vendredi, avril 17, 2020

LA RESERVE ( Russell Banks)

Quand en juillet 1936 , le peintre Jordan Groves rencontre pour le première fois Vanessa Cole, lors d'une soirée donnée par le célèbre neuro-chirurgien newyorkais dont elle est la fille adoptive,  dans son luxueux chalet construit dans la "Réserve" en bordure d'un lac des Adirondacks, il ignore qu'il vient de franchir, sans espoir de retour, la ligne qui sépare les séductions de la comédie sociale et les ténèbres d'une histoire familiale pleine de bruit et de fureur. 
Très loin de là, en Europe, l'Histoire est en train de prendre un tour qui va bientôt mettre en péril l'équilibre du monde. Déjà, certains intellectuels et écrivains, tels Ernest Hemingway ou John Dos Passos, un ami de Jordan Groves, ont rejoint l'Espagne de la guerre civile afin de combattre aux c cotés des républicains.
Si attaché qu'il soit à sa femme et à ses deux jeunes garçons, ou aux impératifs d'une carrière artistique déjà brillamment entamée, Jordan ne peut longtemps se soustraire à l'irrésistible attraction qu'exerce sur lui la sulfureuse Vanessa Cole, personnalité troublante et troublée, prétendument victime, dans son enfance, d'agissements pervers de la part de ses insoupçonnables parents
Au sein du cadre majestueux et sauvage d'une nature préservée pour le seul bénéfice de quelques notables de la société new-yorkaise, les feux d'artifice célébrant la fête de l'Indépendance ont éclaté dans le même ciel que traverse, de l'Allemagne à l'Amerique, le zepellin Hinderburg bardé de croix gammées et d'où s'abattront aussi les bombes qui vont détruire Guernica.......;     Sur les rives du lac, Jordan Groves et Vanessa Cole s'approchent l'un de l'autre, l'avenir du premier déjà confisqué par le passé de la seconde, pour explorer leurs nuits personnelles dont l'ombre s'étend sur chacun de ceux qui les cotoient^.....


C'était presque le silence, là, sur la rive: un vent léger traversait les pins, des vaguelettes venaient lécher les rochers aux pieds de Vanessa, et  elle pouvait entendre ses pensées avec netteté, car elles étaient froides et lui parvenaient non pas sous forme de sentiments, mais sous forme de mots et de phrases, comme si elle récitait en silence une liste ou une  recette  qu'elle aurait apprise bien des années auparavant. je ne suis pas heureuse, se disait-elle, pas du tout, et elle regrettait ne pas être restée à Manhattan. C'était toujours pareil ici, tous les ans, sa mère et son père faisaient leur show du 4 juillet. Ce show était , sans doute, plutôt celui de son père que de sa mère, mais cela n'arrangeait rien. pas pour elle . Page 16

Une femme à regarder, c'est tout. Pas à toucher. Tout au plus, à  peindre, peut-être. page 26

A la naissance de ses fils, Jordan avait insisté pour leur donner le nom d'animaux qu'il admirait - et cela malgré la forte résistance de leur mère et de sa famille autrichienne qui estimaient que s'il était acceptable pour des Peaux-Rouges de donner à leurs enfants des noms d'animaux, il n'en était pas de même pour des Blancs. ( Bear et Wolf) page 53

Le club Tamarack était pratiquement le seul employeur privé qui restait dans la région, et que si l'on était engagé ici pour l'&té, - en dépit des bas salaires, des longues heures et du  traitement plutôt rude infligé par les membres du club et par la direction - on pouvait dire qu'on avait de la chance. A part les huit semaines de juillet et d'août pendant lesquelles le club était ouvert, la plupart des habitants du  village... demeuraient sans travail toute l'année et, pour autant que ce fût possible sous ce climat, vivaient de la terre.  page 74

Il (Jordan) savait que Vanessa l'attendrait dans la campagne de son père - laquelle n'était pas en fait, pas davantage une maison de campagne que l'appartement de son père à Park Avenue. mais en l'appelant " campagne" , les gens comme Cole, pouvaient caresser leur rêve de vivre dans un monde où ils ne faisaient de mal à personne. page 103

"Personne n'est pareil quand il est seul avec sa femme et ses enfants. C'est là qu'on laissse tomber ses défenses, surtout si, comme votre père, on est plus ou moins un personnage public". page 113

"Ecoutez , Vanessa, un jour, quelqu'un m'a demandé, dans un de ces entretiens de  magazine à la noix, ce que je voulais de la vie, et je lui ai dit la vérité. Je lui ai dit: Je veux tout ce qu'elle offre" page 115

En fait, les seuls femmes avec qui il faisait l'amour ( Jordan), hormis évidemment son épouse, étaient des femmes qu'il n'aurait pas pu aimer; il n'avait qu'un rapport sexuel  avec elles et, dans la quasi-totalité de cas, ne les revoyait jamais. page 149

