ils ne bougent pas le matin quand je conduis Kayla au bus qui l'emmène à la maternelle. certains matins, ils sont partis quand je reviens chercher mon cartable. Il n' y a que le long creux dans le canapé qui trahit leur passage.
Ils dorment dans le canapé parce que maintenant  Papy dort dans la chambre de Mamie. page 261