vendredi, février 15, 2019

LE TOUR DE L'OIE (Eric De Luca) 2019

"Un soir d'orage, un homme - qui ressemble beaucoup à l'auteur - est assis à une table, chez lui. Eclairé par le feu de cheminée, il est en train de lire un livre pour enfants, Pinocchio. dans la pénombre, une présence évanescente apparaît à ses côtés, qui évoque le profil du fils qu'il n'a jamais eu.  L'homme imagine lui raconter sa vie: Naples, la nostalgie de la famille, la nécessité de partir, l'engagement politique.  A travers cette voix paternelle,  ce fils spectral assume progressivement une consistance temporelle. la confession devient confrontation, la curiosité se transforme en introspection, le monologue évolue en dialogue, au cours duquel un père et son fils se livrent sans merci."
 
"Un livre très intime (qui) permet à Erri De Lucca de revenir sur sa vie, son militantisme révolutionnaire pendant sa jeunesse, sachant que c'est toujours un homme engagé qui obéit à la liberté - sa famille - ses lectures - grand admirateur  de Borges - son écriture dont il dit que c'est  son divertissement préféré et non un métier, un compagnon de vie, il écrit à l'ancienne, avec un cahier et un stylo sur les genoux. Naples dont il décrit si bien en "ville théâtrale, sa langue, je devrais dire ses langues, l'italien et le napolitain. C'est le questionnement d'un homme sur sa vie.
Ce texte  est le "souffle" d'un homme apaisé par l'âge, sûr de lui et satisfait  du chemin parcouru, aimant la vie"
 
"Son dernier livre, Le tour de l'oie, prend la forme d'une autobiographie. Le romancier italien y raconte, avec humilité, une vie d'engagements. Pour la justice sociale, pour la nature, les migrants et bien sûr, pour la littérature".  Télérama.
 
"Le tour de l'oie est une autobiographie miniature, ciselée, élégante, tout en retenue, sobre et modeste, à l'image de son auteur. c'est simple, limpide, profond, poétique et plein d'oxygène". Le Monde  des Livres.
 
"Le napolitain invente un dialogue nocturne avec l'enfant qu'il n'a pas eu. Occasion d'un regard sur sa vie sous l'oeil incisif d'un rejeton rêvé." Le Nouveau Magazine Littéraire.
 
Tu es un étranger, fils, autant que la lune dans le ciel le matin, qui reste encore après le déclin de la nuit. page 12
 
Jusqu'ici, ce n'est pas le temps qui m'a usé, c'est moi qui ai usé le temps...
Je m'arrête parfois pour voir comment est le temps sans moi.  Il s'écoule quand même, il se laisse voler par quelqu'un d'autre. page 13
 
Je suis d'une époque révolue, je pleure pour un deuil, un sauvetage, le souvenir de ceux que je vois en rêve.
Les femmes que j'ai tenues dans mes bras ont voulu un enfant, mais pas de moi. Je ne leur reproche rien ni à elles, ni à la vie, j'ai eu plus qu'il n'est juste, ce qui est déjà beaucoup en soi, car le juste, comme le nécessaire, manque à la plupart. page 14
 
Une fois interrompue la série des naissances, j'étais un rameau sans bourgeon ou, comme dit un de mes amis pêcheurs: un rocher qui ne fait pas de patelles. page 17
 
Je m'en souviens, j'étais assis sur le bras d'un fauteuil astronef, papa aux commandes feuilletait un livre d'art.
Il m'apprenait à regarder les tableaux...
Maman était réelle, quotidienne, prestidigitateur de sa présence.  page 18
 
Les vieux et les écrivains sont comme ça. Ils répètent les histoires, avec un rajout ou un oubli. page 22
 
M'en aller: le verbe à l'infinitif solitaire me tapait dans ma tête. J'étais un fils ingrat, penser à ce détachement était de l'ingratitude. (L'auteur faisait l'école buissonnière, il allait au zoo)
L'adieu à la maison, à leur table préparée, au lit fait, à l'argent pour le bus s'était planté en moi.
Adieu à la ville, pour n'importe quel ailleurs. Aucun lancer de monnaie pour me donner une direction.
La liberté est une porte étroite, je l'ai compris, alors au milieu des cages du zoo. page 24
 
