samedi, décembre 07, 2019

LE CLOU. ( Zhang Yueran) 2019

La trentaine un peu cabossée. Li Jiaqi et Cheng Gong se retrouvent après des années. Elle  rentre de Pékin où elle était rédactrice de mode; lui habite encore avec sa tante sur le campus  de la Faculté de médecine. C'est là que tout a commencé. Parce que leurs grands-pères - l'un éminent chirurgien, l'autre directeur adjoint de l'hôpital universitaire - s'y sont côtoyés aux heures les plus sombres de la révolution  culturelle. ....En une fresque incroyablement vivante,  peuplée de souvenirs d'enfance,  de conflits familiaux,  et de révélations, ils se racontent leurs vies parallèles et avancent une à une les pièces manquantes du drame.
Zhang Yueran explore comme en apnée la vie de ces générations heurtées dans un roman unique, ultrasensible et très contemporain.
 
Li Jiaqi. Je pourrais sans doute pleurer, en effet, pas pour lui, ( son grand-père) mais pour tout ce qui va disparaître avec lui. Pourtant, je ne me résous  pas à appeler l'hôpital. A la minute, sa mort deviendrait une affaire publique, sans plus de rapport avec moi. Infirmiers et médecins,  étudiants et collègues, dignitaires officiels, sans compter les médias....Tous ces gens se presseraient autour de lui, ils s'empareraient des derniers instants de sa vie en déployant tout le faste approprié. Sa mort alors serait à la mesure de sa vie. Le naufrage d'un paquebot. Je ne devrais pas  priver un grand homme d'une mort grandiose, je le sais bien, mais c'est moi  qui tiens, à présent , et je ne compte pas le lâcher. Pendant toutes ces années je ne lui ai rien demandé, ni son attention, ni son amour, ni sa célébrité....Je n'ai rien voulu de lui. Maintenant, je veux simplement que sa mort soit à moi.  J'attends  qu'une voix qui n'existe pas m'annonce que tout est fini. page 14

Le bonheur est fondamentalement factice, alors un bonheur médiocre n'est pas plus factice qu'un bonheur parfait. page 23

Tu redoutais la médiocrité. Tu avais peur de mener une vie insipide, peur d'une vie qui ne laisserait pas plus de traces qu'un caillou lancé  dans l'eau du fleuve. page 25
 
A l'époque, je croyais que le mariage de mon père avec ma mère était la principale raison de cette brouille. C'en était une, en effet,  mais j'ai découvert plus tard que c'était précisément pour  s'opposer à Grand-Père qu'il l'avait épousée.
...Si mon père n'avait pas été envoyé à la campagne comme "tous les jeunes instruits", il ne l'aurait jamais connue.  "Les jeunes instruits à la campagne!" , sans ce slogan, je ne serais pas de ce monde.  Devoir ma naissance à un slogan, voilà qui relativise  la valeur de la vie.  Mais je devrais m'en réjouir car, dans ce pays, il y a  encore plus d'enfants qu'un autre slogan a empêché de voir le jour. page 68
 
L'année de son mariage, mon père  n'entretint aucune relation avec mon grand-père.
Mon père passait la semaine à l'université et rentrait le week-end à la maison.  Du lundi au samedi,  il étudiait Tolstoï, discutait poésie et philosophie avec ses professeurs et condisciples, allait voir des films, dans la petite salle des fêtes de l'université, puis le dimanche, il rentrait à la maison, avec son linge sale, il réparait le fourneau.... page 72

Mon père, lui, n'a pas divorcé, il ne s'est pas non plus entiché d'une camarade d'études....J'imagine que ce n'est pas par amour pour ma mère qu'il s'est entêté dans son mariage, mais plutôt pour s'opposer à mon grand-père.
Il a essayé de réduire la distance qui se creusait  avec ma mère. Il l'a envoyée suivre des cours du soir, l'a encouragée à passer des examens en candidat libre. Pendant des années, elle a étudié par intermittence , sans jamais  parvenir à rien.
Dès que j'ai commencé à comprendre le monde, j'ai su que mon père n'aimait pas sa femme. Ils ne vivaient ensemble que parce qu'ils étaient mariés.....Jour après jour, en grandissant, j'ai appris à observer ma mère à travers le prisme de mon père. Je guettais ses incorrigibles manies de paysanne...page 74

