dimanche, octobre 22, 2017

ALMA (Jean Marie Gustave. LE CLEZIO) prix Nobel de littérature en 2008 )

Voici donc des histoires croisées, celle de Jérémie , en quête de Raphus cucullatus, alias l'oiseau des nausées, le dodo mauricien jadis exterminé par les humains, et, celle de Dominique, alias Dodo, l'admirable hobo, né pour faire rire Leur lieu commun est Alma, l'ancien domaine des Felsen sur l'île Maurice, que les temps modernes ont changé  en Maya, la terre des illusions."

Quelques lignes tirées de l'interview de J.M.G. Le Clézio à L'OBSERVATEUR du 19 au 25 octobre 2017.

Jean -Marie Gustave Le Clézio a  plus que jamais l'impassible allure d'un athlète suédois en transit. Ne pas trop s'y fier pourtant. Il faut parfois toute une vie pour accepter d'où l'on vient et qui l'on est: chez lui, écrire sert aussi à ça...Entre deux séjours en Chine où il enseigne à l'université de Xi'an, l'auteur de Chercheur D'Or  fait escale en France pour la sortie d'ALMA, son premier grand roman depuis "Ritournelle de la Faim" et prix Nobel en 2008.
...Quête des origines perdues, "Alma" se double d'une "enquête sur les trafiquants d'esclaves, les fantômes du passé..."Il s'agissait d'écrire sur la "communauté franco-mauricienne, cette tribu à laquelle j'appartiens pour le meilleur et pour le pire...On dit souvent que Maurice a été le pire endroit pour la traite et le traitement des coolies. J'étais persuadé qu'être enfant  de colons dans une île à sucre était une identité honteuse."
 
Interview du 5 octobre 2017, France Inter
 
J'ai toujours été ailleurs . Je suis né mauricien à Nice, donc j'ai toujours été considéré comme un corps étranger à Nice , ensuite, j'ai grandi  en France. Mais j'ai dû m'expatrier car je ne trouvais pas de travail. Donc, j'ai enseigné au Mexique, aux Etats -Unis et au fil des années, j'ai pris l'habitude de bourlinguer. je garde des attaches très fortes et réelles avec la culture française, avec la langue...Je n'ai pas besoin d'écouter parler français, du bruissement  des mots pour écrire, " précise l'écrivain. Alma est l'un des premiers endroits où on a introduit la culture de la canne à sucre" explique l'écrivain. "Dans ma famille, ils avaient de petits lopins de terre. C'est un endroit lié à ma famille à l'île Maurice".
 
LA CROIX du 14 octobre 2017
 
Deux récits à la première personne s'entrecroisent. Deux Felsen qui ne se connaissent pas, deux existences presque opposées. Celle de Jérémie, né à Nice, universitaire, fasciné depuis l'enfance par un curieux caillou blanc aux contours irréguliers, appartenant à son père: un gésier de dodo, ce gros oiseau débonnaire vaincu par l'invasion humaine.
Celle de Dominique, né à Alma, dernier rejeton d'une branche honnie de la famille, errant sur l'ile sage, magnifique dont l'étrange voix mêle le créole à une langue faussement enfantine.
Déterrer le barbare.
Lorsqu'il aborde l'île de ses ancêtres pour son premier et unique séjour, Jérémie Felsen, l'Européen, le rationnel, en quête des oiseaux disparus devient une sorte  d'archéologue des paroles enfouies.
Il déterre, couche après couche, la barbarie constitutive de son apparent paradis: la traite des Noirs, les plaintes des  esclaves dans la forêt, la cupidité des conquérants, la sauvagerie somptueuse d'une nature un peu sorcière, la douleur des bâtards métis semés ça et là par des Blancs inconséquents, à commencer par le premier d'entre eux, l'amiral Bertrand François Mahé de la Bourdonnais, de l'éminente compagnie des Indes.
"L'histoire est un tissu en lambeaux, comprend Jérémie et l'avenir "une tache aveugle au fond de (ses) yeux. Il lui reste à reprendre le cours de sa vie à Paris ou à Nice. "Ce que je vais laisser, ici, sera un rideau refermé sur une scène qui se continuera sans moi."
Lorsque Dodo Felsen écrit  "Voyager, c'est avoir les yeux ouverts quand tout le monde dort. "On   ne peut qu'y voir une justification aux éternels voyages du romancier: Mexique, Etats - Unis, Corée, Chine, Jean-Marie Gustave Le Clézio est l'homme  de l'absence, laquelle trouve une sorte d'inévitable aboutissement dans cette phrase de Jérémie Felsen: "Je me sens étranger, c'est-à-dire seul."
 
