vendredi, septembre 14, 2007

ELDORADO ( Laurent Gaudé )

Lorsque les marins italiens montèrent à bord, munis de puissantes torches dont ils balayaient le pont, ils furent face à un amas d'hommes et de femmes en péril, déshydratés, épuisés par le froid, la faim et les embruns. Il (le commandant Piracci) se souvenait encore de cette forêt de têtes immobiles. Les rescapés ne marquèrent aucune joie, aucune peur, aucun soulagement. Il n'y avait que le silence, entrecoupé parfois par le bruit de cordes qui dansaient au rythme du roulis. La misère était là, face à lui.. Il se souvenait d'avoir essayé de les compter ou du moins de prendre la mesure de leur nombre, mais il n'y parvint pas. Il y en avait partout. Tous tournés vers lui. Avec ce même regard qui semblait dire qu'ils avaient déjà traversé trop de cauchemars pour pouvoir être sauvés tout à fait. Ils firent monter à bord chacun d'entre eux.Cela prit du temps. Il fallait les aider à se lever. A marcher. Certains étaient trop faibles. et nécessitaient qu'on les porte.Une fois à bord, ils distribuèrent des couvertures et des boissons chaudes. Ce jour-là, ils les sauvèrent d'une mort lente et certaine. Mais ces hommes et ces femmes étaient allés trop loin dans le dégoût et l'épuisement. Il n'y avait rien à fêter. Pas même leur sauvetage. Ils étaient au-delà de ça. page 15
Après un long temps de silence, elle avait fini par lâcher la rambarde. D'elle-même. S'il l'avait forcée, elle se serait accrochée. Ou peut-être même, elle se serait jetée par dessus bord, il en était certain. Elle avait lâchée prise parce qu'il lui avait laissé le temps de le faire. Il l'escorta jusqu'à la frégate. Et, à sa grande surprise, elle marcha seule, sans qu'il ait besoin de la soutenir. Il ne la toucha pas. Il ne lui jeta même pas une couverture sur les épaules comme il l'avait fait pour les autres. Quelque chose en elle l'interdisait. Une sorte de noblesse racée qui tenait éloignée d'elle la pitié. page 18.
Je contemple mon frère qui regarde la place.. Le soleil se couche doucement. J'ai 25 ans.Le reste de ma vie va se dérouler dans un lieu dont je ne sais rien, que je ne connais pas et que je ne choisirai peut-être même pas. Nous allons laisser derrière nous la tombe de nos ancêtres. Nous allons laisser notre nom, ce beau nom qui fait que nous sommes ici des gens que l'on respecte. Parce que le quartier connaît l'histoire de notre famille. Il est encore, dans les rues d'ici, des vieillards qui connurent nos grands-parents. Nous laisserons ce nom, ici, accroché aux branches comme un vêtement d'enfant abandonné que personne vient réclamer. Là où nous irons, nous ne serons rien. Des pauvres. Sans argent. Sans histoire. Page 46
Je regarde mon frère qui contemple la place et je sais qu'il pense à tout cela. Nous buvons notre thé avec une lenteur peureuse. Lorsque les verres seront vides, il faudra se lever, payer, et saluer les amis, sans rien dire. les saluer comme si nous allions les revoir dans la soirée. Aucun de nous deux n'a encore la force de faire cela. Alors, nous buvons nos thés comme de chats laperaient de l'eau sucrée. Nous sommes là. Encore pour quelques minutes. Nous sommes là. Et bientôt plus jamais. page 46
Le + dur, a-t-il dit, ce n'est pas nous. Nous pourrons toujours nous dire que nous l'avons voulu. Nous aurons toujours en mémoire ce que nous avons laissé derrière nous. Le soleil des jours heureux nous réchauffera le sang et le souvenir de l' horreur écartera de nous les regrets. Mais nos enfants, tu as raison, nos enfants n'auront pas ces armes. Alors, oui, il faut espérer que nos petits-enfants seront des lions au regard décidé. page 51
A cet instant précis, il n'y avait plus de bâtiment de la marine militaire et de mission d'interception. Il n'y avait + d'Italie ou de Libye . Il y avait un bateau qui en cherchait un autre. Des hommes partaient sauver d 'autres hommes, par une sorte de fraternité sourde. Parce qu'on ne laisse pas la mer manger les bateaux. On ne laisse pas les vagues se refermer sur des vies sans tenter de les retrouver. Bien sûr, les lois reviendraient et Salvatore Piracci serait le premier à réendosser son uniforme. mais , à cet instant précis, il cherchait dans la nuit ces barques pour les soustraire aux mâchoires de la nature et rien d'autre ne comptait. Alors, il murmura à son second:
-Ceux-là, nom de Dieu, on va les retrouver.
Et le jeune homme tressaillit de la volonté qui émanait de sa voix. page 73
Le commandant était maintenant trempé. Cela faisait plus d'une heure qu'ils avançaient dans la nuit. Cela ne servait plus à rien. Il le savait. Ils ne trouveraient plus personne. Salvatore Piracci pensa aux hommes qui étaient sur les trois barques manquantes. Au désespoir des derniers instants, lorsque l'embarcation chavire et qu'il n'y a personne pour voir la vie se débattre une dernière fois. page 84
Je pense à lui. (son frère). Et je me jure de continuer coûte que coûte. Je vais réussir. c'est la seule solution. Jamal a tort quand il parle de son agonie programmée. Il a tort lorsqu'il s'imagine sans argent, reclus comme un lépreux. Je vais passer en Europe et je vais travailler comme un damné. Si les choses vont telles qu'on les dit, je ne tarderai pas à accumuler un peu d'argent.j J'enverrai tout là-bas. Le plus vite possible. Il faut que l'argent afflue vers mon frère. Que Soleiman(lui) peut se priver de tout pour être à ses côtés. Je travaillerai comme un chien, oui. Cela n'a aucune importance. Je suis jeune. Il pourra s'acheter ses médicaments. La lutte a commencé. C'est une course et je dois être efficace et rapide. A peine le pied en Europe, je chercherai du travail. N'importe quoi. Jamal a tort. Nous sommes deux. Et je ne l'oublie pas. page 126
Les passeurs en me prenant tout ce que j'avais , sans le savoir, me condamnent au voyage.Il n'est plus possible de rebrousser chemin. Pas comme cela. pas piteux et misérable. Je n'ai plus rien. Mais je n'ai plus d'autres solutions que de continuer. Je ne montrerai mon échec à personne. Je vais en préserver ceux que j'aime. page 133
Le commandant Piracci sourit.Puis, il se leva. Il s'approcha du vieil homme et l'enlaça. Lorsque leurs deux têtes furent côte à côte, il lui murmura à l'oreille: "Prends bien soin de toi". Le vieil homme voulut répondre par une dernière recommandation mais il ne le put pas. Les larmes lui montaient aux yeux. Il lui serra le bras avec chaleur et le laissa sortir.....Alors Angelo recommanda son ami au ciel en se disant que les hommes n'étaient décidément beaux que par des décisions qu'ils prennent. page 141
Salvatore Piracci entreprit de répondre à tous comme cela lui semblait juste. Il décida d'être dur. Il parla de la misère des riches. De la vie d'esclave qui attendait la plupart de ceux qui tentaient le voyage. Il parlait de l'écoeurement devant ces magasins immenses où tout peut s'acheter mais où rien n'est nécessaire. Il parla de l'argent et de son règne.
Les hommes l'écoutèrent d'abord avec surprise, puis avec mauvaise humeur. Il entendit des injonctions lancées dans des langues qu'il ne comprenait pas. Etaient-ce des insultes? ou des exhortations à se taire? Petit à petit, les questions se tarirent. Les visages redevinrent durs. Personne ne voulait plus l'entendre parler...Il voyait dans leurs regards qu'ils ne croyaient pas et que ce qu'il avait dit ne les empêcherait pas de continuer à caresser leur rêve d'Europe avec délices. page 204

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