La question n'était pas d'aimer ou de ne pas aimer Vanessa von Heidenstamm,. Soit on éprouvait de la répulsion vis-à vis d'elle, soit on était attiré par elle comme un aimant..page 160

Ce n'est pas le problème de ce qu'on fait, Hubert, mais de ce qu'on devient. pas vis-à-vis de Dieu, ni vis-à-vis des gens qui ne  savent pas que tu mens. mais vis-à-vis de soi-même. je ne veux pas devenir cette personne-là, Hubert". (Alicia) page 171

La vérité d'un événement donné, telle qu'elle la comprenait ( Vanessa) était moins quelque chose de concret existant dans le monde - révélé ou caché, connu ou pas- qu'un attribut accessoire. Pour Vanessa, la vérité était plus une coloration de la réalité que le principe organisateur de sa structure sous-jacente. A ses yeux, la vérité était complètement et universellement contingente. Elle avait donc quelque chose d'éphémère et de variable: présente un moment, disparue le suivant. Une chose qu'on pouvait soutenir et puis, un instant plus tard, nier en revenant sur ses paroles sans éprouver la moindre contradiction. Juste une correction. Pour Vanessa, la vérité était comme un oiseau qui vole d'arbre en arbre. page 286

Elle (Alicia, épouse de Jordan) savait, comme seule une épouse peut le savoir, que ce n'étaient  pas les riches que son mari enviait secrètement, pas les hommes tels que Dos Passos, mais les pauvres. surtout les pauvres de la classe ouvrière, hommes et femmes, qui vivaient dans son village...Et il ne s'agissait pas seulement des on village, amis aussi des Esquimaux chez lesquels il avait vécu au Groenland pendant des mois, des Inuits d'Alaska, des ouvriers agricoles noirs qu'il avait dessinés et peints en Louisiane, des coupeurs de canne à sucre cubains, des Indiens dans les mines d'argent des Andes, et tout récemment des paysans et des ouvriers qui se battaient en Espagne contre les fascistes.Il voulait être l'un d'eux. Il les enviait d'être sans pouvoir. Cette absence de pouvoir était, pour lui, le signe d'une innocence à laquelle il avait renoncé depuis longtemps, depuis le moment où, de retour de la guerre, il avait refusé de travailler  aux côtés de son père charpentier, abandonné son épouse de guerre et s'en était allé vers l'est, à New York, pour devenir artiste. page 295

Ses parents (d'Alicia) lui avaient pardonné - une fois qu'elle avait été enceinte- et ils avaient accepté à contrecoeur ce qu'ils considéraient comme l'attitude selon eux bohème de leur fille et de leur gendre, au même titre que leur athéisme et leur politique de gauche. Au moins, elle n'était pas parie en Amérique pour fuguer avec un juif ou un Nègre.  L'artiste pourrait toujours changer son mode de vie en gagnant en âge et en sagesse, contrairement à un juif ou à un Nègre qui jamis ne parviendraient à modifier ce qu'ils étaient. De plus, Jordan se débrouillait très bien au plan financier.;il était célèbre et témoignait d'une excentricité intéressante, très américaine. Viennois, les parents d'Alicia appréciaient l'énergie et la confiance de ces Américains qui avaient réussi par leurs propres moyens ...page 296

( Vanessa a mis le feu à sa maison ) Tous les animaux étaient lancés dans un mouvement migratoire continu vers le nord, vers le sud, réagissant d'instinct à l'odeur de la fumée, se pliant au commandement parvenu au cerveau collectif qui leur enjoignait de suivre la fumée non pas vers sa source , comme le font les êtres humains, mais vers l'endroit où elle se dilue et où l'on ne peut plus la voir, ni la sentir..page 356

Alicia resta un long moment debout près de sa voiture à regarder les lucioles danser dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'elle se rende compte soudains qu'elle survivrait à cette journée puis à la suivante et encore à celle d'après, car au milieu d'une vie de solitude et d'un abandon jamais reconnu comme tel, elle était enfin  parvenue à connaître le véritable amour; et parce qu'elle avait connu l'amour, elle avait pu , pour la première fois, voir l'obscurité qui l'entourait depuis tant d'années. Certes, elle avait trompé son mari , mais à la fin, elle n e lui avait pas menti sur  son amour pour Hubert, et maintenant, elle était contente de ne pas lui avoir raconté ce qu'il voulait entendre - ce qui aurait en partie réduit la fracture de leur mariage et aurait permis à ce même mariage de continuer plus ou moins comme avant, dans le noir, sans lumières brillantes capables d'illuminer pendant quelques  brèves secondes les fleurs sauvages qui parsemaient la prairie de montagne devant elle...page 376


De Laure Morali: " je n ai pas connu ce confort mental nulle part ailleurs, être accepté sans avoir à justifier sa présence par ce que l'on a fait, fera ou fera pas. C'est peut-être ça l'amour inconditionnel, une attitude  de survie". 

Aucun commentaire: