dimanche, mars 23, 2008

LA PETITE FILLE DE MONSIEUR LINH (P. Claudel)

C'est un vieil homme debout à l'arrière d'un bateau. Il serre dans ses bras une valise légère et un nouveau-né, plus léger encore que la valise. Le vieil homme se nomme Monsieur Linh. Il est le seul à savoir qu'il s'appelle ainsi car tous ceux qui le savaient sont morts autour de lui. Debout à la poupe du bateau, il voit s'éloigner son pays, celui de ses ancêtres et de ses morts, tandis que l'enfant dort dans ses bras. Le pays s'éloigne, devient infiniment petit, et Monsieur Linh le regarde disparaître à l'horizon, pendant des heures, malgré le vent qui souffle et le chahute comme une marionnette. Page 9
...Enfin, un jour de novembre, le bateau parvient à sa destination, mais le vieil homme ne veut pas en descendre. Quitter le bateau , c'est vraiment quitter ce qui le rattache encore à sa terre. Deux femmes alors le mènent avec des gestes doux vers le quai, comme s'il était malade. Il fait très froid. Le ciel est couvert. Monsieur Linh respire l'odeur d'un pays nouveau . Il ne sent rien. Il n'y a aucune odeur. C'est un pays sans odeur. Il serre l'enfant plus encore contre lui, lui chante la chanson à son oreille. En vérité, c'est aussi pour lui-même qu'il la chante, pour entendre sa propre voix et la musique de sa langue. page 11

Il n'oubliera jamais la saveur de cette première soupe, avalée sans coeur, alors qu'il vient de débarquer, qu'au dehors, il fait si froid et qu'au-dehors, ce n'est pas son pays, c'est un pays étranger, et qui le restera toujours pour lui, malgré le temps qu'il passera, malgré la distance toujours plus grande entre ses souvenirs et le présent. La soupe est comme l'air de la ville qu'il a respiré en descendant du bateau. Elle n'a pas vraiment d'odeur, pas vraiment de goût. Il n'y reconnaît rien. Il n'y trouve pas le picotement de la citronnelle, la douceur de la coriandre fraîche, la suavité des tripes cuites. La soupe entre dans sa bouche et dans son corps, et c'est soudain tout l'inconnu de sa vie nouvelle qui vient en lui. page 14

Le vieil homme se rend compte que lorsqu'il parle en lui-même du village, c'est au passé qu'il le fait. Cela lui pince le coeur. Il sent vraiment son coeur se pincer, alors, il pose sa main libre sur sa poitrine , à la place du coeur, pour faire cesser le pincement. Monsieur Linh n'a pas froid sur le banc. Penser au village, même au passé, c'est un peu y être encore, alors qu'il sait qu'il n'en reste rien, que toutes les maisons ont été brûlées et détruites, que les animaux sont morts, chiens, cochons, canards, poules , ainsi que la plupart des hommes, et que ceux qui ont survécu sont partis aux quatre coins du monde , comme lui l'a fait. Il relève le col de son imperméable et caresse le front de l'enfant qui dort. Il essuie le riz qui a coulé de part et d'autre de la bouche de la petite. Page 22