J'apprends seulement de ce que je commets. Ainsi je le  désapprends. page 27
 
(L'auteur est allé en Bosnie en guerre) J'ai vu que la guerre est l'humanité contre elle-même, par anéantissement. C'est la volonté de rester en petit nombre , pour la satisfaction des survivants. page 29
Une fois rentré à la maison, maman   a posé sur la table ses aubergines à la parmigiana. Le chien-loup m'a salué  avec son habituel détachement...
Elle l'a dit qu'elle n'avait pu  éviter la guerre arrivée par l'air dès juin 1940.
"Toi, tu es allé te la chercher et ce n'est pas la même guerre"
Oui, je suis allé là où on bombardait des villes.
" Non, ce n'est pas la même" lui ai-je répondu. Là, personne ne parlait napolitain. Seule, la sirène était identique.
Nous ne sommes plus revenus sur le sujet. page 31
 
(Fin de l'été 1964, le premier baiser)) Elle avait quatorze ans elle aussi, elle a dit oui, un bref rendez-vous dans une pièce.
..Je me suis approché, les bras raides comme un soldat à la parade et je me suis arrêté devant elle dans un garde- à - vous qui manquait de tenue. ..
Elle me regardait, elle attendait. Je tendis le cou, ça ne suffisait pas.*Je continuai à m'étirer, perdis l'équilibre et tombai sur ses lèvres dans un atterrissage d'urgence. Elle fit contrepoids et me retint.
Puis, elle se détacha: elle ne rit pas.  page 34
 
Le silence que tu perçois est seulement le silence humain. page 37
 
Un engagement politique repose sur un comportement plutôt que sur un idéal.  page 39
 
Il (son père) mit le nez dans mon premier livre publié. Il prit l'exemplaire, l'ouvrit et respira le papier.
Il ne pouvait pas lire. je revois maintenant son geste. En respirant, il sourit.
Il sentait une suite différente  de son fils,  débarrassé de la graisse de son bleu  de travail, un  usage différent de ses mains. (l'auteur a travaillé en usine)
Il referma le livre et se mit à mourir en quelques mois.
Il maigrit comme s'il devait passer par un goulot d'étranglement.
On appelle cela cancer, tumeur: ce n'est qu'un nom clinique.
..C'est ma mère qui le lui avait lu, comme elle m'avait lu mon premier livre, pendant les accès de fièvre de la scarlatine.  page 42
 
Je pratique es abstinences littéraires de grandes signatures du XXè siècle.
 J'ai abandonné Joyce, Beckett, Musil, Brecht, Sartre dès les premières pages.
 Je crois que seul Borges est obligatoire.
 Je ne lis pas pour rendre visite à des auteurs, savoir que je les ai lus.  page 43
 
Peut-être, ai-je peu aimé, sans arriver à la température de la possession.
Je  n'ai pas la prétention de suffire à une femme, l'exclusivité ne me concerne pas. page 45

Le verbe voir sert à mesurer la distance. Le verbe regarder déclenche le désir de rapprochement.
...Je ne veux pas le pouvoir , sous aucune forme. page 47
 
Notre identité est dans chacun de nous et non dans l'habit et ses couleurs.
 
Jusqu'ici,  ce n'est pas le temps qui m'a usé, c'est moi qui ai usé le temps.
 
Je n'exerce aucune fonction, je ne me charge d'aucun mandat.
Je ne suis pas un délégué et je ne confie  de procuration à personne pour agir en mon nom. page 48

Littéralement anarchie veut dire contre l'autorité. Avant d'être un mot politique, ce fut un mot personnel.
...Les mots ne sont pas des instruments, ils sont  une histoire, leur biographe, ils sont vivants, c'est pourquoi ils sont mourants. page 49
 
(Le fils spectral parle à l'auteur). Encore un instant. Comment fais-tu sans un credo pour te souvenir de tes parents, comment supportes-tu de ne pas les retrouver, de ne pas te relier à eux?
 Je les rencontre en rêve et dans les pages que j'écris. dans ces moments-là, je continue à être avec eux. Mais où et quand: je n'ai ni la force ne la prétention de le savoir. page 53
Tu me demandes  où ils sont tous, ces disparus. je sais où il est lui (un cousin alcoolique décédé à Milan) . Il est ici pendant que je te parle, il est dans un verre laissé à moitié vie. page 55
 
Tu ne célèbres pas la fête ( de Noël) par esprit de contradiction ou par déformation révolutionnaire d'opposant aux usages?
Pour Noël, il s'agit d'abstention due au deuil. Après la mort de papa, ce soir-là a été réduit au minimun
...Pour le dernier jour de l'année,  mon abstention remonte encore plus loin et j'en ai oublié la raison. Faire la fête ne m'attire pas.
..J'évite le jour de l'An. le matin du 1er janvier, je suis allé me promener sur la plage en bord de mer.
Pendant quelques heures, j'ai été le seul vivant  du monde. pages 56, 57

Maman ne se rappelait pas comment j'étais enfant.
A force de me fréquenter adulte, mon enfance s'était effacée.
Si une mère ne s'en souvient pas, alors, c'est qu'elle n' a pas existé.
...Je lui rappelais ces détails, elle répondait oui que c'était arrivé  à son enfant mais pas à moi.
" Parce que toi, je ne sais pas qui tu es".
C'était sa façon de protéger cet enfant de moi, de l'homme silencieux qui dînait tôt le soir, pour lequel elle faisait frire des courgettes et des aubergines.  page 81
C'était une personne dure. Il me semblait naturel qu'une mère le soit..
.Elle ne n'a pas allaité. Ainsi, j'ai bu du lait jusqu'à l'année dernière.
En bon fils, j'ai exterminé mes peurs, elles ne devaient pas effleurer...
C'était une mère qui n'embrasait pas, ne faisait pas de câlins à ses enfants.
Même avec papa, le contact était minimal, un coup de poing pour plaisanter, une tape, pas de jeux à la mer.
Ainsi, le toucher pour moi a été un sens mineur...
Habitué à ne pas être touché , je ne touchais pas.
J'ai eu la révélation du toucher à quatorze ans. Une fille me pris la main que j'avais posée sur ses genoux.
Je souriais en moi-même, rien à l'extérieur. les sourires aussi appartiennent  au sens mineur du toucher.
Quand elle me prit la main sous la table, ce fut une révélation.
Sa main douce sur le dos  de la mienne sèche, éveilla la connaissance.
De la main, elle s'étendit comme une inondation de autres pores, des cheveux aux pieds, un désert irrigué pour la première fois. page 83
Depuis cette main de fille, le toucher est,  pour moi, le plus haut point de la connaissance. page 84

Que fait un révolutionnaire avant d'entrer en action? Un geste, une préparation quelconque?
Il prend une douche, change de sous-vêtements, vide son intestin si possible,  et, avant de sortir de chez lui, il lace bien ses souliers....
Rien de  spécial: c'est  ce qu'on fait après qui compte;
Que vouliez-vous?  prendre le pouvoir?
Le pouvoir importait peu, c'était  nous battre pour des objectifs  simples, accessibles, qui nous intéressait. A l'usine, on gagnait des droits d'allègement, comme la demi-heure de cantine incluse dans les huit heures quotidiennes.....page 92

Ecoute la petite pluie qui pique la vitre de la lucarne et les tuiles du toit. Elle frappe  des coups plus forts que ceux de la pendule. Elle sert  de contrepoids à notre temps rythmé par le mécanisme d'intervalles égaux.
La pluie dit au contraire qu'il n'y a pas deux secondes égales . Elle le sait par les gouttes. page 95

Quand je suis en colère contre moi, je m'insulte en napolitain.
En italien, je n'ai pas envie de me disputer.  page 98
 
J'imagine leur vie sans moi. (celle de ses parents)
J'ai des livres qu'il avait offerts à maman, ils portent des dates qui me précèdent.
Mais l'avenir était pour eux un devoir de noces, maison , enfants.
 Je n'ai pu éviter de me mettre dans leurs pattes. 
Je n'ai pas eu et je n'ai pas de pensées suicidaires. Une fois né, j'étais inévitable.
Les quitter à dix-huit ans n'a rien changé. Ils ont vécu sans moi, au lieu de vivre avec, et c'est tout, sans devoir me connaître et m'expérimenter.
 
...Celui qui lit ou qui écoute n'est pas un récipient vide à remplir, mais un multiplicateur de ce qu'il reçoit. Il ajoute ses propres images, souvenirs, objections.
Exister ici et maintenant, n'est ni nécessaire ni justifié par un devoir d'exister.
Je parle pour moi.  pages 108, 109
 
..car le noir et blanc de ses films ( Buster Keaton) était de l'écriture pure.
Le noir et blanc du muet a été le sommet de l'art e l'acteur.
Le son et la couleur sont des concessions à la technique et à la paresse.
Quoi qu'il en soit: béni soit le cinéma, et plus encore, ce cinéma-là. page 111
 
L'écriture reste pour moi une activité antique. J'écris à l'encre sur le papier d'un cahier, je recopie pour voir si ça me plaît encore. Rien qu'un dernier cliquetis sur un clavier.
Elle reste pour moi le contraire d'une profession. C'est un temps festif de ma journée. page 112
La page est l'aujourd'hui dont j'ai besoin. page 113
 
Je suis optimiste du seul fait d'imaginer que pourront exister des descendants, après nous posthumes.
Les générations sont des effacements de celles venues avant...page 115
 
On naît d'un étranglement qui se referme derrière soi, sentant plus une perte d'espace qu'un apport....
Pour moi, le sommeil est encore un ventre, je dors dans le placenta de la nuit. page 119
 
J'ai un corps et j'ai joué au jeu de vivre dedans.
Quel jeu? Le jeu de l'oie. On lance un dé et on se déplace dans un circuit en spirale.
C'est un jeu de parcours, les stations ont des noms communs: auberge, puits, prison, labyrinthe, squelette.
Le corps est le jeu , moi, je suis le pion.
La table, le banc de ce soir sont une case.
Nous sommes dedans et c'est à moi de lancer lé dé. Moi, je m'arrête ici. page 121
 
La liberté a été d'avoir un dé en main avec le choix de le lancer ou pas, comme devant un mur, à escalader ou pas. page 122
 
(Dans un  asile de fous) Un jour, il demande  à l'un de ceux qui étaient enfermés ce qu'est l'amour pour lui. IL reçoit une réponse à voix basse dans une oreille: "oxygène, oxygène".
Je ne me souviens pas d'une meilleure définition de l'amour. page 127
 
Je tutoie une des parties de moi-même. Je suis plus nombreux que le simple deux.
Je suis le reste de ceux qui sont devenus des absents , qui se retrouvent dans mes souvenirs et qui continuent leur existence en moi. page 132
 
 
Je suis heureux quand une lecture m'enthousiasme, alors qu'un de mes écrits arrive tout au plus à me satisfaire. page 140
 
Tu te résumes ainsi: révolutionnaire, ouvrier, émigré, dans le sillage ses dernières guerres sur le sol d'Europe. page 142.
On demande à un enfant ce qu'il veut faire. J'aurais répondu écrivain, avec le même degré de manque de réalisme  qu'un autre  aurait répondu astronaute.
Ma réponse exacte aurait dû être : je veux être un lecteur. J'ai lu tellement plus de pages que j'en ai écrit.
On apprend à un enfant  à dire sa profession, le résultat final et non le parcours.
Aucun d'eux ne dit: je veux être un apprenti. Et pourtant, c'est ce que nous sommes continuellement.  pages 143, 144
 
Elle (sa mère) m'a laissé la consigne de brûler son corps.
Un matin, je suis allé prendre la boîte en fer avec ses cendres et celles de sa robe de chambre.
...J'ai vidé les cendres dans le champ et j'ai eu les mains les plus vides de ma vie.
J'ai pris une pioche et j'ai creusé pour planter un arbre. page 146
 
 
 
 

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