samedi, avril 05, 2008

AUTOPORTRAIT D'UN REPORTER (R. Kapunscinski)

Il existe différentes sortes de voyages. La plupart des gens voyagent pour se reposer. Ils veulent loger dans des hôtels de luxe au bord de la mer et bien manger. Que ce soit dans les îles Canaries ou Fidji reste pour eux secondaire. Les jeunes font volontiers des voyages-performances; ils traversent l'Afrique du nord au sud ou descendent le Danube en kayak. Les gens qu'ils rencontrent sur leur chemin ne les intéressent pas, leut but étant de réaliser leur exploit et de satisfaire leur désir de surmonter une difficulté. Les voyages peuvent aussi avoir un caractère professionnel ou contraignant: ainsi les déplacements des pilotes d'avion ou ceux des réfugiés. Personnellement ce que j'apprécie le plus, ce sont les voyages de reporter, les voyages ethnographiques, anthropologiques, dont le but est de mieux connaître le monde, son histoire, ses mutations; et après, ce que j'aime, c'est partager mon expérience. Ce type de voyage exige de la concentration et de l'attention mais ils permettent de comprendre le monde et les règles qui le gouvernent. page 14
Ma principale ambition consiste à montrer aux Européens que notre mentalité est trop eurocentriste, que l'Europe , ou du moins, une partie de l'Europe, n'est pas unique au monde, que l'Europe est entourée d'une diversité immense et grandissante de cultures, de sociétés, de religions et de civilisations. Vivre sur une planète où les échanges mutuels ne cessent de croître exige que l'on en soit conscient et que l'on s'adapte à ce contexte global radicalement nouveau. page 15
...En groupe, on ne voit rien, car on est occupé par le groupe...Il (un collègue) revendique un tourisme individuel, puisque ,d'après lui, l'autre distrait. Il a raison de dire que la connaissance du monde est un effort. Elle n'est jamais un plaisir, mais, un effort qui exige une certaine concentration, un certain désir de connaître les autres, leur culture etc... Seul, un homme concentré sur cet effort en est capable. Il doit donc être seul. On écrit des poèmes quand on est seul, on peint des tableaux quand on est seul. Et si on conçoit la connaissance du monde de la même manière, on doit aussi être seul quand on voyage. page 17-18
Comment définir une mission?
Une mission est une tâche dont les fruits tombent malgré nous. Nous l'accomplissons pas seulement pour acheter une voiture ou pour nous faire construire une maison. Nous agissons pour les autres...Pour pratiquer le journalisme, il faut avant tout être bon. Les gens mauvais ne peuvent être de bons journalistes. Seul un homme bon essaie de comprendre les autres, leurs intentions, leur foi, leurs intérêts, leurs difficultés, leurs tragédies. Et immédiatement, dès le premier instant, de s'identifier à la vie. page 23
L'univers de cultures n'est pas hiérarchisé, qu'il n'existe pas de cultures supérieures ou inférieures, qu'elles sont toutes égales , mais différentes. page 23
Mon premier voyage m'a conduit en Inde, au Pakistan, en Afghanistan, en 1956. Cela fait plus de quarante ans que je me rends dans ces pays. J'y ai habité sans discontinuer pendant plus de vingt ans; on ne peut connaître une civilisation, une culture à l'occasion d'un voyage de trois jours ou d'une semaine. Quand j'ai commencé à écrire sur des lieux où la majorité de la population vit dans la misère, je me suis rendu compte que c'était précisémént le thème auquel je voulais me consacrer. J'écrivais aussi pour des raisons éthiques, entre autres, parce que les pauvres sont en général silencieux. La misère ne pleure pas, la misère n'a pas de voix. La misère souffre , mais elle souffre en silence. La misère ne se rebelle pas. Vous ne rencontrerez de révoltes de pauvres que lorsqu'ils nourrissent un espoir: ils se révoltent quand ils croient à la possibilité d'une amélioration. En général, ils se trompent , mais seul l'espoir est en mesure de les pousser à agir. Or l'absence d'espoir est la principale caractéristique d'un monde où règne une misère endémique...Ces hommes ne se révoltent jamais , ils ont besoin qu'on leur prête une voix .page 26
Il faut bien se rendre compte que, pour ma génération, les pays lointains n'existaient pratiquement pas. L'Inde, l'Afrique, c'était un univers de contes....A cette époque qui ne connaissait pas encore la télévision, voyager et vivre dans des régions différentes de la planète représentait une découverte incroyable: nous n'étions pas seuls sur terre, nous appartenions à une famille humaine immense, nombreuse, de plus en plus nombreuse et de surcroît multiculturelle, multiraciale. Justement, une famille humaine. page 32
Tout récit de guerre contient obligatoirement une part de subjectivité, une certaine partialité. Le seul écueil à éviter, c'est l'aveuglement, le fanatisme. Il n'empêche qu'une objectivité totale est dans la pratique impossible. page 46
L'objectivité, en tant que telle, n'existe pas. L'objectivité , c'est l'affaire de la conscience de celui qui écrit. Lui-même doit de demander si ce qu'il écrit est proche de la vérité ou non, et fournir une réponse. Ce sont des choses très personnelles, des choses qui ne peuvent être généralisées. Chacun voit l'histoire et le monde à sa manière. Page 46
Je suis fasciné par le monde , mais pas par des endroits précis. Quand je séjourne dans un pays, je me demande toujours si je ne devrais pas me trouver ailleurs...Le paradoxe de ma profession tient au fait que, pour écrire, je puise dans le voyage, mais le voyage, lui-même, m'empêche d'écrire. Car le voyage est un moment trop précieux , la situation de voyage est trop précieuse pour écrire. page 52
Gorki a dit à un jeune écrivain:" Vis, travaille. Ne prends aucune note. Puis , remets-toi à écrire. Car ce que tu auras réellement vécu, tu le garderas en mémoire, alors que ce que tu auras oublié ne vaut pas la peine d'être écrit". page 54
Je n'enregistre jamais...Pourquoi? Parce que l'expérience m'a appris que, confrontés au microphone, les gens se mettent à parler autrement, structurent leur pensée de manière totalement différente. Ils perdent l'originalité et l'authenticité de leur langue qui devient plus formelle, artificielle et crispée. Or, souhaitant atteindre les couches les plus profondes du psychisme humain, souhaitant atteindre ce que l'homme veut réellement dire, et ce, de la manière la plus naturelle possible, j'ai dû mettre une croix définitive sur le magnétophone. ...L'ouie est pour moi, primordiale, essentielle. Pas seulement le regard, mais l'ouie. Pas seulement ce que les gens disent , mais la manière dont ils le disent. Page 55
Pour moi, la langue est un concept large. J'entends par langue une situation, des gestes, de la couleur, une forme. Je puise mes informations, non seulement dans ce qui est dit, mais aussi dans le paysage, le climat, le comportement des hommes, dans un millier de détails. Tout parle, toute la réalité qui m'environne. Et elle ne parle pas dans une langue utilisant des mots, mais dans sa propre langue de symboles, de signes.page 58
Je les préfère (les hôtels de troisième catégorie) aux autres, parce qu'on y rencontre des gens bien plus intéressants. ...Dans les hôtels modestes, on tombe souvent sur des personnalités fascinantes. page 62
On rencontre toutes sortes de journalistes. Parmi eux, il y a ceux qui, comme moi, voyagent et essaient de vivre comme les gens qu'ils décrivent. D'autres prennent les voyages un peu pour des missions diplomatiques. Ils ne sont pas particulièrement intéressés par la vie des gens vivant dans le pays qu'ils couvrent, par leur destin. Ce qui les intéresse, c'est la grande politique, les gouvernements, les acteurs de la scène internationale. Ce type de journalistes habite au Sheraton; dans la mesure du possible, ils se coupent de la réalité. Si on veut connaître l'Afrique, il faut manger et boire comme les Africains....page 64
Si on veut rester là-bas, si on veut faire quelque chose, il faut s'adapter; l'essentiel, c'est une empathie désintéressée... J'ai besoin de croire que ces gens sont bons envers moi et qu'ils veulent m'aider. page 68
Tout notre travail de reporter dépend des autres; car s'ils ne nous disent rien, nous ne saurons pas ce qu'ils pensent; s'ils ne nous accompagnent pas quelque part, nous n'arriverons pas là où nous devions aller; s'ils ne nous nourrissent pas, nous serons affamés.Le journalisme , sans relations humaines, n'est pas du journalisme. Les contacts avec autrui sont une composante inéluctable de notre travail. Dans notre métier, il faut avoir des notions de psychologie, il faut savoir comment s'adresser aux autres, comment se comporter avec eux et comment les comprendre. page 70
Le combat mené par le texte écrit contre la télévision est inégal. Il n'empêche que la transmission de la vérité sur d'autres cultures, d'autres types humains et leurs motivations demeure indispensable. Toute l'humanité de nos écrits repose précisément sur l'effort de transmettre une image authentique du monde, et non une collection de stéréotypes; c'est là l'une des tâches de la littérature, de l'art, de la culture en général.page 74
Aujourd'hui, écouter et regarder ne suffit pas. C'est vraiment trop peu. Nous vivons dans un monde si complexe et difficile, il se passe autour de nous tant de choses, que nous devons constamment vérifier ce que pensent les autres, nous consulter et conseiller, recourir à des lectures nouvelles. Aujourd'hui, on ne peut plus aborder le monde individuellement, car notre savoir est la somme d'informations, de regards et de points de vue innombrables. Le monde dans sa globalité ne peut être perçu qu'à travers un regard collectif, par le groupe. En tout cas, il ne peut plus l'être individuel. Jadis, à l'époque de Platon, d'Aristote ou de Saint Augustin, c'était peut-être possible. Mais aujourd'hui, ce ne l'est plus. Cette époque est révolue depuis très longtemps. page 111
Je considère que les hommes qui peuvent voyager sont investis d'une terrible responsablilité: ils doivent montrer que d' autres hommes ont leurs sentiments, et leurs besoins propres, que nous devons les comprendre et les connaître, et ils doivent le prouver et l'expliquer d'une certaine mesure. page 121
A l'heure actuelle, on n e peut plus imaginer la vie de l'homme sans les médias. Avant, l'homme ne pouvait pas vivre sans armes, puis sans voitures, ou sans électricité. Aujourd'hui, on ne peut pas vivre sans les médias. Le danger vient de ce que les médias, qui sont une puissance, ne s'occupent plus exclusivement de l'information. Ils se sont fixé un objectif plus ambitieux: ils façonnnent la réalité. De plus en plus souvent, nous percevons le monde tel qu'il nous est montré à la télévision, et non pas tel qu'il est en réalité. La télévision nous fait vivre dans un univers de contes....Le rôle de l'image télévisée est énorme. Nous devons rester conscients que l'image ne suscite pas de réflexion, elle agit seulement sur nos émotions...En percevant le monde par le biais des médias, nous ne connaissons que les conséquences, la surface des événements. Or, si nous ne connaissons pas leurs causes, nous ne sommes pas en mesure de réfléchir sur eux de manière appropriée. En même temps, les médias ne sont pas en mesure de tout expliquer de manière exhaustive; ils opèrent donc une sélection, un choix. Le principe guidant la transmission de l'information est le résumé. pages 133, 134
Pesonne n'attend de la télévision qu'elle soit sérieuse, qu'elle éduque, informe ou explique le mornde, comme on n'attend rien de tel du cirque. page 143
Ce qui intéresse les médias, ce n'est pas de rendre compte de la réalité; ce qui les intéresse, c'est la concurrence mutuelle. Une télévision ou un journal ne peuvent pas se permettre de négliger une information traitée par leur concurrent direct. Et ce qui se passe , en fin de compte, c'est que les médias observent moins la réalité qui les entoure que leurs concurrents. page 149
Le dialogue des cultures a été toujours un dialogue entre esprits élevés, un dialogue où prévalait une réflexion profonde, le calme et le recueillement. Page 163

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