vendredi, octobre 05, 2018

NE M'APPELLE PAS CAPITAINE (Lionel Troullot)

Quand Aude , aspirante  journaliste, décide de frapper à la porte du Capitaine pour enquêter sur le morne Dédé - quartier de Port-Au-Prince  en déshérence qui connut son heure de gloire à l'époque de la dictature, lorsqu'elle abritait les opposants - , elle n'est rien d'autre aux yeux  du vieil homme qu'une jeune bourgeoise qui n'a  connu que "des souffrances de contes de fées", l'héritière  d'une longue tradition de familles opulentes qui ont bâti  leur fortune sur le dos des pauvres gens.
Mais à ce vieillard acariâtre dans son fauteuil, la jeune femme offre également l'occasion de déchirer le silence, provoquant d'abord sa colère, puis, parvenant peu à peu à ressusciter le grand maître d'arts martiaux  qu'il  a autrefois  été, du temps où il se battait  pour faire vivre son club, un lieu d'apprentissage, du où une mystérieuse  élève l'avait  ensorcelé et enjoint à servir " la cause" , une femme dont il était tombé fou amoureux  avant de la haïr.
Parce qu'elle apprend, malgré elle, à poser un regard critique  sur le milieu protégé  dont elle est issue, où l'on se marie entre cousins, pour perpétuer la couleur de la peau des dominants  en se frottant le moins possible aux "autres", qu'elle sait , dès lors, voir plus loin que le bout de son portail sécurisé, et , peut-être parce que, à travers son grand frère, Maxime, atteint de troubles psychiques,, elle porte en elle l'altérité  depuis sa naissance. Aude commence  à faire sa place  dans cet ailleurs. En la personne du vieil homme et de quelques jeunes "échoués", elle identifie un autre monde , une nouvelle humanité et, avec elle, le chemin pour faire  de la vie une cause commune.
 
Ne m'appelle pas Capitaine. N'en déplaise  aux poètes, mes chagrins n'ont jamais eu le pied marin. page 13
 
La différence était grande entre le vieil homme et Maxime ( son frère ). L'un hurlait à la mort par trop-plein de langage. Jamais en manque de mots mais seulement de vivants  avec lesquels partager. L'autre, faute de mots, avait passé son enfance à casser et à défaire les tonnes de jouets que lui offraient ses parents, les amis de  la famille, leur préférant les jouets de sa petite sœur. Toutes blanches . Seul, l'oncle Antoine m'en avait offert une noire. qu'il avait ramenée d'une boutique d'artisanat. Elle venait du Marché en fer, un de ces lieux dont j'ignorais l'existence. Tante Marthe avait voulu la faire désinfecter. Je ne sais ce qui lui déplaisait le plus chez cette poupée. La couleur? L'origine? ...Maxime ne triait pas dans le tas. Toute poupée était une merveille. Un double avec lequel jouer. page 14 
 
On ne blesse que soi en parlant aux absents. page 16
 
Entre ceux qui ont tué et ceux qui peuvent laisser mourir, je ne sais lesquels sont les pires. page 18
 
( Capitaine) " Quand on a tout ou trop, on a le droit de faire des choix qui ne durent pas, de faire des choses "en attendant", comme une sorte d'entraînement , un peu pour se désennuyer tout en donnant du temps au temps..." C'est vrai. Quand on est riche, on papillonne , on se donne les moyens d'attendre sans savoir ce que l'on attend, ni prévoir la durée de l'attente. " Quand on a tout ou trop, nulle urgence à se décider, encore moins celle d'un engagement définitif  pour une cause ou sur un chemin. On peut passer sa vie à être velléitaire. S'imaginer à trente ans qu'on en a quinze. A quarante, qu'on est une jeunette, sans lire dans le regard des autres la nouvelle apparence de la minceur d'hier: les traits tirés d'une maigreur héroïque , comme si, faute de choses à faire, un corps avait passé son temps à prendre son décharnement pour l'éternelle jeunesse. "...Les corps de mes tantes et bientôt celui de ma mère... ces corps refaits à l'envi qui s'opposent à vieillir et vieillissent pourtant , ayant tellement vieilli  qu'ils ne trompent plus personne sauf leurs propriétaires.  page 21
"Qui es-tu?" L'une des premières  questions posées par Capitaine  avant de consentir à répondre à ma requête " qui suis-je? Se décrire Car, affirmait-il, si l'on ne parvient pas  à se décrire, comment peut-on prétendre  décrire des choses extérieures à nous.? Une assertion fausse. On peut bien tout comprendre aux autres sans rien connaître de soi-même. Qui étais-je? Héritière de la tradition...il ne me venait pas de réponse. Quand on a tout ou trop, il arrive qu'on en sache pas qui être sinon ce qu'on a . Peut-être n'étais-je en ce temps là que ce que je possédais. On pouvait faire ma somme , me dresser comme une liste. Une famille riche. Des rituels de riche. Des idées et des sentiments de riche. Une petite voiture de fille  de riche, cadeau d'anniversaire pour mes dix-huit ans , dont je devais changer , disait mon cousin Jeffrey, parce qu'elle avait deux ans et manquait de puissance. Des petits amis riches. ....J'étais ces choses. Une somme qu'on aurait pu dresser en suivant mes actes, mes trajets, mes rituels. pages 21, 22

Un nom c'est comme une porte d'entrée , une carte d'accès à quelqu'un ou quelque chose....page 23 L'oncle Antoine m'avait donné deux noms ( pour le stage) celui d'un homme ou plutôt d'un surnom  d'un homme  et celui d'un quartier. Une adresse. Je dirais venir de sa part. Deux noms. sans autre information, ni  indication page 23

Dans ma famille, le reste du monde  n'a pas de nom . On ne parle que de nous, dans un vaste "on s'aime"  aux allures de répétition générale permanente. page 24

Ma mère ne me félicite plus. Elle en souffre. Moi pas....Ne portai-je pas la solitude d'une différence? Pour la solitude, Maxime avait choisi la drogue et la folie. L'oncle Antoine, le mutisme, son ranch ....Page 26

(Elle cherche l'adresse de Capitaine dans un quartier inconnu d'elle.) Réalisant que les seules personnes ne partageant  pas ma condition de gosse de riche auxquelles j'avais adressé la parole étaient des subalternes: domestiques, chauffeurs, salariés d'une des entreprises familiales.   " Ti chéri" La  distance cachée dans la condescendance.  Les registres dans la langue du chef. C'était la première fois que je parlais à des personnes  d'un milieu différent du mien  sans être en position de chef. La première fois que je faisais face à une situation qui commandait de réapprendre à parler. ...La première fois que des subalternes se moquaient  de moi. Dans ma petite voiture, je me faisais tourner en bourrique. Je compris cela à mon  deuxième passage  devant le sourire d'un garçon qui m'avait délibérément fait prendre une mauvaise direction, me ramenant à mon point d'origine. Il souriait, adossé  à un reste de mur. page 30

Assis dans un fauteuil, un vieillard au corps maigre , musclé pourtant,  récitait des vers. J'allais les entendre souvent. page 32...."C'est Antoine qui t'envoie? Ce vieux salopard, il préfère toujours les chevaux aux humains? Avec une famille comme la tienne, on ne peut guère lui en vouloir." page 33
Ton père sait que tu es ici? Si lui n'y est  jamais venu, c'est qu'il n'y  a rien à exploiter. Qu'est-ce qu'il viendrait  acheter ou vendre ici, ton père? ...t'es sûre qu'il sait que tu es ici, sur les ruines  du morne Dédé, sans  chauffeur ni gardes du corps? ...Pourquoi je te raconte tout ça? Ah oui. Est-ce que ton père sait que tu es ici? ...Est-ce que ton père sait que tu es ici? Et que vins-tu chercher au pays de mes morts? pages 33, 34, 35, 36
 
Ma mère possède (comme ça ) une douzaine d'expressions favorites.  Rangées par catégorie. L'intime. Le social. L'esthétique. Le passé...."Un homme de bonne tenue" pour un fonctionnaire. ..Une "jolie brune -  pêche" pour qualifier une cousine  ou une nièce  une femme de la famille ou du clan pas suffisamment blanche à son goût. "Les brunes- pêches sont jolies aussi. Aussi pour dire quand même. page 40
Là encore, Capitaine avait raison. Il disait qu'en la plupart des circonstances, ce que nous faisions, devenions, relevait d'une simple décision. Il détestait le verbe "essayer". ..."Essayer, c'est un verbe trop paresseux  quand il s'agit d'actions qui relèvent de la décision...En bien ou en mal, on est souvent ce qu'on  décide. Et je pleure ou je crache sur qui passe son temps  à essayer de choisir.  " page 42
Essayer, c' est un verbe très paresseux quand il s'agit  d'actions qui relèvent de la décision. page 43
 
Le deuxième jour, le guetteur du muret, Jameson, m'avait arrêtée dans la rue et accompagnée jusqu'à la maison. Ordre de Capitaine. M'accompagner. M'ouvrir le portail; attendre de me voir garer ma petite voiture dans le coin le plus propre de la cour. Refermer le portail.  Attendre ensuite que je sois prête à partir. J'avais hésité avant de le laisser monter. Je n'avais jamais pris d'étranger dans ma voiture; page 47
 
"ça s'est bien passé avec Jameson? C'est mieux que les gens te voient avec lui. Ici, si tu parais plus riche que les autres, la colère se lève vite contre toi. Un bonjour auquel tu ne réponds pas.  Un regard.  Un mot. Un faux air qu'on te trouve. Au moindre prétexte,  toutes les rancoeurs du monde  te tombent dessus en  avalanche. Et tu payes.  L'injure. La pierre. Vlan. Pour le père que je n'ai pas eu. Vlan. Pour ce pain qui n'est pas quotidien. Vlan...;page 53
 