Chaque année, à l'approche de la Fête du printemps,  Maman m'emmenait faire les magasins pour m'acheter les vêtements neufs que je porterais chez Grand-Père au Nouvel An.  page 79

La plupart du temps, j'oubliais que j'avais un père. Il rentrait toujours en pleine nuit, empestant l'alcool, les yeux injectés de sang. Il n'avait jamais vraiment travaillé mais prenait toujours un air surmené. Il buvait comme un trou et jouait beaucoup jusqu'à perdre sa chemise, comme si c'était le seul moyen délibérer son trop-plein d'énergie. Si d'aventure, il lui en restait, il battait maman.
D'aussi loin que je me souvienne, il l'a toujours battue. Elle s'en était accommodée, tout ce qu'elle espérait c'est que je sois endormi quand l'orage éclatait....page 87
J'aimais la voir blessée: elle paraissait alors plus belle. page 88

C'est après les persécutions subies par mon grand-père (celui de Cheng Gong) pendant la Révolution culturelle, quand il est devenu un légume, qu'elle s'est transformée aussi. (la grand-mère)  . Quant à mon grand-père, avant de sombrer dans le coma, c'était également une pointure en matière de cruauté: il était directeur adjoint de l'hôpital et il faisait la pluie et le beau temps, tout le monde le craignait. Va savoir si c'est une question de gènes.
Ma grand-mère détestait ma mère. Elle aurait, de toute façon, détesté n'importe quelle femme épousée par  mon père.  page 90

Un jour, au réveil, j'ai trouvé la maison vide. Ma mère avait disparu. Elle était partie sans rien emporter, mais c'était comme si elle n'avait rien laissé non plus. page 92

Cheng Gong Je tiens bien l'alcool mais dès que je me mets à boire, je ne pense qu'à atteindre l'ivresse, je perds tout sens du raisonnable. L'alcool est une sorte d'interdit qu'il faut transgresser. Rien ne remplace l'allégresse et le spleen démesuré de l'ivresse.
C'est seulement quand j'ai bu que je peux parler de Grand-Père;  page 130

Quand j'ai revu Grand-Père à l'hôpital, ma tante m'a expliqué que c'était un légume.
- Un légume,  c'est quelqu'un qui ne peut ni parler, ni bouger , et qui reste tout le temps au même endroit.
Sur le rebord de la fenêtre, elle a désigné une orchidée desséchée dans son pot.
- Regarde, c'est pareil. page 131
Etre oublié, c'est, sans doute, la pire souffrance pour un homme - légume. page 133....

...Ainsi, dans notre classe, les enfants des dirigeants ou de professeurs d'université constituaient la catégorie supérieure, les enfants d'enseignants ordinaires, la catégorie intermédiaire, et nous venions ensuite. Cette structure s'est mise  en place de façon spontanée. page 161

Li Jiaqi. Je  n'avais jamais imaginé que ma mère envisagerait de se remarier.  Je pensais qu'après le départ de mon père, elle continuerait à vivre pour toujours dans la douleur, comme moi. Je me disais aussi qu'elle n'avait aucune aptitude au bonheur.  C'était peut-être le cas , mais c'est le bonheur qui l'a trouvée. Une jolie femme n'a pas besoin de faire grand-chose, il lui suffit d'attendre sans bouger. page 201

Je commençais à prendre conscience que tout amour est voué à l'échec, comme le ballon de basket mal lancé qui rate le panier page 202

(La grand-mère a la jambe droite dans le plâtre). Pendant cette période, j'ai découvert Grand-Père. Ou plutôt, je commençais à le connaître un peu. Je me souviens encore du soir où il est rentré de  voyage, quand, au premier coup d'œil, il a découvert Grand-Mère allongée sur le lit,. Un trait secret de son caractère apparut tout à coup sur son visage. C'était une expression de répulsion, une  absence totale  d'empathie et de tendresse, le désir de se débarrasser de tout ça au plus vite, qui s'effaça aussitôt. Affichant alors un masque de douceur, il s'assit sur une chaise à côté du lit et demanda à Grand-Mère comment elle se sentait. En tant que médecin, il devait savoir s'occuper d'un malade mieux que personne, pourtant, il semblait désemparé. ...Sa vie reprit comme avant, inchangée , à la différence qu'il devait prendre le journal  et le courrier lui-même dans la boîte aux lettres. IL rentrait toujours très tard, et parfois continuait à travailler après son retour à la maison. Bientôt, il repartit en mission. page 216

Cheng Gong. Elle ( la Grand-Mère) passait un temps considérable à m'expliquer certains mots comme " Révolution culturelle" ou "étable". Je finis par comprendre le second, mais plus elle m'expliquait le premier, plus grande était ma confusion, car de nouveaux mots ne cessaient  de faire leur apparition, "Dazibao", "contre- révolution", ' Garde rouge". ...Je finis par en acquérir une connaissance sommaire.
L'événement malheureux s'est produit  en 1967. La Révolution culturelle venait de commencer, le personnel de l'hôpital était divisé en deux factions rivales. Grand-Père, qui était alors directeur adjoint de l'hôpital, faisait partie des "légitimistes". Il y avait aussi les "rebelles". ...;Les rebelles se sont mis à faire la critique des "légitimistes"....selon ma tante, cela désignait le fait d'infliger de mauvais traitements , physiques et psychiques, à une personne. Grand-Père avait précisément  subi ce genre  de sévices, puis on l'avait enfermé dans une étable. ...Lors d'une séance de critique, on l'a roué de coups, meurtri de la tête aux pieds, puis on l'a enfermé dans la tour. Le lendemain, quand ma grand-mère l'a ramené à la maison, il avait l'esprit confus, il ne pouvait plus parler, ne supportait plus la lumière et vomissait sans cesse. ...On procéda  à une batterie d'examens et la radiographie révéla la présence, dans  son crâne, d'un clou de cinq centimètres enfoncé près de la tempe....L'oxydation du métal avait provoqué une infection e tune  putréfaction du tissu cérébral.
L'opération fut une réussite totale, on retira le clou....Il ne mourut pas, il ne se réveilla pas non plus. page 230
 
(Cheng Gong veut savoir ce qu'est l'âme pour parvenir à une relation avec son Grand-Père) Après cet immense travail,  je revins au point de départ, je me remis au travail à partir de l'idée d'origine.: " L'âme est une sorte d 'onde électromagnétique...page 248

Li Jiaqi. Le retour de mon père , tout juste après une semaine avant le mariage de ma mère, fut l'événement le plus important de cet hiver 1993. Un après-midi de décembre, il vint me trouver à l'école. ...je ne sais pas pourquoi , je sentis aussitôt qu'il était malheureux. Mon cœur se serra, les larmes roulaient sur mes joues.
Me voyant pleurer, il baissa la tête et écrasa un mégot qu'il venait de jeter par terre. ..;Il avait beaucoup maigri, sa peau était année, ses cheveux avaient poussé et il portait une barbe de trois jours.
Il semblait épuisé...Je remarquai que sa main tremblait. page 253
 
Il n'était pas simplement malheureux: tout son etre n'était plus que défaite et désolation.  Quelque chose en lui était mort. page 257
Mon père était alcoolique, c'était une évidence....L'homme  d'autrefois, lucide, perspicace, plein d'ambition,  n'existait plus. Celui d'aujourd'hui se révélait  apathique,  confus, décrépit. ...Pour la première fois, je pris conscience que toute possession humaine était fragile et instable, que les dispositions innées n'étaient pas solides comme le  roc, que l'on pouvait en etre dépouillé, , et que toute qualité morale  pouvait se trouver altérée. Un etre humain pouvait  se transformer, devenir une autre personne. page 261
 
(Li Jiaqi a rejoint son père à Pékin) " Quand nous serons là-haut, tu passeras un coup de fil à ta grand-mère et à ta mère. Tu n'en fais qu'à ta tete, tu ne penses qu'à ton plaisir, et jamais aux autres.
-  Pardon.... Mais tu m'avais dit  que tu m'emmènerais à Pékin...
- Ce n'était  pas pour maintenant, ma vie est déjà  une vraie  pagaille...page 290
(Le lendemain, le père de Li Jiaqi meurt dans un accident de voiture)
 
"Ton père est parti, dit-elle avec gravité en fronçant les sourcils comme s'il était convenu entre nous que personne ne devait pleurer. Demain, tu retournes à Jinan, il ne faut pas que tu assistes aux obsèques. C'est mieux pour toi, tu comprendras plus tard"
Je n'ai opposé aucune résistance. Sa voix était empreinte d'une sincérité qui m'inspirait confiance. Je n'ai pas pleuré non plus, je me contentai de la regarder sans rien dire. ( la femme de son père) page 351
"Ton père et moi étions cabossés: des gens cabossés, ne pouvant vivre qu'un amour cabossé page 353

18 ans plus tard. Cheng Gong. (Il est près de son grand-père, la deuxième femme du père de Li Jiaqi vient tous les jours s'occuper du malade)
- Ce sont des brutes qui ont fait du mal à mon grand-père et qui l'ont mis dans cet état. Il a combattu dans l'Armée de libération autrefois. Il était tireur d'élite....
- Ne raconte à personne que je suis ici, a-t-elle dit avant de partir.
- Je sais, qui fait le bien ne s'en vante pas.
Dès lors , je suis allé la retrouver tous les après-midi dans la chambre 317..page 322
Le lendemain, ma grand-mère courut chercher l'infirmière en chef du vieux bâtiment et lui demanda qui avait donné son accord pour que Wang Luhan s'occupe de mon grand-père....Elle répliqua que personne n'avait envie de s'occuper de mon grand-père. Comme Wang Luhan souhaitait le faire, et qu'elle le faisait très bien, quel problème y avait-il à la garder?  L'hôpital n'avait jamais interdit  le recours aux bénévoles. " Si vous avez des différents, ajouta-t-elle, cela ne me regarde pas, en tous cas, il ne manque pas un cheveu sur la tête depuis qu'il est ici.". Ma grand-mère demanda de changer la serrure de la chambre 317, mais elle essuya un nouveau refus...page 438
... Tante a reçu un coup de fil annonçant que Grand-Père avait disparu...page 439

Je pris conscience pour la première fois que l'o, pouvait vivre san sle moindre espoir, le cœur éteint, et traverser ainsi toue une vie. page 443

" Wang  Luhan, ai-je demandé avec difficulté, elle va bien?
- Nous n'avons aucun contact. Tu ne me crois pas?
- Si, je crois,...Mais vous étiez amies quand vous étiez petites, non?
... Comment était-elle?
-  Elle aimait chanter et dessiner mais elle n'avait pas un grand sens pratique. Pendant les séances de critique qu'ont subies mes parents, je suis restée toute seule, cachée à la maison, elle est venue frapper à ma porte pour m'emmener manger chez elle. Les rayonnages des bibliothèques étaient vides, ils avaient vendu le violon, pourtant, pour une raison que je ne m'expliquais pas, il régnait une atmosphère de petite  bourgeoisie. Plus tard, j'ai compris que c'était parce que ses parents s'aimaient profondément.  page 791

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