samedi, octobre 27, 2018

SALINA (Laurent GAUDE)

 
Qui dira l'histoire de Salina, la mère aux trois fils, la femme aux trois exils, l'enfant abandonné aux larmes de sel?  Elle fut recueillie par Mamambala et élevée comme sa fille dans un clan qui jamais ne la vit autrement qu'étrangère et qui voulut la soumettre. Au soir de son existence, c'est son dernier fils qui raconte ce qu'elle a été, afin que la mort lui offre le repos que la vie lui a  défendu, afin que le récit devienne légende.
Renouant avec la veine mythique et archaïque de La Mort du Roi Tsongor, Gaudé écrit la geste douloureuse d'une héroïne lumineuse, puissante et sauvage, qui prit l'amour comme un dû et la vengeance pour une raison de vivre.
 
Le temps passe et Sissoko ne prononce pas un mot. Tous comprennent qu'il a fait le choix de ne pas recevoir l'enfant. Il ne faut pas prendre le risque d'accepter un enfant  dont on ne sait s'il n' apportera pas quelque malédiction. Ne pas agir. Ne rien faire. Rester là jusqu'à ce que l'enfant s'épuise , sombre dans le sommeil, s'affaiblisse et meure. Le soleil tape fort : cela ne tardera pas. page 14
 
...L'enfant pleure toujours.  C'est alors que Mamambala, n'y tenant plus, se lève....Elle saisit le paquet et le love au creux de son bras. Immédiatement, les cris cessent. Mamambala dégrafe sa tunique , présente son sein gonflé au nourrisson, qui la tête avec une faim de montagne....Elle prononce alors ces mots que tous entendent: " Par le sel de ces larmes dont tu as couvert la terre, je t'appelle Salina". page 16
 
 
A l'autre bout de la vie, il y a ce matin, presque semblable....Salina, vieillie par une vie entière d'errance, de poussière, de combats. ...Salina, au corps sec et flétri , qui tend l'oreille dans des paysages immenses...Elle cherche des yeux son fils qui est là, dans cette colonne d'hommes et de  bêtes. pages 19, 20
 
Ils sont deux à nouveau, sur des terres immenses, la mère et le fils, vivant au même rythme, allant au même pas, se tenant éloigné de la compagnie des hommes. Lui s'emplit avec bonheur de cet air épais. Il lui semble retrouver le silence dont il est né. Les journées sont vastes et n'ont besoin d'aucun mot. Ils sont chez eux dans des déserts inhospitaliers de pierres ....Page 24
 
Son fils est là, devant elle, grand comme un homme. Elle le regarde avec émotion, semble le voir pour la première fois. Il croise son regard mais ne comprend pas que c'est le regard d'une mère qui découvre que son enfant ne lui appartient plus tout à fait. page 26
 
Salina défaille. Il entend son corps tomber, sa tête heurter une racine  avec un bruit sourd. Il se précipite , crie son nom, le répète : "Salina". Jusqu'à  ce qu'elle ouvre les yeux...Il l'aide à se redresser, l'adosse à un arbre , lui propose un peu d'eau. Elle boit en silence,  avec des gestes lents. page 33

Il reste immobile, avec sa mère accrochée à son dos. Il se laisse emplir du silence  qui l'entoure. Elle est morte. Il le sait. Il ne sent plus son souffle contre sa nuque. page 36
 
Marcher. Retrouver ce vertige d'être au monde  mais en n'étant plus rien pour personne. La mère n'est plus là, qui lui posait la main sur l'épaule, indiquait la route avec son obstination de boussole.  page 43
 
Un homme l'observe. ....Malaka s'approche  et le salue de la tête. Il hésite puis prononce le mot "cimetière" avec une interrogation dans la voix. page 46
"Je pourrai enterrer ma mère là-bas? demande alors Malaka.
- C'est le cimetière qui décidera." répond le passeur.
..."Lorsque nous serons sortis de la baie, tu pourras commencer le récit de celle que tu amènes avec toi. " page 49
 
"Moi, Malaka, fils élevé  dans le désert par une mère qui parlait  aux pierres, je vais raconter Salina., la femme aux trois exils. page 55
"Moi, Malaka, fils de l'énigme, je ne peux pas raconter une enfance entière: ces longs jours de silence où Salina  n'est qu'un corps blotti  contre celui de Mamambala. Puis ses progrès, ses hésitations, ses tentatives....Ces jours où elle s'élance, habille, marche, puis parle...page 59
Il n'y a qu'une chose  que Mamambala n'a pas dite, c'est que grandir était un exil.
Salina change , devient petite fille, gagne en taille, en beauté. Elle grandit en ignorant qu'il y a ce jour, devant elle, ce jour qui donnera  raison à tous ceux  qui rient  lorsqu'elle dit qu'elle ne prendra jamais d'époux. page 60

salina regarde , hésite. Elle a peur de ce qui vient . Elle se retourne vers Mamambala et lui demande: " que se passe-t-il? La vieille femme voudrait ne rien dire mais elle ne peut pas ...." Le jour de tes noces est annoncé". page 65

Tant qu'elle est sur cette chaise, elle n'est pas mariée. Et tant pis s'il fait chaud, si les bracelets la serrent ....tant pis si elle est prisonnière  d'or et de tissus , elle n'est pas mariée. Elle serre les dents pour ne pas hurler . Elle sait que cela ne servirait à rien. Et puis, enfin , la chaise à porteur se fige. Les quatre hommes qui la tiennent la déposent  au sol. Une main pousse le voile d'un geste  brusque . Elle la reconnaît. C'est la main de Khaya....Tout va très vite; Il verse un peu  d'eau rouge sur la terre et d'un coup, tout le monde  s'exclame et rugit de joie. ça y est. Elle est mariée. Elle n'a rien vu, rien senti, rien compris. page 74
 
"Moi, Malaka, fils d'une femme restée longtemps à genoux, je dois raconter ces instants où le corps de ma mère et celui de Saro sont restés l'un contre l'autre, l'un dans l'autre, où l'un pèse sur l'autre et le blesse et l'écrase, ces instants où un homme prend la femme qu'il a sous lui avec voracité, pour le simple plaisir non pas de posséder - car Saro a toujours su qu'il ne la posséderait jamais - mais d'endommager. Ces instants où à défaut   de consentir, le corps de Salina doit payer, porter la marque des coups, et se soumettre. page 77
 
Le premier enfant est le fruit du viol  et il ne connaît que les cris. Un petit bout de chair dépend d'elle pour vivre, s'agite,  s'époumone jusqu'à devenir rouge.  On le pose à côté d'elle, pensant qu'elle le réchauffera, mais elle le regarde sans bouger....Saro l'a appelé Mumuyé et tout le clan a fêté sa naissance. La lignée est sauve. Le sang se perpétue. Elle ne s'est opposé à rien, n'a consenti à rien.
 page 85
 
Moi, Malaka, fils de la femme qui haïssait son enfant , je ne peux raconter la longue  chaîne de jours  qui passent avec lenteur et pourtant, il faudrait. page 87
 
(Il y a eu une bataille, Saro, son mari est blessé)  "Je vais te survivre, Saro, je vais m'éloigner de ta brutalité. Ta volonté n'aura plus d'effet sur ma vie. Tu meurs, Saro, et le dernier visage  que tu verras sera le mien. page 91
 "Par la mort de mon époux, je reste sans homme et le fils qui m'est né de Saro reste sans père. Cela les dieux de notre village ne le veulent pas....Khaya ( sa belle-mère) par la mort de Saro, je te demande ton autre fils pour époux. page 92
 
(Un ermite vient au village) "J'étais là où ça tuait aujourd'hui. ...J'ai vu ton fils, Saro, à terre.  Il vivait encore....Elle, après, je l'ai vue aussi" et il montre Salina du doigt...." Elle s'est approchée, je le jure, il vivait encore....Mais elle ne s'est pas penchée , n'a pas secouru , rien. page 95
....Je te bannis ( Khaya sa belle-mère) Que le désert fasse de toi ce qu'il voudra. Pour toi, la solitude et l'errance.  Nous gardons Mumuyé qui n'a jamais été ton fils." page 96
 
Malaka se tait..."L'histoire du défunt  ne doit être racontée que la nuit. Les esprits disparaissent  le jour pour laisser vivre la ville. page 101
 
Malaka se tait. Il est épuisé. Quelque chose l'a éprouvé  dans ce qu'il vient de raconter. Il a toujours connu l'existence de Koura Kumba ( son demi-frère)  et les circonstances de  sa mort - c'est Salina elle-même qui lui en avait  fait le récit.- mais d'avoir eu à  raconter cette scène le laisse étourdi.
...Pour laisser son esprit se reposer; Malaka demande au vieux passeur combien de corps il a accompagnés jusqu' au cimetière.
"Tu es le premier." répond le vieil homme.
Cela surprend Malaka. Il pensait que le passeur avait fait cela de tout temps. Darzagar explique que chaque passeur ne prend qu'un seul corps. Il en  a toujours été ainsi. page 119
 
Au moment où Malaka  achève de rapporter les morts de Salina, il s'immobilise. Au loin, pour la première fois, depuis qu'ils sont partis, le cimetière est en vue. page 122
 
Une famille de pêcheurs a  cédé sa barque. C'est toujours ainsi. A un certain moment de la traversée, les récits de la vie du mort finissent par convaincre une famille de faire cette offrande. Sans ce don - là, tout s'arrête et l'accompagnateur doit renoncer, car nul ne peut espérer rentrer dans le cimetière si aucun vivant n'offre sa barque. ....La barque est vide.....Puis, aidé par d'autres hommes,il transfère le corps de Salina avec précaution.  page 123

DERNIER EXIL
 
C'est chez les hommes que tout doit finir, elle le sent. A moins qu'elle ne veuille revoir Kano. Où connaître le visage de celle qui partage sa couche. ...Lorsqu'elle arrive au village,...tout est identique, il semble qu'elle  ne soit jamais partie. ...Personne  ne l'a reconnaît. page 131
Et puis , son nom finit par être prononcé. "Salina"! par une plus vieille que les autres qui l'a reconnue.  Et alors tout change. Ceux qui n'étaient que curieux deviennent mauvais. Tous ont entendu parler d'elle. page 132
Et puis, vient ce soir où une femme se présente à elle. Elle ne fait pas comme les autres, ne commence ni par les insultes, ni par des jets de pierre.
...."  je suis Alika, ...femme de Kano."
Salina se fige , la regarde avec attention...
" Alika...? la femme de Kano...?
....- Je suis venue pour qu'il ne soit pas dit qu'Alika  n'avait même pas entendu la voix  de Salina."
Et les deux femmes se quittent ainsi. page 135
Le lendemain du jour  où elle (Alika) est venue voir Salina.... c'est au tour de Kano de se présenter.
"Laisse- moi te regarder Kano"...page 136
Elle essaie à nouveau; "N'avons-nous pas été heureux avant tout cela?
- "Avant tout cela....répète-t-il, les mâchoires serrées. Avant la mort de mon frère, et celle de mon père?....
.."Je n'ai rien fait Salina. Tu t'es souillée de sang toute seule par ton désir de vengeance"
....-Laisse-moi te regarder, Kano, même si tu me tournes le dos, laisse-moi te regarder, car nous savons tous les deux que c'était la dernière fois". page 138
 
Tout aurait dû s'achever ainsi avec une silhouette qui disparaît dans le désert....Mais un cavalier la suit..."Je suis Alika, fille de Sal' Elmaya , épouse de Kano. ....Ce que j'ai à faire, aucune femme , avant moi, ne l'a fait". Elle parle et sa voix trahit une émotion qu'elle porte  depuis qu'elle a quitté le village. ...Elle s'arrête un temps Salina ne dit rien, ne comprend pas ce qui va se passer. La jeune femme, délicatement, sort  de sous ses draps un nouveau-né. Elle le tient au creux  de ses bras.
"C'est mon dernier né. Le fils d'une mère aimante. mais je te l'ai apporté  parce qu'il doit y avoir  un don entre Salina et les Djimba. Il n'y a qu'ainsi que tout pourra cesser. Je suis venue t'offrir mon fils. Tu le prendras, Tu veilleras  sur lui, l'élèveras comme une mère. Prends-le Salina, je serai à jamais amputée de lui. Et Kano aussi...je ne lui ai pas donné de nom, tu le feras. Prends-le Salina et souviens-toi du don d'Alika.
Salina tend doucement les bras,  saisit avec délicatesse le tissu dans lequel l'enfant est emmitouflé, sent son poids au creux de ses bras et sourit. pages 142, 143
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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