Par une soirée d'août, Antonia, flânant sur le port de Calvi après un samedi passé à immortaliser les festivités d'un mariage sous l'objectif de son appareil photo, croise un groupe de légionnaires parmi lesquels elle reconnaît Dragan, jadis rencontré pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Après des heure d 'ardente conversation, la jeune femme, bien qu'épuisée, décide de rejoindre le sud de l'île, où elle réside. Une embardée précipite sa voiture dans un ravin: elle es tuée sur le coup.
L'oraison funèbre de la défunte sera célébrée par un prêtre qui n'est autre que son oncle et parrain, lequel pour faire rempart à son infinie tristesse, s'est promis de s'en tenir strictement aux règles éditées par la liturgie. Mais dans la fournaise de la petite église, les images déferlent de toutes les mémoires, reconstituant la trajectoire de l'adolescente qui s'est rêvée en photographe , de la jeune fille qui, au milieu des années 1980, s'est jetée dans les bras d'un trop séduisant militant nationaliste avant de se résoudre à travailler pour un quotidien local où " le reportage photographique " ne semblait obéir à d'autres fins que celles de perpétuer une collection insulaire mise à mal par des luttes sanglantes entre les nationalistes.
C'est lasse de cette vie qu'Antonia , succombant à la tentation de s'inventer une vocation, décide en 1991, de partir pour l'ex-Yougoslavie , attirée, comme tant d'autres avant elle, dans le champ magnétique de la guerre, cet irréprésentable.
De l'échec de l'individu à l'examen douloureux des apories de toutes les représentations, Jérôme Ferrari , avec ce roman bouleversant, les liens ambigus qu'entretiennent l'image , la photographie, le réel et la mort.
La mort prématurée constitue toujours, et d'autant plus qu'elle est soudaine, un scandale aux redoutables pouvoirs de la séduction. page 16
Quand il (son oncle et parrain) offrit à Antonia , pour son quatorzième anniversaire, le premier appareil photo qu'elle eût jamais tenu entre ses mains, il était encore au séminaire . Elle se jeta à son cou dans un élan de joie enfantine car c'était alors lui , et lui seul, qui réjouissait sa jeunesse. page 19
Le parrain d'Antonia crut d'abord qu'elle s'intéressait à ses origines et lui offrit de la guider sur les chemins enchevêtrés d'une généalogie que les veuvages précoces et les remariages , les enfants nés de plusieurs, les inévitables filles-mères et les unions subtilement consanguines rendaient irrémédiablement obscures au néophyte. page 20
Antonia ne s'intéressait ni aux bêtes, ni aux fleurs, mais seulement aux humains, et elle ratait toutes ses photos. Elle avait beau noter scrupuleusement dans un cahier, les valeurs d'ouverture et les vitesses d'obturation, elle ne produisait que des images floues, trop sombres ou atrocement surexposées....Ses parents durent accepter qu'elle installât son propre laboratoire dans la cave. Elle apprit elle-même à développer elle-même ses négatifs ....Elle finit par contrôler ses expositions erratiques et faire le point correctement. ..Pages 22, 23
(Antonia est morte dans un accident, son corps est exposé dans la maison de ses parents, l'oncle est arrivé pour les obsèques et est près du corps. ) Il ne fallait pas fuir le spectacle de la mort. Il ne fallait pas l'embellir. Même meurtri et corrompu, même déserté par l'âme et figé dans une lourde inertie de chose, le corps demeurait sacré. ...Le glas sonne pour la deuxième fois...page 32
Le 6 janvier 1980, le journal télévisé régional annonça que des militants autonomistes avaient capturé, à Bastia , trois hommes armés qu'ils soupçonnaient d'être des barbouzes chargés d'assassiner l'un d'entre eux....Pascal B. était à table en train de dîner en famille. En entendant les informations, il se leva, embrassa ses parents , prit son fusil de chasse et deux boites de cartouches et monta dans sa voiture. Antonia ne sut jamais exactement où ni comment il rejoignit le groupe...Page 39 Pascal B. fut déféré avec ses camarades devant la Cour de Sûreté de l'état et placé en détention à la prison de la Santé. Elle lui écrivait presque tous les jours. page 40
L'histoire de la photographie a commencé par l'inerte, quand le soleil devait achever sa course dans le ciel au-dessus de la propriété de Nicéphore Niepce avant que s'impriment enfin sur une plaque de métal l'étrange image de murs éclairés de tous côtés à la fois. page 51
Au moment où Gaston C. quitte Paris pour la Tripolitaine, fin novembre 1911, les appareils modernes permettent depuis longtemps de figer les mouvements de la vie. Un visage net n'est plus nécessairement un cadavre....Dans ses bagages , Gaston C. emporte un appareil photo Kodak , à pellicule, qu'un ami lui a prêté...;Gaston C. est écrivain et l'on attend de lui qu'il tienne la chronique minutieuse des défaites de l'Empire ottoman dont l'agonie vient de commencer. Fin septembre, les troupes italiennes se sont emparées de Tripoli. page 52
Le 5 décembre, quatorze Arabes soupçonnés d'avoir participé au massacre de Sciara Sciatt sont emmenés à Tripoli , les mains entravées dans le dos, en file indienne, conduits à la longe. ...Un officier italien lit l'acte d'accusation dans une langue qu'ils ne comprennent pas. Les insurgés sont tous condamnés à mort par pendaison, ..Dans la nuit, à quatre heures du matin , il assiste à l'exécution. Il en fait un compte rendu d'un irréprochable professionnalisme dans Le Matin; mais , à sa femme, il écrit qu'il n'a pas voulu dormir de peur de faire des rêves terrifiants ..page 56
A Paris, désormais, on attend ses photos avec impatience plus que ses articles ...On verra ses photos et, grâce à elles, on saura ce qui s'est un jour passé ici, le souvenir de ceux qui sont morts en Tripolitaine ne disparaîtra pas dans le néant et personne ne pourra ignorer ce qui s'est passé. page 60
ll n'a plus rien à faire en Tripolitaine. Il attend la bateau qui doit le ramener en France...Il photographie le port. page 61
Il voudrait repartir. La première Guerre Mondiale lui en donnera l'occasion. En 1915, il est nommé au service de photographie des Armées sur le front des Balkans. page 62
...Ils entrèrent au journal. Une heure plus tard, le collègue d'Antonia avait rédigé un article dont les quatre mille signes n'ajoutaient pas la moindre information à celle que donnait le titre: " Un homme abattu à Ajaccio". Sa longue carrière dans la pesse lui avait permis de développer des talents sans aucun doute, le journaliste cultivait désormais l'art de parler pour ne rien dire avec une virtuosité qui touchait au génie. IL combinait magistralement lieux communs, clichés, expressions toutes faites et considérations édifiantes de façon à produire sans coup férir et sur n'importe quel sujet, des textes absolument vides. page 66
Son nouveau métier, pour insatisfaisant qu'il fût, lui avait permis de gagner son indépendance bien ^plus tôt qu'elle ne l'aurait imaginé. page 75
Les images sont la porte de l'éternité. La photo ne dit rien de l'éternité, elle se complait dans l'éphémère, atteste de l'irréversible et renvoie tout au néant. page 108
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