lundi, juillet 23, 2007

LA CONSOLATION DES GRANDS ESPACES (Gretel Ehrlich)

Ce que j'avais perdu, du moins temporairement, c'était mon goût pour l'existence que je venais de quitter: l'atmosphère des grandes villes,mes amis, mon confort matériel. Ce "confort" me semblait une illusion; mes points de repère , un mensonge dans ce monde où rien ne dure...Dans le Wyoming,... pour une fois, j'étais capable de me fixer quelque part sans alibi, sans nourrir de projet au service de mes ambitions.page 14....Ce qui devait être une ligne droite est pleine de cahots et de tournants. page15 Avant-propos de l'auteur.
Wyoming est à l'origine un mot indien signifiant "Dans les Grandes Plaines". Page 17
Je suis venue ici il y a quatre ans. Je ne voulais pas rester , mais je n'ai jamais pu me décider à repartir.Au début, je crois que j'avais l'intention de "me perdre"dans ce territoire neuf, dépourvu d'habitants. Au lieu de m'abrutir comme je le désirais, cette nouvelle vie me réveilla. La vitalité de mes compagnons de travail révéla en moi une nature fruste et rêveuse. J'ai jeté mes anciens vêtements pour acheter des neufs; je me suis coupé les cheveux. Ce pays aride est une ardoise nette. Son absolue indifférence m'a rendu mon équilibre. page 20
La vie d'un individu n'est pas une succession d'événements marquants qui lui vaudraient d'être applaudi ou rejeté , mais une lente accumulation de jours, de saisons, d'années, étoffée par le passé de sa famille et enracinée dans le sentiment d'une appartenance à un lieu. page 22
...Ils pensent que la sincérité est un remède plus efficace que la gentillesse, qui peut consoler mais aussi être un écran. Page 29
L'espace a un équivalent spirituel et peut guérir ce qui est divisé, pesant en nous-mêmes. ...Nous pouvons apprendre à porter l'espace à l'intérieur de nous-mêmes aussi facilement que nous transportons notre enveloppe corporelle. L'espace symbolise la santé mentale, non une vie stérilisée, ennuyeuse mais une existence qui pourrait "accueillir" avec intelligence toutes sortes d'idées et de situations...Nous autres Américains, nous aimons "ajouter" , "remplir" comme si ce que nous avons , ce que nous sommes n'était pas suffisant. Nous avons tendance à le nier, et pourtant, malgré toute notre richesse, nous ne nous reconnaissons plus dans nos biens matériels. Il suffit de regarder nos maisons pour constater que nous construisons contre l'espace, de même que nous buvons contre la souffrance et la solitude. Nous "remplissons" l'espace comme si c'était une coquille vide, avec des choses dont l'opacité nous empêche de voir ce qui est déjà là. pages 34,35.
Pour vivre bien ici, il faut savoir se débrouiller tant au plan affectif que matériel. Traditionnellement au moins, la vie d'un éleveur n'a rien à voir avec le matérialisme; elle représente les petits exploits dont l'homme, uni à l'animal, est capable, ainsi que les plaisirs simples- comme écouter la radio, la nuit reconnaître les constellations. La dureté que j'apprenais n'était pas l'opiniâtreté du martyr, un héroisme stupide , mais l'art d'endurer. Je me disais: pour être dur, il faut être fragile. la douceur est la vraie pugnacité. Page 66
Pour la première fois, ma peine commençait à refluer. On ne surmonte jamais un décès, mais mon chagrin était à présent mêlé de vagues toniques. page 72
Garder les moutons, c'est découvrir un nouveau régime humain, intermédiaire entre la seconde et la marche arrière - un pas vif sans précipitation. Pas de chair superflue à ces journées. Mais le déplacement constant du troupeau de point d'eau en point d'eau , de camp en camp, devient une forme de quête. Ma quête de quoi? page 85
Tout dans la nature nous invite constamment à être nous-mêmes. Nous sommes souvent comme des rivières: insouciants ou dynamiques, craintifs ou menaçants, lucides ou troublés, remuants, miroitants, tranquilles. Amants, fermiers, artistes ont au moins un point commun : la crainte "des périodes de sécheresse", périodes dormantes où pendant lesquelles nous ne donnons pas de fleurs, sécheresse intérieure que seules les eaux de l'imagination et une libération psychologique peuvent domestiquer. De telles manières sont délicates, bien sûr. Mais un bon irrigueur sait ceci : un peu d'eau fait germer la graine - trop dégrade le sol, de même que l'argent facile peut gâter une personnalité. Dans son journal, Thoreau a écrit :" La vie d'un homme devrait être fraîche comme une rivière. Ce devrait être toujours le même canal mais une eau constamment renouvelée." page 118
La nuit , au clair de lune, le pays est rayé d'argent-une crête-une rivière, un liseré de verdure qui s'étend jusque dans la montagne, puis le vaste ciel. Un matin, j'ai vu une lune toute ronde à l'ouest juste au moment où le soleil se levait. Et tandis que je chevauchais à travers un pré, je me suis sentie suspendue entre ces deux astres, dans un équilibre très précaire. Pendant un moment, il m'a semblé que les étoiles qu'on voyait encore, tenaient ensemble toutes choses, comme des cercles de tonnelier.
En sortant de l'étable, nous vîmes une aurore boréale. On eût dit de la poudre tombée d'un visage de femme. Rouge à joues et ombre à paupières bleue veinaient les flèches de lumière blanches qui fusaient et vibraient, associant les couleurs-comme s'associent les destins-avant de s'effacer.
(Lors de son mariage) Je portai un toast en silence:"à la fin de la solitude", sans croire que ce rêve se réaliserait. Pourtant, il se réalisa et rien ne m'avait préparée à la sérénité que je resentis - celle d'un amour si profond qu'il devient amitié - si bien que , pour un temps, je crus que c'était une prémonition de la mort - ce calme funèbre que nous sommes censés connaître après avoir mis nos affaires en ordre. page 122
Nous avions emménagé en février... Notre acquisition nous avait plongés dans des crises d'introspection...Ce désir subit de propriété nous semblait avoir de douteuses origines - nous a vions analysé cela avant notre mariage : comment la propriété se traduit en possessivité, la protection en xénophobie, le pouvoir en rapacité. page 125
Un bon rodéo, comme un bon mariage ou un instrument de musique joué à la perfection, révèle plus qu'il ne promettait au départ. C'est un effort qui ne coûte plus, un équilibre qui touche à la grâce - à la façon dont un grand amour se sublime en amitié. Lors de ces épreuves de force comme celles que nous avons admirées, il ne s'agit pas de vaincre l'animal. Le but n'est pas la conquête mais la communion. Le rodéo n'est pas un sport d'affrontement. Personne ne cherche à porter tort à autrui - ni les animaux, ni les candidats. Personne ne veut être blessé. Dans ce match où se mesurent des talents égaux, c'est seulement le consentement, l'abandon, le respect et le courage qui rendent possible l'union aérienne du cow-boy et de sa monture. Une pensée pas inutile à méditer pour de jeunes mariés. page 138
Le mode de vie américain exerce à tant d'égards une influence corruptrice sur notre besoin d'harmonie sociale. Notre culture a perdu sa mémoire. Parmi les usages et traditions que nous ont légués nos grands-parents, il n'est pratiquement rien qui puisse nous enseigner à vivre dans le monde actuel, nous apprendre qui nous sommes et ce qu'on exigera de nous comme membre de la société...Les conditions toujours changeantes de nos vies ne se ressourcent plus à la même origine. Page 140
La Danse du Soleil, la plus importante cérémonie religieuse des tribus des Plaines, s'est transmise...Il ne s'agit pas d'adorer le soleil, mais de se pénétrer de sa puissance régénératrice qui rend santé, vitalité et harmonie à la terre comme à toutes les tribus. page 144
Tout l'après-midi, les hommes ont dansé en pleine canicule - par groupes de deux, huit ou vingt. Dans cette chaleur sèche, les corps pressés par la soif semblaient rebondir, comme en apesanteur, friables comme des coquilles. Ce n'était pas leur souffrance qui comptait mais leur abandon à un vide intérieur. C'était un rite ancestral : séparation, initiation, retour.Ils affrontaient une douleur physique et des métamorphoses psychologiques sans doute, le soleil consumait-il tout souci et toute mesquinerie. Ils sortiraient changés de cette épreuve. page 151
L'automne nous enseigne que tout accomplissement est une mort, que la maturité est une forme de déliquescence. Les feuilles sont des verbes qui conjuguent les saisons. Page 172

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