Le paquet de cigarettes fait une petite bosse que le vieil homme sent tout en marchant. Rien que de sentir cette petite bosse, il sourit. Il pense au visage du gros homme quand il va lui tendre le paquet. Monsieur Linh ne fait pas plusieurs fois le tour du pâté de maisons. Il s'approche immédiatement du banc et s'assoit. C'est agréable d'être assis, là par ce jour très clair, sur ce banc et d'attendre. La foule n'a pas la même allure que les autres jours. Elle est toujours aussi dense , mais les gens marchent moins vite. Ils sont par petits groupes et semblent à Monsieur Linh richement vêtus. Ils discutent entre eux, beaucoup rient ou ont un visage détendu. Ils paraissent savourer le jour et le moment. Page 55
Monsieur Linh sent le paquet de cigarettes dans la poche de son manteau. La petite bosse maintenant commence à faire naître en lui une tristesse infinie. Il se souvient du contact de la main du gros homme lorsqu'il l'a posée sur son épaule. Il se rappelle alors qu'il est seul au monde, avec sa petite-fille. Seuls à deux. Que son pays est loin. Que son pays, pour ainsi dire, n'est plus. N'est plus que des morceaux de souvenirs et de songes qui ne survivent que dans la tête du vieil homme fatigué....Il faut rentrer. Le gros homme n'est pas venu. Monsieur Linh repart, avec le paquet de cigarettes dans sa poche, et dans sa bouche le mot qui veut dire bonjour et qu'il n'a pas prononcé. Page 58
Monsieur Linh sourit. C'est comme si le jour déchirait un peu sa grisaille. En trois secondes, Monsieur Bark est à ses côtés, tout essoufflé, avec un large sourire sur son visage. Le vieil homme ferme les yeux, part chercher dans sa mémoire le mot que lui a donné la jeune fille interprête et dit, à haute voix, en regardant Monsieur Bark:
"Bonjour!" page 62
Monsieur Bark n'a pas encore remarqué les deux paquets de cigarettes devant lui. Lorsqu'il les voit, la première chose qu'il pense, c'est que quelqu'un a fait une erreur. Il s'apprête à se retourner, puis s'arrête, car il vient de comprendre. Il regarde le vieil homme, qui lui sourit malicieusement. C'est la première fois depuis longtemps qu'on fait un cadeau à Monsieur Bark...Il prend les deux paquets de cigarettes dans sa main. Il se sent plein d'une grande émotion, à cause de ces deux simples paquets de cigarettes. Page 65
Grâce à Monsieur Bark, le nouveau pays a un visage, une façon de marcher, un poids, une fatigue et un sourire, un parfum aussi, celui de la fumée de cigarettes. Le gros homme a donné tout cela à Monsieur Linh, sans le savoir. page 73
Un jour Monsieur Bark amène Monsieur Linh près de la mer. C'est la première fois que le vieil homme revoit la mer , depuis son arrivée quelques mois plus tôt....Monsieur Linh respire. Il respire fort en fermant les yeux. Oui, il ne s'était pas trompé. Il y a des parfums, de véritables parfums, de sel, d'air, de poisson séché, de goudron, d'algues et d'eau; Que c'est bon. C'est la première fois que ce pays sent vraiment quelque chose, qu'il a une odeur. Le vieil homme en est grisé. Du fond du coeur, il remercie son ami de lui avoir fait connaître cet endroit. Page 79
Depuis le matin, il marche. Depuis le matin, il se raccroche à l'espoir de retrouver la rue, le banc, son ami sur le banc. Page 144
Il est devant l'entrée du Parc! Le Parc où il y a des manèges de chevaux de bois! Mais alors, s'il est là, c'est qu'en face, en face...Mais oui, là-bas, de l'autre côté de la rue où passent des centaines de voitures, il y a le banc! Et sur le banc, comme une apparition, comme une apparition massive, pesante, bien réelle, il y a le gros homme, son ami! Son ami qui l'attend!...Il s'avance vers la rue, frémissant, et il crie. Il crie le seul mot qu'il connaisse de la langue du pays. Il le crie fort, pour qu'il passe au-delà des voitures, et de leur vacarme. "Bonjour! Bonjour!" lance Monsieur Linh à l'adressse de son ami assis sur le banc, à moins de cent mètres de distance. "Bonjour!" hurle-t-il, comme si sa vie ne tenait qu'à ce simple mot. page 149
Et soudain, tandis que la fumée parfumée de menthe entre dans son corps, tandis que les yeux clos, il se tient dans l'obscurité de ses paupières baissées, il (Monsieur Bark) entend une voix lointaine, très lointaine, venue de l'autre monde , et la voix crie: "Bonjour! Bonjour! ". Monsieur Bark frissonne. Ouvre les yeux. C'est la voix de son ami!. Il l'a reconnue! "Bonjour! Bonjour!" continue la voix. Monsieur Bark est debout. Il s'agite comme un fou. Monsieur Bark a le coeur qui cogne, ça y est ! Là, tout près, à trente mètres de lui, à vingt mètres peut-être, il y a Monsieur Linh, curieusement vêtu d'une robe de chambre bleue, qui s'avance en le regardant , une main tendue, un sourire illumine son vieux visage parcheminé. "Bonjour! Bonjour!" Le vieil homme marche vers lui. Monsieur Bark court jusqu'au bord du trottoir. Il est si heureux. ..Monsieur Linh voit son ami, le gros homme qui s'approche de lui. Il le distingue nettement. Il entend sa voix lui dire bonjour. Le vieil homme s'adresse à Sang Diû: "Je te l'avais bien dit que nous le retrouverions! Il est là! Quelle joie!" Monsieur Bark a beau crier, son ami ne semble pas l'entendre. Il avance toujours. Il sourit. Les deux hommes ne sont plus qu'à dix mètres l'un de l'autre. Ils peuvent contempler au plus près leur visage, leurs yeux et dans leurs yeux à chacun, le bonheur de se revoir. Page 152

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