A en croire Diogène, il y a trois âges dans la vie. Le premier pour obéir à ceux qui nous ordonnent  de le faire: lave-toi le matin.....Va faire tes devoirs...N'oublie pas ta prière...Le second pour faire ce qu'on estime devoir faire comme une conséquence du premier.  Assumés les responsabilités qu'on nous a amenés à choisir.  S'occuper de sa famille, travailler pour les autres; Continuer, c'est un ordre, à faire ses devoirs.  Le troisième pour faire enfin ce que l'on a envie de faire. page 55

Quand ma mère disait : "J'en ai marre"., elle devenait enfin humaine, fragile, presque  prête à ôter son masque. Je l'aimais  à ces moments-là. Moi, c'était différent.  Je ne l'utilisais pas  quand j'atteignais le point de rupture., me forçant à regarder la vérité, mais , au contraire,  quand l'idée même d'une vérité autre que ma normale venait me contrarier. ...Combien de fois avais - je dit ces mots  face à une situation qui exigeait de me projeter hors de moi, de creuser une réflexion,  de poser un acte par lesquels me perdant, je me réinventerais! Oui, j'en ai marre!  Et j'étais partie.  Laissant là mon magnétophone, mes notes. Me précipitant vers ma petite voiture, clé en main. Sans un regard à Jameson qui m'ouvrait le portail.  Ratant presque le virage. Conduisant trop vite dans ces petites rues encombrées de passants, de motos. J'en ai marre! Je  n'y arrive pas! page 60
 
J'ai fait un demi-tour qui a changé ma vie... Avant de m'ouvrir le portail une prière plus qu'une menace: " T'es sûre de savoir ce que tu cherches? "  Non. Je ne savais pas...Moi, j'avais une idée de moi qui me sortais de l'ordinaire. J'étais moi et une autre que je pouvais devenir.  page 66
 
Le troisième jour, en voyant Jameson assis sur son muret...je lui demandai  de quoi Capitaine avait besoin. Je voulais lui faire un cadeau . Pour réparer. ...Jameson ne comprenait pas. dans s
la ville, s'il fallait un cadeau pour réparer chaque tort, il n'y aurait jamais de paix.  Dans mon milieu , tout se répare avec des cadeaux. Le cadeau est le correctif qui enterre la hache de guerre et rescelle les pactes. page 71
 
Et j'avais pris goût au café. Je commençais à aimer cette nudité du lieu, cette absence totale de clinquant et de précipitation. La bande n'aurait pas tenu une heure dans cette pièce  à cause du dépouillement. Et tout semblait si vieux. Le dessus- de- lit. Le locataire lui -même. ...Pour la première fois entre le vieux con et la pimbêche, entre lui, le bateau échoué en moi, feuille volante, le temps d'un café  et de quelques phrases, il passait quelque chose de doux, un partage ou une bienveillance. pages 80, 81

(Jameson )"Mais, Capitaine, discuter aves les vivants, c'est une chose  avec laquelle il a rompu depuis longtemps. Je suis étonné qu'il te parle. Cela fait tant d'années qu'il habite le silence. Nous sommes tous étonnés. ça nous vexe un peu. A  nous, il ne dit rien. Tu débarques, et il se met à raconter. Faut pas lui dire. Mais il t'attend. Le  matin, je le vois posté à sa fenêtre, guettant ton arrivée. Il m'a demandé d'astiquer son sabre. J'ai eu un peu peur. Mais un ordre est un ordre. " page 85
 
Pendant mes recherches, j'avais aussi visité l'arbre généalogiste  de la famille...il y avait deux cents ans que, de père en fils,  de mères en filles, de Blancs importés d'Allemagne ou d'Argentine, en mariages entre cousins et cousines, nous avions fait le choix de ne pas être noirs. page 91
 
Et Capitaine : " Ce n'est pas parce qu'on n' a rien, que l'on doit vouloir tout. Et ce n'est pas parce qu'ils demandent tout qu'on ne doit pas leur donner ce à quoi ils ont droit. Tout. Rien. pas assez. Toujours la même merde." page 94
 
"Y a toujours quelqu'un qui nous aime. Je veux dire en vrai. Le problème c'est de le reconnaître." dit Ti -Fritz.
- T'en penses quoi  la  Blanchette , toi qui a dû faire toutes les classes et développer de grandes idées?"
Et moi, sans savoir pourquoi: "il s'appelait Nahoum" page 103
 
"Et Capitaine, c'est notre seul lien  avec autre chose que nous-mêmes. page 109
 
"Dans la bibliothèque de ton père, il y a la biographie de Talleyrand. Tu sais ce qu'il  écrit? Que dans les grandes familles, c'est la famille qu'on aime et non l'individu. "  112 (L'oncle Antoine)
Essayer est l'alibi des paresseux. Moi, je veux rien tenter. Je veux juste  réussir. page 128

Aucun commentaire: