mercredi, octobre 31, 2018

UNE AUTRE AURELIA ( J.F, Billeter)

Jean - François Billeter livre, dans ce bref ouvrage, une partie de notes qu'il a prises depuis la mort subite de son épouse, il y a bientôt cinq ans. Ce sont des observations sur le rôle que jouent l'émotion, l'imagination et la mémoire  dans de telles circonstances et sur les nouveaux équilibres qui s'instaurent. Mais ces notations  n'éclairent pas seulement cette expérience particulière , elles en disent autant sur notre rapport à l'autre quand il est présent que quand il n'est plus là.
 
 
Quand on perd son conjoint, les autres vous mettent à part des vivants. Voyant à côté de vous une place vide, ils en déduisent que vous n'êtes plus qu'à demi et que vous vivez dans le manque - alors qu'au contraire la vie n'a jamais été aussi intense. page 12
 
Cette épreuve a donc été l'occasion d'approfondir la connaissance de moi-même. Elle m'a séparé des autres, puisqu'ils ne pouvaient deviner ce qui m'arrivait, mais rapprocher d'eux par la suite. page 16
 
19 nov. La mort n'existe pas. Il n'y a que la vie qui cesse. Le mal que font tous les autres discours.
 
20 nov. Ce que je n'ai plus: une personne à qui je puisse tout raconter .
 
23 nov. De temps à autre, je suis saisi d'effroi: la séparation est définitive.....
Elle est absente pour toujours.
 
27 nov. Qui ne connaît pas la mort, ne connaît pas la vie.
 
6 déc. Il y avait eu Wen, il y aura autre chose, qui ne nierait pas le passé, mais le prolongeait et le conserverait par le mouvement. C'en était fini de l'insoutenable torpeur. Elle n'est pas revenue..
 
13 déc. Wen, sorte de basse continue, présence égale et douce. Quelle chance  d'avoir eu cette compagne dans ma vie. J'ai été heureux avec elle, il faut que je le sois sans elle. Je lui dois cela.
 
15 déc. "Deuil" Mot affreux  affreuse aussi la loi du silence qu'observent les autres, qui me parlent de tout, sauf d'elle. Craignent-ils de me causer de la peine? Ou ont-ils peur , au fond d'eux-mêmes?
La plupart des gens s 'en tiennent aux idées convenues, qui sont fausses. J'ai fait de même avant la mort de Wen. Le vocabulaire sinistre  du décès, de la perte, de la séparation, du deuil,  des veuf auquel vont des condoléances, etc...me font maintenant horreur. Je le rejette absolument parce qu'il me prescrit la valeur affective  que je suis censé donner à mon émotion.
 
25 déc. Nouvelle idée: je ne dis plus "elle me manque" mais " ce que je fais maintenant , je le fais pour elle". A l'instant, le manque disparaît, car les deux régimes s'excluent. Au lieu de me plaindre, j'agis.
 
19 janv. De temps à autre, la présence de Wen se pose comme une rosée sur le moment présent.
 
23 nov. Sa présence m'envahit, puis je reçois un coup violent. ...Il se produit quand je me souviens tout à coup qu'elle est absente pour toujours. ....Le souvenir est un début de présence qui se forme en nous.
 
27nov. Qui ne connaît pas la mort ne connaît pas la vie.
 
9 déc. Elle ne désire plus rien, ne regrette plus rien, car elle n'est plus. Lichtenberg:  "Je crois  que peu d'hommes ont réfléchi sérieusement à la valeur  du ne-pas-être. Le ne-pas-être d'après la mort,  je le vois comme l'état où j'étais avant  de naître.
 
29 janv. Dans ma vie agitée, surgit de temps à autre, l'idée terrible que nous sommes séparés pour toujours. Pourquoi terrible?
 
5 mars. "Deuil? non. Il s'agit d'un passage d'un bonheur à un autre - de celui de vivre avec Wen à celui d'avoir vécu avec elle. Passage agité, il est vrai. Une tourmente éprouvante.
 
4 avril . Spinoza: " Le philosophe médite la vie, non la mort".
 
4 avril. Légère angoisse. Qu'il était bon d'avoir quelqu'un à qui tout raconter, qui était au courant.
 
27 avril. Deux âmes qui s'unissent ne s'unissent jamais au point d'abolir la différence si profitable aux deux, qui rend l'échange si agréable.
 
10 mai. Je songe à tout ce qu'il y avait dans sa mémoire , surtout sa vie d'avant notre rencontre, dont je n'ai entrevu qu'une petite partie.
 
22 mai. Mort de Georges Moustaki.:  "nous avons toute la vie / pour nous amuser, nous avons toute  la mort / pour nous reposer. " Le bien que me font ces vers surtout le dernier.
 
7 juin. Le bonheur présent communique très vite avec le bonheur passé.
 
17 juillet. Quand nous étions ensemble, elle révélait quelque chose de moi ( et moi d'elle) . Maintenant que je suis seul, je suis plus difficilement déchiffrable.
 
6 août. Elle fait autant partie de ma vie qu'avant, mais cela les autres ne le voient pas.
 
7 août. Le dialogue me manque. Quel plaisir c'était de l'écouter et de la comprendre, ou me faire comprendre d'elle.
 
13 déc. Wen, sorte de basse continue, présence égale et douce. Quelle chance  d'avoir eu cette compagne dans ma vie. J'ai été heureux avec elle. Il faut que je le sois sans elle. Je lui dois cela.
 
6 sept. Je n'y avais pas songé: on se connaît  soi-même et connaît l'autre de deux façons qui se complètent. Il faut être deux - non pour être un, comme l'a imaginé Platon, mais pour se connaître. C'était une erreur de placer au cœur de l'âme humaine, la nostalgie de l'Un.
 
27 déc. Ce matin, audace: je me dis que le bonheur passé est intact et que je puis passer à autre chose.
 
9 août. J'aimerais m'occuper d 'elle, pas toujours de moi.
 
13 oct. Il n'y a pas de retour au passé. Il faut donc le placer devant soi. Force que cette idée me donne.
 
20 nov. Force que donne l'âge: j'ai l'esprit plus libre parce que je forme moins de projets et m'intéresse d'autant plus au présent. Je découvre qu'il est inépuisable. J'y trouve aussi tout le passé, qui se décante et devient intelligible.
 
2 janv. Il faut être heureux pour se souvenir du bonheur.
 
 6 janv. Si seulement je pouvais partager avec elle tout  ce que je vis maintenant seul. Mais c'est demander l'impossible, puisque cet approfondissement  est une suite  de sa mort.
 
18 avril. Wen trouvait normal que, devant la tombe, on parle aux morts, en toute simplicité, come s'ils étaient vivants. Quand nos amis pékinois, mari et femme , sont venus de Pékin et que nous sommes allés voir sa tombe, ils se sont avancés, l'un puis l'autre, et lui ont adressé, d'une voix franche et sonore, un petit discours d'amitié. Je ne m'y attendais pas et je me suis étonné, une fois de plus,  du rapport des Chinois à la mort: d'une part cette naïveté familière et discrète, de l'autre, une peur superstitieuse très répandue. Je me suis souvent dit que l'importance primordiale qu'ils attachent à la continuité des lignées, de sang, de symboliques,  est une façon de nier la mort.
 
"J'embrasse  de loin des mondes qui ne se touchent plus  mais entre lesquels quelque chose s'est transmis." 30 déc. 2017, France Inter L'humeur vagabonde.
 

Aucun commentaire: