dimanche, février 18, 2018

L'EST ( Andrej STASIUK) 2017 Actes Sud
 
Les pays de l'Est de l'Europe fascinent et intriguent. Et c'est précisément ces sensations, fortes et ambiguës, que Stasuik, grand écrivain voyageur polonais, est parti chercher en Sibérie, en Mongolie, en Chine, au Kirghizstan.
Espaces immenses, terres arides, paysages inchangés depuis des siècles  -  Stasiuk nous immerge et nous fait partager dans ce récit sa vision de l'Est. pour lui, l'Est, c'est aussi les confins de la Pologne, la rivière Bug, (qui sépare la Pologne de l'URSS) le village où sont nés ses parents, les vacances chez la grand'mère qui voyait des esprits...C'est l'électrification massive de la campagne, l'exode des paysans vers la ville, l'industrialisation à outrance, le rêve brisé du communisme, le déracinement....Et aussi, la Shoah, la déportations des minorités, les déplacements de populations.
Voyage dans le passé, L'EST s'interroge également sur l'avenir. Stasuik se lance  dans une critique féroce du consumérisme, et les pages consacrées à la Chine sont d'une drôlerie salvatrice.
 
Propriété du kolkhoze, le magasin n'était, en principe, destiné  qu' à ses employés. Le directeur faisait office de vendeur. la plupart des employés n'utilisaient pas d'argent liquide au quotidien. Le directeur tenait un gros registre où il notait les achats de chacun, retenant ensuite sur les salaires la somme due.  Certains ne voyaient jamais de billets de banque.  Ils travaillaient  et, en contrepartie, recevaient de la nourriture, du savon et de la  bière. la file d'attente avec toutes ces femmes soumises et résignées avait quelque chose de féodal. Elles patientaient en silence, ou se parlaient à mi-voix. Durant deux ou trois heures d'affilée.  A l'époque, on avait du temps à revendre.  La marchandise arrivait dans une camionnette  Zuk...En blouse bleu marine et casquette blanche, le directeur du kolkhoze se tenait derrière le comptoir.  Il pointait du doigt telle ou telle cliente, l'invitant ainsi à s'approcher. La queue ne signifiait plus rien. Seules les femmes désignées  avaient le droit d'acheter. Je n'ai jamais réussi à percer le mystère de ses choix. page 8
 
J'étais hanté par la vision d'un cortège de charrettes conduisant la population vers la gare de Zagorzany. Maison après maison, famille après famille, village après village. Sur les charrettes, se trouvaient les biens de toute une vie (emballés en quelques heures), des enfants, des vieillards. les autres suivaient , à pied en menant le bétail. Poules, chiens et chats étaient restés dans l'enclos. Durant l'été 1947, les villages de la région avaient un drôle d'air: portes crissant dans le vent, meubles renversés, objets éparpillés sur le sol, tiroirs éventrés, blé répandu par terre, duvet flottant dans le vent. Et partout le silence. pas une fumée ne s'élevait  au-dessus des cheminées...
 
Tous ces gens étaient arrivés ici , sur une terre nue, n'appartenant à personne, pour y construire leurs  maisons, en réalité, ne leur appartenaient même pas.  En 1983 ou 1984, les membres du kolkhoze , n'étaient, pour moi,  qu'un tribu exotique, le peuple nouveau  , dont seulement j'avais entendu parler....Ils constituaient  une famille d'un genre nouveau.  Une tribu sur un ilôt collectiviste. Ils représentaient le communisme, voire plus. Ils étaient le communisme même.  Réunis en un seul lieu, à un moment précis, ils avaient été choisis pour une expérimentation. page 19

Ma mère vit ses premiers Russes en 1944. c'étaient des marins.  Ils amarraient leurs chaloupes dans les eaux du Bug.  La rivière changeait souvent de cours...Les marins portaient des chemises rayées. Grand-père faisait du  troc avec eux. Il leur livrait de la vodka, ou de la gnôle, il  revenait avec  des boîtes de conserve de l'armée et du sucre....dans la forêt traînaient des cadavres allemands. Les gens du village méprisaient les Russes...C'est le souvenir que ma mère  a gardé de l'avènement de la révolution. page 23

Plus tard, cependant,  quand j'étais né, jamais je n'ai entendu chez nous parler ni du communisme, ni des Russes.  Une sorte de silence géopolitique régnait à la maison. Il n'y avait d'ailleurs pas de quoi à discuter.  Ma mère et mon père  avaient dû quitter leur village  dans le cadre du grand exode des damnés de la terre....De l'est vers l'ouest...Pour oublier l'esclavage et  porter des chaussures. Vers l'ouest, jusqu'à la capitale réduite en cendres par un élan patriotique et qu'il fallait de nouveau  remplir de chair humaine. Les insurgés, Hitler  et le communisme leur ont permis de conquérir la métropole. page 25
 
"Tout faisait partie du kolkhoze, tout était solide, en fer,  la maison était aussi au kolkhoze, et aussi les tabourets, et une petite armoire - elle est toujours au grenier, d'ailleurs, j'y rangeai des provisions, sur les étagères, derrière un rideau en toile, j'y mettais les casseroles, tout.  La table, c'est mon gars qui l'a fabriquée avec des planches", c'est le genre de souvenirs qu'ils évoquent aujourd'hui. Il suffit de leur demander. Ils s'assoient, posent leurs mains sur leur giron et racontent, le regard fixé sur toutes ces merveilles. page 33
 
Mon père se souvient encore de l'atterrissage  d'un avion sur la route du village , en 1946 ou 1947. Un Po-2, surnommé Koukourouznik. Difficile de savoir s'il portait une étoile rouge ou un damier rouge. C'était  en pleine traque des partisans mais mon père ignorait lesquels précisément. page 37
 
Quel enfer! dit-elle (sa mère)  dès le matin.  Elle traîne les pieds et geint. Elle ouvre la porte, laissant entrer la lumière matinale. De quoi parles-tu? je lui demande.  Que tu sois obligé de voyager autant. je lui dis que j'aime bien cela. Pas elle, et encore moins maintenant. Jamais de la vie, nulle part. Une fois, elle a été en cure. Il y a quarante ans. Quarante ans ? Plus. Et trois fois , elle est allée voir son fils. C'est tout. Aujourd'hui, elle ne fait plus que dix pas d'un côté et dix de l'autre. En traînant les pieds. Comme si son corps avait cédé à la peur de l'inconnu. Et que cette peur avait pris le dessus. Chouuuu, chouuu. C'est épuisant dit-elle, tous ces déplacements...Je me prépare un café et je sors dans la lumière du matin. Elle me suit. Je l'entends chouuu, chouuu. Elle me dit  de mettre mes chaussons pour ne pas attraper froid. Je lui réponds que je n'en ai pas. et que je n'ai jamais aimé les chaussons. Mais que j'ai toujours aimé voyager. page 43

Elle ne foule plus des chemins qu'à l'intérieur de sa vie. page 45

Elle ne voit pas cette chair à canon capitaliste. Elle qui fut la chair à canon du communisme. Il y a cinquante ans. Déshérités et expropriés. Ils y avaient pourtant cru, comme les papillons de nuit attirés par la lumière. Peuple sorti d'un esclavage pour tomber dans un autre. De la misère des étables vers les abîmes de la grande ville. Du désert vers la jungle. Propulsés directement du passé vers le futur, sans se voir offrir un présent qui aurait pu les rassurer. Nous y retournions de temps en temps, dans ce village. J'avais trois ans, assis dans la poussière de la cour, je mélangeais des crottes de canard  avec du sable. page 46

Pour aller à l'église, ils devaient traverser sept kilomètres de pinèdes. Ils marchaient à côté de la charrette, dans le sable. S'enfonçant jusqu'à la cheville, les chaussures à la main. Comme les Juifs dans le désert.  Ils avançaient vers la Terre promise, chaque dimanche, pour l'office de midi. ...Chaque dimanche. Tout au long de leur vie...Ils étaient comme enfermés dans un passé lointain, parcourant inlassablement le chemin circulaire qui mène à l'éternité. Sept kilomètres à l'aller, sept kilomètres au retour. Au nord-est de Varsovie. Aujourd'hui aussi, dix pas jusqu'à la fenêtre de la cuisine donnant à l'ouest, et dix pas pour revenir  dans la véranda, se mettre un moment au soleil. page 47

Que peut-on faire de la liberté lorsqu'on vit entre l'Est et l'Ouest? On ne peut rien en faire du tout. Entre la peur et le mépris. J'aime quand elle me parle de tout cela. Quand elle me raconte que les Allemands avaient failli tuer son frère parce qu'il ne s'était pas écarté devant leur voiture. Parce qu'il était sourd. Ils ne l'ont pas fait, car, là encore, quelqu'un a réussi  à s'interposer et à sauver l'infirme. Je veux qu'elle continue à me parler. Qu'elle me dise que la mort et la liberté venaient ici , à tour à tour,  déguisés, tantôt en Allemands , tantôt en Russes. page b57

...Je me dirige vers l'immense place du marché...Je ne peux pas me retenir, car, j'aime regarder mes frères et mes sœurs se livrer à la folie des achats. page 62

Le vent glacial souffle de l'Est, et il faut bien se couvrir. Depuis l'Oural, tout est plat, plat, plat.  Aucune barrière à franchir, ni pour le climat, ni pour des armées.  C'était ce qu'avait dû se dire Napoléon, puis Hitler. Ils s'étaient retirés ensuite, la tête basse. Ils n'avaient pas imaginé  l'est aussi immense  et plat. Où que l'on aille, on n'aboutit jamais. Quel que soit le nombre de soldats, ils disparaissent. page 77

La construction de Belzec avait débuté en novembre. A la Toussaint précisément. c'est le curé qui désignait les ouvriers. Les Allemands  avaient donné l'ordre, et le curé s'était exécuté, aidé par le maire. Tout ce qu'ils savaient, c'est qu'il s'agissait d'un chantier, mais ils en ignoraient la nature. Dans  sa villa de la rue Boczna-Lubomelska, Globocnik pointait la carte de son doigt: il faut construire ici et ici. Commencés à la Toussaint, les baraquements  des vestiaires  et des chambres à gaz étaient prêts à la mi(-décembre....page 83

Comment se saisir de quelque chose qui a brûlé et dispersé par le vent. Il y a des restes, des maisons marquées par la mort, des objets imprégnés d'une fumée grasse. La vie peut à peine s'y maintenir...Marcher dans la rue Lubartowska, aller à la gare, se promener avec une poussette   dans le pré au pied du château, faire du jogging. Est-ce si différent, au fond que de porter les vêtements qui étaient les leurs? Glisser ses mains dans leurs manches, glisser son corps dans l'espace laissé par leurs corps. Où se situe la frontière  entre le pillage, la nécessité et l'évidence? Impossible de trancher. A qui cela appartient-il? Est-ce à toi, à moi, à personne? Eh bien quoi? Fallait-il laisser ça et là? Ne pas y toucher? Nous sommes entrés dans leur vie sans entrer dans leur sort. Qui en aurait d'ailleurs eu le courage ou l'envie? Nous vivons sur des décombres , et notre mémoire est carbonisée, vide. pages 88, 89

Entre l'Ouest et l'Est: " J'ai considéré tout à fait naturel que les Allemands , soucieux du bien-être de l'humanité, aient eu le devoir d'imposer notre modèle de vie à des races et des nations qui, sans doute à cause d'une intelligence inférieure, avaient tant de mal à bien comprendre notre objectif" écrivait Henry Metelmann , dix-huit ans, un mécanicien de char de Hambourg. page 101
 
Je m'imaginais Moscou comme quelque chose de lointain, de grisâtre, de gigantesque et d'ennuyeux. C'était une ville irréelle, pourtant, nous vivions  dans son ombre. page 103
 
Treblinka se trouvait à une  trentaine de kilomètres  à vol d'oiseau. En aval du Bug.  L'année qui avait suivi le départ de l'armée de notre village, le premier transport était arrivé dans le camp.  Quand on brûle des  dizaines de milliers  de corps humains à une trentaine  de kilomètres, on ne peut ne pas  sentir. La distance  entre Belzec et Rawa Ruska est de vingt-cinq kilomètres, pourtant les gens  racontaient que le vent apportait dans le village  des restes de cheveux brûlés. personnellement, je n'ai pas  le souvenir  que chez nous, le soir, à la lueur de la lampe à pétrole,  quelqu'un ait évoqué Treblinka...On parlait de tout, de la vie, de la mort, des esprits, mais jamais des esprits juifs  que le vent portait au-dessus du village. Je ne me souviens pas du mot " juif". page 108

Ce n'est pas  tant qu'ils soient morts, non.! Ils ont disparu, car leurs corps se sont  transformés en fumée et en poussière, c'est-à-dire  en rien.  Et même s'ils avaient une âme, elle était différente de la nôtre. C'est ainsi qu'ils  devaient penser  pour surmonter la peur.   page 112

Me voilà parvenu  aux confins de l'Est. Ici,  comme à Osha sur la route de la soie. Car je ne peux  m'enlever l'idée que les invasions barbares  se poursuivent, que les incursions n'ont jamais cessé  dans cette région, faisant trembler l'air et la terre....Gengis Khan, Tamerlan, Pierre Le Grand, Staline , Hitler, le capitalisme, la mondialisation, tous s'y précipitent comme un ouragan. page 115

Ils nous regardaient. Nous les étrangers. Ils devaient sans doute, connaître des récits, sur la guerre, sur Berlin, sur les proches qui n'étaient  jamais revenus...Enfant,...j'entendais  souvent : les Allemands ceci, les Russes cela, les partisans...A la lueur de la lampe à pétrole, je voyais leurs ombres...Les paroles de mes grands- mères, de mes tantes prenaient corps. Ils pillaient, incendiaient et repartaient. de l'est vers l'ouest, de l'ouest vers l'est. Partout, ils avaient laissé des traces...La femme de Murghab aurait très bien pu être ma grand- mère ou ma tante.  Elle se tenait  de la même façon qu'elles, un fichu sur la tête. Et, tout comme elles, elle était tournée vers le passé, attendant sans doute inconsciemment son retour. page116
 
Je sens un pincement au cœur. Je cherche l'odeur de la fumée dans l'air...Je me souviens du parfum qu'exhalait l'air de mon village au bord du Bug, il y a quarante ans, et j'espère que ma mémoire retrouve ici sa confirmation. La preuve qu'elle n'est pas isolée et qu'elle a un sens. le parfum est frais, sec et inconnu, mais mon pincement au cœur montre bien que le passé ne meurt pas. Qu'il constitue un abri contre le rouleau compresseur du futur. page 119
 
Et maintenant voilà Irkoutsk et l'Angara avec ses berges en béton. ...Cette ville fut construite par des déportés polonais au XIXè  siècle...j'ai la chair de poule de rencontrer un déporté. . Je flâne  dans des ruelles en réfléchissant à ma propre déportation, à la Russie qui s'est immiscée  dans ma vie avant même  que j'apprenne son existence. Elle devait m'entourer comme la toundra et la taïga réunies. page 122
 
Morose, mastoc et grossière - voilà comment était  l'Union soviétique  dans le regard d'un enfant. page 123
 
Cela fait à peine dix heures que je suis dans  ce pays. La Russie a le goût et l'odeur d 'une usine automobile  au petit jour...Je n'ai  nul  besoin de forcer mon imagination pour deviner ce qui m'attend. L'unique différence , c'est que tout  y est plus grand. Plus d'espace, plus de saleté, plus de tristesse et plus de rancune.  page 129
 
Le soir,...je n'avais pas envie de sortir, surtout il n'y avait pas  vraiment d'endroit où aller.  Un spasme délétère  traversait cette ville. je n'avais pas eu peur à Irkoutsk, ni à Oulan-Oude, ni nulle part ailleurs, sauf à Tchita. le centre-ville  était impérial, monumental, d'un gigantisme grossier, balayé par le souffle chaud du vent...Un côté de la place  était presque entièrement occupé par le commandement du district militaire  de la Sibérie, censé pouvoir stopper  la Chine  en cas de besoin. page 141
 
Le premier soldat russe, en chair et en os, je l'avais vu au milieu des années 70...Ils étaient grands et minces. Sous la visière  de leur casquette ronde, on apercevait des visages dénués de toute expression. Amidonnés, raides, on aurait dit des macchabées...Après un bon lavage de cerveau, obéissants  et figés, ils avançaient au milieu du peuple vaincu qu'ils craignaient,  méprisaient et ne comprenaient absolument pas. page 143
 
Le capitalisme et la domination de la Chine flambent comme un  tigre de papier. page 145
 
Non , je n'ai jamais voulu voir Moscou. J'ai toujours  voulu voir les confins de l'empire, où il est plus difficile de duper un étranger. page 148
 
Nous voulons voir la Chine mais nous n'avons pas de visa chinois. Nous n'avons pas non plus de visa russe permettant plusieurs entrées.  Il nous faut donc contenter d'observer la zone frontalière. page 151
 
Altan Els, c'était le silence...Je ne percevais aucun bruit. Rien qu'une obscurité silencieuse. Avec quelques étoiles au firmament. Je n'avais jamais rien ressenti de pareil. Un  tel néant acoustique...Trente kilomètres de sable jusqu'à la frontière russe.. Altan Els.  Des dunes sans fin. page 157
 
C'est à Oulan - Bator que nous avons dû nous changer. En quelques heures à peine, on était imprégné d'une crasse de civilisation. page 159

Je somnolais en m'imaginant, qu'en bas les Chinois marchaient vers l'ouest. séduits par le capitalisme, enhardis par la civilisation  envoûtés par l'éclairage luciférien de nos villes,  des millions et des millions de Chinois traversaient les ténèbres en s'éclairant de ce qu'ils avaient sous la main. Et oui, quand on a tant de richesses,  il faut partager. C'est précisément ce qu'ils venaient chercher, bras dessus, bras dessous, ces millions d'êtres humains, minces, prêts à consommer des quantités  démesurées de tout, sauf du toc, peut-être, puisqu'ils en avaient suffisamment  chez eux. Non, ils venaient chercher un plus, les produits de luxe, des valeurs européennes: liberté, égalité, fraternité, la tradition judéo-chrétienne, l'héritage gréco-romain, l'égalité des sexes et la clef du postmodernisme. page 163

Ulaangom me plaît bien. A terme, tout le monde viendra s'installer ici. La steppe se videra peu à peu. Aujourd'hui, déjà, ils ne peuvent plus se passer  de tous ces magasins. Ils arrivent avec leur side-cars. Ils abandonneront  leurs animaux et viendront imiter cet ersatz  de civilisation. page 169

A peine  avons-nous quitté la Mongolie pour entrer en Russie,  que la route  est devenue bitumée. Du reste, la frontière était assez bizarre.  Nous avons dû attendre quatre heures devant une porte en fer. Cette porte séparait le poste frontière du désert. C'est-à-dire rien. Des pierres et des vallons à perte de vue. page 179
 
Je voulais savoir comment se terminait le pays que je connaissais depuis mon enfance. page 181 
 
Koch- Agatch. Assis devant le bistrot Tranzit, je regardais la troisième Rome qui, l'oreille collée à la steppe, guettait le moindre  pas de la Chine. des bruissements de fourmis, légers et  précis.  A la gare de Tchita, j'ai pu voir  une salle d'attente réservée aux Chinois. Dociles, ils attendaient patiemment , au milieu de leurs baluchons,  en tissu à carreaux. La police les surveillait. Ils ne pouvaient sortir que pour prendre le train. Ils mangeaient leur soupe et buvaient leur thé. page 186
 
Je me suis rappelé le déclin continu auquel j'avais participé. Les années 1970- 1970. La réalité semblait bien usée. Même le communisme, nous l'avons reçu abîmé. Ils nous l'avaient fourgué lorsqu'il était devenu clair  qu'il n'y avait rien à en tirer, qu'il n'était plus qu'un cadavre, tout juste apte à produire quelques dernières convulsions. page 193
 
Avec ses six mille habitants, Murghab  était un trou perdu, situé au croisement d'une route à l'asphalte cabossé, appelée Pamir Highway et de son embranchement chinois...Il n'y a rien. Pas de Boukhara, ni de Samarcande, rien  qui ait un sens, juste la vie à l'état pur dans un air raréfié. C'est précisément ce que je cherchais. Le voulais regarder la rouille post-impérialiste se transformer peu à peu  en sable. page 200
 
Toute cette réalité communiste  était à mes yeux  une piètre imitation du monde. Notre vie se trouvait ailleurs. Nous méprisons le cinéma soviétique, la  littérature soviétique , le sport soviétique et la langue "soviétique". page 208
 