EXTRAITS DU ROMAN
Jérémie: "Est-ce qu'ils forment une famille, un peuple? Est-ce qu'ils sont réels? Ils sont en moi depuis l'enfance, ils flottent, ils volettent autour de moi pareils à des papillons  affolés, certains que je connais depuis que je comprends le langage, des noms jetés au hasard des conversations par mon père, par mes tantes, par ma mère  bien qu'elle fût étrangère à tout cela, d'autres trouvés au hasard  des lectures, sur les pages intérieures du Mauricien Cernéen que mon père recevait chaque semaine et qu'il empilait sur une étagère, à côté de ses bouquins d'économie et de la collection de l'Encyclopaedia Britannica, d'autres encore volés sur les enveloppes de lettres, au verso des photos " .page 11

Ce sont ces noms que je veux dire, ne serait-ce qu'une fois , pour les appeler, pour mémoire, puis les oublier....Les architectes..., les artistes,...les maçons,...les arpenteurs,...les matignons,...les arpenteurs,.. les commerçants,...les commis,.., les encanteurs,...les couturières,...les charroyeurs,...les huiliers,...les ferblantiers,...les horlogers,...les musiciens,...la sage-femme,...les officiers de santé,...les négociants et tous les autres, ceux de la population libre , artisans, employés ....et tous les autres, celles et ceux qui ont un prénom pour seul nom, servants, cuisinières, lingères, blanchisseuses, nénénes, jardiniers, achetés et revendus, et les seules traces qu'ils ont laissé dans les archives sont le jour de leur naissance et le jour de leur mort sur le Registre des esclaves, sous la plume  du greffier des esclaves, un certain TG. Bradshaw, esquire.  Les noms apparaissent , disparaissent, ils forment autour de moi une voûte sonore, ils me disent quelque chose, ils m'appellent , et je voudrais les reconnaître un à un, mais seule, une poignée me parvient, quelques syllabes dérisoires, arrachées aux pages des vieux bouquins et aux dalles du cimetière. Ils sont la poudre cosmique  qui recouvre ma peau,  saupoudre mes cheveux, aucun souffle ne peut m'en défaire...Mon nom est Jérémie Felsen." pages 12, 13, 14
 
Le Monde , Livres du 22 octobre 2017
 
"Ecrivain de nouveaux départs, de la rupture, de l'aventure poétique et de l'extase sensuelle" selon l'Académie suédoise, le Nobel 2008 franco-mauricien continue cependant à 77 ans, de passer une parie de l'année à l'île Maurice et à Paris, mais aussi en Bretagne d'où ses ancêtres sont partis coloniser l'Océan Indien. "Finalement, je considère que , si j'ai un clocher, il est plutôt breton que mauricien ou mexicain. je n'ai pas de famille en Bretagne, mais j'aime y écrire, j'y éprouve une sensation particulière". A l'écouter, on se souvient de Gauguin associant la Bretagne  et son sol de granit au "sauvage, au primitif" et l'écrivain acquiesce: "quelque chose de sauvage, oui qu'il n'y a pas à Maurice. Maurice n'est pas un pays sauvage". mais l'île est l'épicentre de son nouveau roman, Alma où déployer à nouveaux frais les lignes de force de son œuvre toute entière."

EXTRAITS DU ROMAN
Dominique: Alma. je sais dire ce nom depuis que je suis tout petit. je dis : Mama, Alma, Mama c'est Artémisia. Maman, je ne m'en souviens pas bien. Elle est morte quand j'ai six ans. Elle est grande et pâle. Il paraît qu'elle est en train de mourir lentement,  du sang et des os. page 21
 
Papa, il est grand et très maigre. Il est toujours habillé en noir peut-être à cause de la mort de sa femme. Tout le monde le respecte. Il a été juge autrefois et beaucoup de gens doivent avoir peur de lui. Pourtant, il est très doux, il ne se met jamais en colère, il ne crie jamais. Chaque matin, il part pour ses affaires en ville. il ne m'embrasse pas. Il ne me serre pas la main. Il me regarde, un peu penché en avant, parce qu'il est grand et moi petit. Il dit seulement ": Behave". Il aime bien me parler en anglais. Il ne parle jamais pour ne rien dire...Il fume aussi des cigarettes anglaises...Le docteur Harusigh le lui dit , que chacune  de ses cigarettes lui enlève des années de vie.. Mais papa ne l'écoute pas...Et un matin, papa est mort. page 23

Jérémie; "Je suis de retour. C'est un sentiment étrange, parce que je ne suis jamais venu à Maurice.. Mon père a quitté l'île à dix-sept ans et il n'est jamais revenu....Un jour, ...j'ai osé demander à mon père :"Ce caillou rond, qu'est-ce que c'est?" A ma grande surprise, lui qui ne parlait pas, surtout pas de son passé,  s'est confié tout d'un coup: "Tu ne devines pas? Je vais te dire ce que c'est. j'avais dix ans à peu près, j'ai trouvé ce caillou au milieu des champs  de canne à sucre...Je l'ai rapporté à mon père, et dans l'usine, un ingénieur  a regardé le caillou et il m'a dit: " Tu as trouvé un objet rare, c'est la pierre de gésier  d'un dodo. Tu vois sa taille, son poids, tu peux imaginer la taille de l'oiseau qui portait  cette pierre dans sa gorge"...Quand mon père est mort, ç'a été la seule chose que j'ai gardée. Ma mère a fait le choix d'entrer au couvent Saint-Charles , sur les hauteurs de Nice, et tout a été dispersé. Les meubles anciens de ma grand'mère O'connor -elle avait repeint au ripolin les fauteuils Louis XVI - les bibelots, les ustensiles de cuisine, la vaisselle ébréchée, les malles de dentelle et les coffrets e colifichets, tout est parti à la brocante...J'ai gardé une carte de Maurice au 1/25000, imprimée par Descures, datant d e1875..;J'ai vu Alma avec le nom des Felsen, mais ce n'est pas pour cal que j'ai voulu  la garder.  Non par nostalgie mais parce que le découpage précis et les hachures du relief pouvaient me guider dans ma quête de l'oiseau disparu. ..J'ai roulé la carte dans un tube, j'ai mis la pierre blanche dans mon cartable et je suis parti.  pages 35, 36, 37
Mayaland a ouvert ses portes à la fin de l'hiver. Du bâtiment, de l'usine des Roches Noires, des dépendances, il ne reste rien...Tout ce labeur, ces dos courbés, ces visages noircis par le soleil et ces habits trempés de sueur, c'était pour rien; Tout ce peuple, arraché à ses terres, dans la profondeur africaine, au pied du Kilimandjaro, sur les rives du lac Nyassa, ou  dans le pays Galla, en Erythrée, en Ethiopie, ces hommes, ces femmes enchaînés, marchant sans fin sur un chemin semé de cadavres et d'os, prisonniers des Arabes à Kilwa, vends à Zanzibar, empilés dans des boutres, mourant de soif, de dysenterie, de variole Et tout ça pour quoi?  Pour rien du tout. Pour qu'un jour, les bulldozers entrent en action, déracinent les cannes,  roulent les rochers,  creusent  les tranchées pour les canalisations, et puis, qu'un autre jour, s 'élèvent les ciments du centre commercial...œuvre unique  de l'architecte indien Amal raj Sen, dédié à la puissance  et à la gloire de l'argent.  pages69, 70
 
 
Dominique. Sous les manguiers, les notes volent. A la rivière d'Alma, ..je les entends. Avant ce temps-là, j'ai un piano. Il s'appelle Hirschen. Il est allemand. C'est ma grand-mère Beth qui l'a fait venir d'Angleterre, en bateau., elle accompagne mon grand-père Achab, elle n'est pas allemande,  mais écossaise, elle est musicienne, mais jamais je ne l'entends jouer parce que ses mains sont toutes ratatinées, par sa maladie, on appelle ça l'arthrose. Je joue et elle écoute sur le pas de la porte du salon, sans entrer, pour ne pas me gêner, ou parce que ça lui fait mal de marcher. J'ai sept ou huit ans...Maintenant, c'est à mon tour d'avoir les doigts tordus, ce n'est pas l'arthrose, c'est la maladie du 3
( je ne peux écrire le sigle) on dit la main de cochon, je ne peux plus jamais jouer. Ensuite, les Armando ont tout vendu, le piano Hirschen est parti avec le reste.page 75
(Dans l'église) Et là, il y a cet homme devant le piano, un piano droit avec des colonnes, semblable à mon Hirschen. L'homme s'arrête de jouer du piano...Il dit "Je suis Michel, et toi?" Je reste la bouche ouverte, je ne sais que répondre. L'homme s'impatiente :"Eh bien, comment tu t'appelles? " Alors, je réponds :" Je m'appelle Dominique Fe'sen" D'habitude, je ne dis pas mon nom de famille...Il recommence à jouer pour moi, les notes remplissent ma tête, et j'ai envie de pleurer....Je me souviens maintenant..Je regarde les notes, je peux jouer de la musique  de Schubert et je joue, sans hésiter...Grand-mère me dit: "Dodo, tu es un artiste!" Je suis heureux, alors, je joue et rejoue..je ne sais pas encore que le bonheur, ça ne dure pas. Pages 77, 78, 79

Jérémie. Retrouver les traces, presque impossible. Ou bien, rêver. Retourner au premier temps, quand l'île était encore neuve- neuve d'humains, au bout de  millions d'années de pluie, de vent, de soleil. Après les coulées de lave, les raz de marée, les déluges, les glaciations...La forêt, ce qu'il en reste. ..EN 1796, l'année où Axel Felsen débarque à l'île de France avec sa famille, la forêt couvre les neuf dixièmes de l'île. En  1860, quand les Felsen participent à l'ère industrielle, dans les plantations de tabac, (tout le monde n'est pas sucrier) , il reste encore quelques poches de forêt endémique, sur les hauteurs...Aujourd'hui, plus rien. page 81
Le soleil brûle la forêt, la mare étincelle. Les oiseaux se sont cachés sous les arbres, pour fuir le danger. Ils sont silencieux, puis l'un d'eux oublie  et chantonne...Encore quelques battements, quelques journées, les oiseaux se croient les maîtres de l'île malgré la mort qui approche, dans leur doo-do, doo-do doux et aigre, ils veulent faire croire au monde que rien n'a changé et que rien ne changera, que rien ne va disparaître, qu'ils sont ici pour toujours, qu'ils vont continuer à arpenter cette terre de leur démarche grave et stupide, des "burgemeesters" dit la chronique anonyme , écrivit Pierre André d'Héguerty en 1751. page 89
Je connaissais la Surcouve. Ma mère m' avait parlé d'elle, la femme la plus excentrique de cette petite communauté de Franco-Mauriciens. Jeanne Tobie, ainsi surnommée parce qu'elle descend, a-t-on dit de Surcouf....Je ne cherchais pas spécialement à le rencontrer , mais, dans une île, le hasard n'existe pas. J'ai pensé aux derniers débarquements d'esclaves, après 1810, alors que les Anglais ont interdit le commerce des humains...Les trafiquants n'avaient pas le choix, ils ont continué leurs livraisons en cachette, dans des lieux déserts. ..Page 91 J'étais assis dans le sable, j'allais bientôt partir...Elle (Jeanne Tobie) se teint debout devant moi...Vous êtes qui? J'hésite à lui répondre, elle redit , avec impatience "Qui êtes vous? Vote nom?" Mon prénom ne lui dit rien, je mentionne le nom de ma mère, Alison O'connor et celui de mon père Alexandre Felsen. "J'ai connu autrefois un  Felsen,  un fou qui circulait partout, vêtu comme un épouvantail... Et puis, il a disparu, on ne sait où"...3Comment il s'appelait?" Jeanne hésite un peu. "Un Felsen, je vous dis, on le connaissait pas son petit nom, Dodo"...J'aurais bien voulu en savoir plus, mais elle ne continue pas, et je n'insiste pas.  page 94...Jeanne Tobie m'a rejoint sur la plage. Elle aussi regarde la baie où la nuit s'installe. " Vous voyez ce beau pays, ce coin de paradis, c'est ce qu'ils disent sue les dépliants..."Pas un jour  sans que j'y pense. Sur cette plage. Tous ces corps rejetés par les vagues. Sur eux, on jetait de la poix, pour les brûler, pas par religion, pour éviter la contagion ou pour ne pas laisser de traces. L'horreur Monsieur O'Connor". Elle oublie déjà mon nom." L'horreur  quoi qu'on raconte". page 98

Elle s'appelle Emmeline Carcénac, elle a quatre-vint-quatorze ans, elle est la dernière survivante de Sybille, la fille d'Axel.  Je veux la rencontrer car elle a connu mon père dans son enfance, même si elle est lointaine dans l'histoire de notre famille, je l'appelle tante. Depuis longtemps, elle a quitté le domaine d'Alma pour vivre dans une petite hutte en bois, à côté du Mahatma Gandhi Institute. ..."Viens me voir, approche! " Elle me tutoie d'emblée ..."Tu dois ressembler à ton père, je l'ai bien connu, il a dû te parler de moi." Je ne m'en souviens pas . Mon père ne parlait jamais du temps d'Alma. Pourtant, je souris et je l'embrasse "Bien sûr, tante, il me parlait souvent  de vous". S'il t'a parlé de moi, ton père a dû te raconter  comment nous courions les champs de cannes pendant des heures, comme des enfants sauvages"....Et moi, je bois ses paroles, puisque c'est tout ce que mon père ne m'a jamais raconté, la mémoire d'un monde disparu. page 103
"Tu vois, Jérémie, quand ton père est parti d'ici, j'ai l'impression que mon petit frère s'en allait, il a promis de m'écrire, mais une fois, en France, il a tout oublié, juste une fois, quand je me suis mariée, il m'a envoyé une carte, congratulation, même pas du français, et sa signature, plus rien. J'avais son adresse, mais je ne lui ai pas écrit non plus. J'ai pensé que tout ça était fini; et c'est bien fini, n'est-ce pas? Il ne reste plus rien de ce temps-là! page 105...Il est parti si jeune (le père de Jérémie), il était joli garçon, brun comme toi,  avec une barbe soignée et des cheveux longs,  romantiques.  Après, il a épousé ta maman, une Anglaise  de Londres, la nouvelle a couru par ici, les jeunes filles étaient jalouses...page 106 Est-ce qu'il t'a raconté quand nous sommes allés au cinéma ensemble pour la première fois? C'était juste avant son départ, tes grands-parents avaient déménagé 'Alma pour aller à Rose Hill. Lui s'était engagé dans l'armée pour échapper à cette histoire, il portait son uniforme kaki, son petit bonnet, il avait signé son engagement  mais il ne l'avait dit à personne, il avait tout juste quinze ans, pour avoir l'âge légal, il avait falsifié ses papiers. Il est parti rejoindre le corps colonial, pour l'exercice  en forêt...C'était la dernière fois, après ça, je ne l'ai plus jamais revu. " page 107
L'usine a fait faillite, ils (les Armando)ont fait valoir que vous n'aviez pas de titre, que la maison et les arbres faisaient partie de la plantation...alors vous n'aviez plus eu qu'à partir, et c'est pour ça que ton père s'est engagé dans l'armée, pas parce qu'il était patriote, mais parce qu'il ne voulait pas assister à la déconfiture. page 109 "Y-a-t-il encore des Felsen à Maurice?" J'ai posé cette question..."Mais personne , Jérémie! Tu entends,  personne! Fe'sen , c'est personne !"...Au moment où je vais partir, Emmeline apporte une coupure du journal  Le Mauricien...Je lis ce qu'elle a écrit  septembre 1982, le dernier des Felsen "Dodo, que notre confrère anglophone avait plaisamment surnommé "the admirable dodo", reste introuvable...Dodo a disparu en France. Dodo s'est évaporé dans la nature, il s'est perdu dans la population des errants. Dodo a disparu! Et seul un miracle permettra de le retrouver. page 115
Moi, avec mes études sur les oiseaux fossiles, mes enquêtes sur les camps d'esclaves, sur les trafiquants, les fantômes du passé. Une piste policière pour un crime dont les victimes ont disparu  depuis plus de cent cinquante ans, et dont les auteurs n'ont jamais été inquiétés. Et celui dont on ne parle plus, ce Fe'sen caché, un fantôme dans un placard, le perdi bande qui s'est perdu en France!
page125
 
Dominique. Au bout de la route, tout à fait en bas, au grand cimetière de l'Ouest, je peux m'arrêter...Je cherche un coin tranquille. A l'ombre d 'un grand tamarin, c'est là que je préfère m'allonger. Mais il faut faire attention. Les voyous rôdent, ils savent que je n'ai pas une roupie , mais ils veulent me voler mes habits, ou bien me battre, pour se venger, pour  s'amuser. Honorine me dit toujours  de ne pas venir ici, mais c'es plus fort que moi. ..Moi, je suis un clochard , c'est ce qu'ils racontent, parce que je mange ce qu'on me donne dans la rue, mes habits sont les habits des autres....Alors, je reste assis sur la tombe, c'est ici que dort Axel, j'imagine mais je n'en sais rien, je passe mon doigt  sur les lettres effacées, je lis un bout de nom, rien d 'autre qu'un bout de nom. pages 127, 128, 129
Ils arrivent ensemble, sans faire de bruit...Ils s'arrêtent autour de moi, ils font un cercle..."T'es qui , toi?" Je ne réponds pas, je reste assis, les genoux remontés, parce que je ne veux pas qu'ils croient que je vais me battre, je veux qu'ils croient que je n'ai rien....Je dis mon nom et ils se moquent "Fe'sen! Fe'sen"! "Ils répètent: "Pe'sonne! pe'sonne!" Ils commencent à rire, à jeter des coups de roche et de la terre sèche et moi, je me protège avec mes bras....Ils tapent beaucoup, dix coups, vingt coups...J'ai mal aux bras et à la tête...Je sens le sang qui coule dans mes yeux et dans ma bouche, mon bras droit ne peut plus bouger, je crois que je vais mouri astère. Alors, les garçons s'arrêtent, ils ouvrent leur braguette et ils pissent sur moi...Ensuite, les jeunes sont partis, et moi, je reste couché sur la tombe  toute la nuit., et le matin ,le gardien...me trouve sur la tombe, il téléphone à la police  pour qu'on m'amène à l'hôpital. ..L'infirmière est très belle, elle s'appelle Vicky parce qu'elle est anglaise, elle n'est pas vraiment infirmière , elle est stagiaire à l'hôpital  ..pages 131, 132

Jérémie.  J'ai revu Aditi , dans la forêt, au refuge du MWF. Elle vit une partie de son temps, ici..."Je vais te montrer le cœur du monde", elle a dit cette phrase d'une façon un peu solennelle. page 134
"C'est tambalacoque" Aditi ajoute:" L'arbre de ton oiseau disparu".  page 136
Elle n'est pas de ces gens  qui parlent pour avoir l'air intelligent. page 138
Pour échapper aux Anglais vertueux, honorablement indignés, le négrier  a contourné l'île et a choisi la passe sud...au dernier moment, virant de bord afin d'échapper au récif, pour mieux s'encastrer dans l'autre rive...Sur le sable, mêlé de lave, les goémons font des taches noires, il n n'est pas difficile d'imaginer le corps des noyés.  D'ailleurs, si on creusait, on trouverait peut-être des ossements blanchis  par le sable et le sel, après cette nuit fatale du 10 mars 1818. pages 147, 148
Devant le Gogo, elles sont là, toutes alignées, contre le mur  de chaque côté de la porte, pour entrer, elles doivent montrer leur carte d'identité, ou bien ,être  accompagnées  d'un homme , pas un jeune, quelqu'un qui a bonne tenue, pas de jeans, c'est écrit à l'entrée sur un carton : " We don't like jeans". , plutôt pantalon et chemise noire cintrée, liserés argentés, col ouvert, chevalière en or et petit diamant incrusté dans l'oreille. quelqu'un qui va dépenser en une soirée ce que les parents des filles gagnent en trois mois. et ensuite les entraîner  dans leur Chevrolet , jusqu'au champ de cannes....page 161

Dominique. "C'est moi qui gagne le pari des grands dimounes, de Missié Hanson. ( pour aller à Paris) Missié  Hanson garde mon passeport, parce qu'il voyage dans le même avion, sauf que lui , voyage en première classe. Il fait la réservation d'hôtel à Paris....je suis content de partir ..J'imagine que je pars là-bas en France et j'ai peur. C'est un trou devant moi comme si je tombe en marchant dans les cannes.page  164

Jérémie.  Histoire de Marie Madeleine Mahé. Je n'ai pas connu mon père. je suis  née en décembre 1738 de ma mère, prénommée Julie, blanchisseuse, esclave du gouvernement, et de mon père, François Mahé de la Bourdonnais, gouverneur des îles de France et de Bourbon. L'année où je suis née, la femme légitime de mon père ; Marie Anne Lebrun de la Franquerie est décédée le 9 mai  1738 de la petite vérole. Mon père ne m'a pas reconnue bien que j'aie le droit  de porter son nom.  je n'ai pas eu le temps de connaître ma mère, car quand j'eus l'âge d'un an ou à peu près mon père décida de retourner en France, dans l'espoir de se remarier et m'emmena avec lui. pages 168, 169

Dominique. "Voyager, c'est avoir les yeux ouverts quand tout le monde dort. "...A Paris, les rues sont froides et il pleut mais ce ne sont pas les mêmes rues, ni la même pluie. Je marche dans la nuit, mais ce n'est pas la même nuit...Je marche, je frissonne dans la nuit malgré le pull violet que m'a donné Vicky, malgré l'imperméable  que m'a donné Père Chausson...Page 180

Jérémie   Krystal marche sans manières, les pieds en canard, elle est habillée de son jean troué des jours de combat, sa chemise nouée  au-dessus du nombril, le bijou vert danse avec ses hanches, et ses cheveux sont renvoyés dans le sens du vent de la mer.  Elle sait où elle va, à ce rendez-vous de minuit sur la route,  devant la boîte aux néons criards, le palmier  vert et jaune clignote.., elle connaît  l'endroit  depuis qu'elle a commencé à sortir la nuit... Les filles  de Rochebois ...Elles viennent ici chercher l'argent, l'aventure, quelquefois la mort. page186
 
Dominique       Père Antoine me présente aux clochards de Paris, il dit juste mon prénom Dodo, ça les fait rire. Alors, il dit " oui, c'est Dodo"!...Peut-être que je suis le seul à écouter, les clochards de Paris  ont la tête dans leur assiette, ils se forcent à manger parce qu'ils n'ont plus de dents, alors ils boivent  des lampées de café en faisant un bruit de langue. Père Antoine parle, c'est de moi qu'il parle maintenant, il parle d'une île très loin, à l'autre bout du monde, et là-bas , il y a la mer et les cocotiers, et les beaux hôtels où vont les gens riches, mais il y a aussi des SDF, qui dorment dans la rue sur des cartons, et les gens riches passent devant sans les voir...Il attend que je parle moi aussi, mais je n'ai rien à dire. je ne suis pas un clochard, je suis Dodo, Dodo Fe'sen Coup de Ros. Maintenant, je suis ici, en France , je ne vais pas retourner dans l'île, je suis venu ici pour trouver un endroit où pé mouri.... page 206
 
Jérémie.  (A un mariage) Je me souviens  tout d'un coup de tout ce qu'on dit, à propos de ces gens, les planteurs, leurs descendants, ces gens cruels et vaniteux qui ont exercé leur pouvoir sur cette île pendant des générations, et que le reste du monde  regarde comme des revenants , ou bien moque leur travers et les condamne à la relégation. Comment puis-je me sentir étranger, moi qui appartiens à cette famille, à cet héritage, à cette histoire?  Simplement parce que mon père  a décidé, un jour  de tout quitter, , Est-ce que cela fait de moi un innocent.?  Je me souviens à cet instant de la réflexion d'un camarade de faculté , communiste militant, à qui j'avais confié, dans un moment de naïveté, mon appartenance ethnique , et qui m'avait balayé  d'un geste: "Vous ! les esclavagistes!" Comme si nous n'existions, comme si nous  n'avions pas droit aux sentiments , aux souvenirs,  comme si nous ne pouvions  pas rire de nous-mêmes! page 220
En haut de la falaise, nous arrivons à un petit cimetière, juste des pierres de lave équarries, écroulées dans la terre rouge. Sur certaines dalles, je peux lire des bribes de noms, des dates. "Ce sont les premiers habitants, au temps de Dupleix, de La Bourdonnais, des pionniers "dit Toni. Il s'attarde, un peu devant  une tombe en meilleur état, où je peux lire le nom de Morice, l'un des premiers colons de l'île à avoir bénéficié  de la traite des esclaves avec le sultan  de Kilwa. Page 224
 
Dominique. (Il fait partie d'une troupe de cirque) C'est la première fois que j'ai un métier.  "Venez , m'sieurs-dames, approchez , approchez, l'homme-lézard, le seul , le vrai , capab' de lécher  son œil avec sa langue, les petits enfants, n'ayez pas peur"...Une petite fille me regarde..Elle se met à pleurer pages 2245, 246
Je dis " Là-bas, c'est trop petit. Il faut connaître le monde"  Je crois que  cette réponse lui plaît. "alors, c'est pour ça que vous êtes ici, pour connaître le monde? - Oui, madame, je crois que tous les humains doivent partir un jour, et marcher droit devant eux pour rencontrer ceux qu'ils ne connaissent pas" page 250 Ici, Paris est grand. Je marche chaque jour, depuis le matin quand le jour s 'élève jusqu'à ce que la nuit tombe ...Quelquefois, je marche aussi la nuit. page 251
A la femme de la police, ..je ne souris pas à cause  de ma bouche. elle dit: "  Monsieur, vous et vos amis ,je vous conseille de changer de quartier". C'est ce que je fais. je ne sais pas ce que je cherche, les autres non plus ils ne savent rien. je sais que je marche pour ,ne pas dormir, pour rester vivant, pour respirer. Si je m'arrête, je suis mort. Page 258
 
Mon nom est Dodo. Je suis venu à la mer. Je ne veux rien d'autre. Ici, là-bas, n'est-ce pas la même chose?... A Nice, à Port-Louis, tous les ports se ressemblent...Des bateaux arrivent de Sète, de Tunis, de Toulon. page 293
 
Ensuite, nous arrivons au port de Nice, qui est la plus belle ville du monde...C'est la fin du voyage. je n'ai plus besoin de marcher, jamais. Je reste sur le port, à ma place , entre les conteneurs. page 301  A Nice, je le croise tous les jours sur le port.  C'est un vieux, plus vieux que moi, très grand et très maigre, toujours bien habillé, costume noir aves des raies bleues, un peu râpé mais élégant,  col dur avec une petite cravate mince....C'est bizarre, parce qu'il est blanc et pourtant, il a la peau foncée...Il vient s'asseoir sur le banc en pierre  à côté de moi et il fume...et il parle, pas vraiment à moi, il parle sans me regarder, il tient sa cigarette de la même façon que papa, entre le pouce et l'index. Il ne dit pas son nom mais je sais qu'il est de mon île, à cause de son accent, il parle de tous ces coins: La Ma'tinié  Savinia, Moka...ça remue en moi, j'ai envie de larmes...Il me dit "tu", et  je lui réponds "vous" parce que nous ne sommes pas du même bord, lui et moi, du même côté de l'île, il est du côté des grands mondes , avec son costume foncé rayé et sa chemise blanche qui sort  de chez le Chinois, et ses mains fines aux ongles bien soignés...Et moi, je suis avec mes habits usés...Page 306, 307
Le vieil homme, c'est un Fe'sen, je n'ai pas besoin  de lui demander, j'en suis sûr. je connais sa façon, comme un prince au bout du monde, même ici, sur  ce banc de pierre à côté d'un clochard....Il  demande une fois:"Tu sais qui je suis?" Je dis "Oui, Missié Ziz".  Je dis çà parce qu'il a l'air sérieux comme mon papa, ça le fait rire. : "Moi?  un juge? Non, tu te trompes, je suis un docteur. "Il attend un peu et il dit:  "Je suis docteur mais je ne travaille pas, j'en ai pas besoin ma femme est riche...Nous avons tout perdu pendant la guerre , et de toute façon, je suis trop vieux pour être docteur. "Je lui pose la question: "Pourquoi je suis comme ça? " Il me regarde, il comprend la question au sujet de mon visage. où il n'y a plus de nez , plus de paupières, juste une grande bouche et une langue trop longue. Avec le bout en fer de sa canne, il dessine par terre, dans la poussière, la lettre maudite de ma maladie, c'est un bon docteur ou peut-être, il connaît déjà mon histoire, les gens des îles ont des malins... Ensuite, il se lève, il reste debout devant le grand soleil...Il ressemble à mon papa quand il revient du bureau à la fin de la journée..."Salam" - Salam; Missié Fe'sen. Je ne sais pas s'il m'entend.. C'est la dernière fois que je le vois.pages 309, 310

Jérémie. Aujourd'hui, il ne reste rien d'Alma. Je ne m'y suis même pas arrêté....Emmeline, en persifflant, m'a dit: " Tu as quelque chose? (sur une photo) Je peux te prêter ma loupe." J'ai répondu une j'avais une vue suffisante...Mais j'ai su , à cet instant que c'était lui. le Felsen maudit, le père du Dodo disparu, lui que j'avais cherché en vain dans tous ces lieux, à Alma, à Quatre Bornes..."Parlez-moi des Felsen" ai-je demandé doucement..."Qu' est-ce que tu veux savoir? C''est un secret... Nous ne parlions jamais d'eux, les Coups de ros, et le Dodo, c'était là, de l'autre côté des bambous, dans l'autre maison...Le vieux Achab était revenu dans son île, il avait une gouvernante anglaise qui s'occupait de son fils, le garçon a grandi tout seul, il ne se mêlait pas à nous, et, un jour, il est parti pour la France. Il est devenu avocat ou juge, je ne sais plus...Dodo a grandi là, tout seul avec son père et la vieille anglaise, on ne le voyait jamais, et quand son père est mort, il est parti sur les routes, il était devenu laid et sans visage, il avait attrapé une maladie, on disait que c'était la lèpre, il se cachait loin de nous..."pages 313, 314,  315, 316
Peut-être Est-ce pour ceci que je suis venu à Maurice, sans vraiment le vouloir: pour comprendre l'origine, le point brûlant par où tout à commencer.  Voilà quatre - vingts ans mon père a quitté son île pour venir étudier  en France, pendant la Première  Guerre. Alors, il fuyait le désastre, Alma en ruines, son père chassé de sa maison natale, sans avoir commis  d'autre faute que celle d'avoir montré trop confiant page 319
Je pars demain pour la France. je reviendrai ou pas, je n'en sais rien. Ma mère attend mon compte-rendu  au couvent saint-Charles , à Cimiez, sa première question sera: "  Alors, est-ce qu'il reste des Felsen là-bas?  - Plus un, maman depuis que je suis parti" page 322

Dominique.  Je suis Dodo Fe'sen, Coup de Ros, Lézard, né  pour faire rire, pour voyager, pour être l'admirable hobo , et aussi l'enfant de Rani  Laros, la chanteuse....ici, à Maison Blanche (un asile d'aliénés) , pe'sonne ne me connaît, je suis vraiment pe'sonne.je ne veux plus aller nulle part ailleurs page 323
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 








 








 
 
 
 
 

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