Du lard salé et séché et du pain. La Chine. C'est ce que mangeait mon grand-père. Mon père faisait de même...Moi aussi, je le faisais cet été-là précisément. En pensant à la Chine...
"Quand il ne resta plus rien à manger, les gens se mirent à consommer de la terre. C'était un spectacle atroce: des files entières de paysans squelettiques, dégoulinant de sueur sous un soleil de plomb, attendaient leur tour pour descendre dans des fosses  profondes  et y puiser quelques poignées d'argile blanche. Certains  se remplissaient la bouche pendant qu'ils creusaient, mais la plupart ajoutaient un peu d'eau  qu'ils mélangeaient avec  des fanes, des fleurs, de l'herbe et faisaient cuire ensuite  une sorte de pâte....Une fois consommée, l'argile se comportait comme du ciment, desséchant l'estomac et absorbant  toute l'humidité du tube digestif. La défécation devenait alors impossible...Ils s'aidaient ensuite mutuellement d'un bâton pour extraire les résidus durcis  leur obstruant le rectum. "  page 218
( La Grande Famine de Mao, Frank Dikotter, 2010)
 
Parce que j'étais un enfant du communisme, parce que mon oncle gardait sa carte du Parti au fond d'un tiroir rempli d'élastiques,  de bouts de ficelle, de tenailles et de tire-bouchons. La Russie était la source mais c'est la Chine qui allait devenir la vague qui déferlerait sur le monde. Je devais y aller pour voir de mes propres yeux comment se transformait le communisme qui m'avait vu naître. page 222
 
( A Pékin sur la place Tiananmen) Huit mètres sur cinq, voire plus. Le teint rosé, luisant, figé comme de la cire,  avec sa fameuse verrue au menton,. Il porte une veste grise sans le moindre pli, on  dirait du polyester. L'œil tourné vers la place, il regarde au-delà, nonchalant. Comme si rien ne s'était passé. Comme si les gens du Sichuan n'avaient pas mangé d'argile. Pendant que dans d'autres provinces, on arrachait aux ennemis restés en vie, le foie et les reins pour les dévorer... En 1957, il avait dit à Moscou qu'il était prêt à sacrifier trois cents millions de Chinois pour la victoire de la révolution mondiale. A l'époque, c'était la moitié de la nation. En décembre 1958, il déclara devant les dirigeants du Parti: " La mort est parfois profitable. Les cadavres peuvent servir à fertiliser les terres". A présent, il regarde , les yeux vides. page 225

J'ai passé trente ans dans un régime communiste, d'où mon attirance vers la Chine. Le communisme , pour moi, était un monde normal. Mon père apportait à la maison son salaire, des billets de banque avec l'image d'une usine dessus. Le verso représentait le portrait d'un ouvrier...page 226

C'était toujours la Mongolie. Mais la Mongolie-Intérieure. Toujours le désert de Gobi...Les Chinois lui avaient retiré toute sa beauté. Des éoliennes  se dressaient  devant nous à perte de vue. page 231

La Chine, en elle-même, ne m'attirait que modérément. Elle était trop ancienne pour que je puisse m'y intéresser vraiment. Elle me dépassait à tout point de vue, mais en même temps, elle me dévoilait mon avenir. Ce pays, l'un des plus vieux du monde, était le mieux placé pour savoir de quoi notre futur serait fait. page 243

Au fond, les choses ne prennent tout leur sens qu'une fois disparues. page 269

Je lui ai acheté ( à sa mère) un téléviseur tout neuf. Pour qu'elle ait une sorte de morphine contre la peur qui l'empêche de dormir. page 274
 
C'était en 1946 ou 1947,. Les communistes eux-mêmes étaie nt venus l'embrigader ( le grand-père) , car il était énergique, futé et débrouillard. Mais ma grand-mère savait bien que les communistes ne croyaient pas en Dieu et qu'ils allaient bientôt interdire  la foi à tout le monde.. Aussi au lieu de devenir communiste,  grand-père devint maire de la commune. page 289

Chez mon grand-père, il n'y avait pas de livres hormis les missels imprimés en gros caractères...En vérité, il y avait un , un seul,  gros et lourd, avec une couverture en toile rouge.  On aurait dit un livre d'église. Il s'intitulait  La Commune de Paris.  page 292
 
 
 
 
 


 
 
 
 
 

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