mercredi, août 23, 2017

CRIS (Laurent Gaudé)
 
"Ils se nomment Marius, Boris, Ripoll, Rénier, Barboni,ou M'Bossolo. Dans les tranchées où ils se terrent, dans les boyaux d'où ils s'élancent selon le flux ou le reflux des assauts, ils partagent l'insoutenable fraternité de la guerre de  1914.
Devant eux, un gazé agonise. Plus loin, encore retentit l'horrible cri de ce soldat fou qu'ils imaginent perdu entre les deux lignes du front:  "l'homme-cochon"  A l'arrière, Jules, le permissionnaire, s'éloigne vers une vie normale, mais les voix des compagnons le poursuivent  avec acharnement. Elles s'élèvent comme un chant, comme un mémorial de douleur et de tragique solidarité, prenant en charge, collectivement une narration incantatoire, qui nous plonge , nous aussi,  dans l'immédiate instantanéité des combats, avec une densité sonore et une véracité saisissantes".
 
Jules : Je  m'éloigne du front. De Marius, de Boris. Et de ma tranchée. je croise des hommes que je connais pas. Tous ceux-là. les nouveaux arrivés. En rang par deux. Je ne veux pas les regarder. Juste marcher. Droit devant moi. Qu'ils me laissent passer sans m'arrêter. Sans me questionner. Que veulent-ils que je leur dise? Que nous avons tenté une offensive massive et que nous avons échoué? Qu'une telle  marée d'hommes et de fusils, je n'en avais encore jamais vu? Que Boris ait cru que je lui avais sauvé la vie mais ce n'est pas vrai?  Lorsqu'il m'a remercié, je n'ai pas eu la force de lui expliquer. je n'ai sauvé la vie de personne. Ni de Boris. Ni d'aucun. Je sais bien que ce n'est pas cela que j'ai fait aujourd'hui. J'ai seulement vu un ennemi assis sur un corps. Un ennemi qui allait planter sa baïonnette dans un uniforme  qui portait les mêmes couleurs que le mien. J'ai tué plus vite, c'est tout. Il faut être rapide. Pages 12, 13

Marius Je m'étais dit qu'il fallait garder un œil sur Jules. J'avais bien vu qu'il avait son air des mauvais jours.  La haine au ventre. Le désir de courir tout droit, sans  se coucher,  sans esquiver, le désir de ne plus se battre mais d'avancer en injuriant la terre entière.  Et c'est dans ces jours comme ça,  qu'on meurt ici. Alors j'ai dit que je ne m'éloignerais pas...J'ai vite été pris,  moi aussi,  dans le feu. J'ai perdu Jules. j'étais persuadé que Jules était mort. Que comme je l'avais perdu de vue, personne n'avait été là pour l'arrêter et que la trompette du repli, il ne l'avait pas entendue...Mais il est revenu. Et au retour, il a trouvé la petite enveloppe bleue de permission. Je suis  heureux. Pour nous, la relève sera là demain soir. Nous allons passer deux jours à l'arrière. Le temps, à peine, de reprendre son souffle. Puis , il faudra revenir. Mais  lui, il aura plus de temps. Une semaine. Peut-être un peu plus. Loin d'ici. Son masque de fatigue aura le temps de disparaître. Nous sommes , tous les trois, sains et saufs. Boris, Jules et moi. pages 16, 17

Boris. C'est en revenant de l'infirmerie que je l'ai entendu. J'étais là-bas, parce qu'on m'avait dit qu'Auguste y était.  et je voulais lui serrer la main pour qu'il sache qu'on ne l'abandonnait pas. Il ne m'a pas vu. Le visage enfoui  sous les bandelettes. On m'a montré cette momie, on m'a dit que c'était lui et il a bien fallu que je les croie. Je n'ai même vu ses yeux.  Juste la bouche. Un trou dans les bandelettes pour que la momie respire. Je lui ai serré la main. Fort....On n'a pas parlé. Je n'ai rien dit. Je l'ai laissé là, épuisé sur son lit pouilleux. Et j'étais presque soulagé qu'il ne me voie pas.  Qu'aucun regard ne pèse sur moi. C'était plus facile. Je me suis levé et je suis sorti... page 20

Lieutenant Rénier  Le premier obus est tombé sur la colonne. qui venait de passer devant nous.  Le premier obus, dans le hasard infini de cette nuit sans yeux, a explosé au milieu de la colonne silencieuse , qui venait de nous dépasser pour monter au front. J'ai couru avec mes hommes pour aider...J'ai maculé mon uniforme. Pour la première fois dans la poussière et la panique, pour la première fois au milieu de la douleur  aiguë des hommes, j'ai pris la guerre à bras le corps. et elle a dessiné sur mon uniforme son visage convulsé. page 24

Boris. Ecoute Marius et ne crois pas que je délire. ...Ecoute  Marius, je suis certain maintenant: je l'ai entendu.  Les mêmes cris, tantôt aigus, tantôt rocailleux. Les mêmes appels animaux, là-bas,  en plein milieu de cette terre vierge et dangereuse., ce territoire ténu entre  nos tranchées et les leurs. Il est là à nouveau., longeant  dans  la nuit, nos lignes ou les leurs frôlant les barbelés, rampant  dans la boue. Il a survécu à la grande attaque. page 25

Marius. Je suis retourné à la tranchée. Boris m'y attendait. Je lui ai dit que la relève ne viendrait pas ce soir. ...La journée avait été longue.  Nous nous étions battus pendant plus de dix heures. Nous avions fait notre devoir pour aujourd'hui. face aux bombes. Face aux baïonnettes. Nous avions fait notre devoir.  Maintenant , je m'en vais. Pas à l'arrière. Je ne suis pas un lâche. Je veux aller jusqu'au bout. page 31
 
Jules. Je marche. On me laisse passer. On  pousse les jambes. On se colle contre la paroi. Je pense à Boris et à Marius qui n'ont pas reçu de papier bleu.  Je pense que je pourrais déchirer le mien. Mais je ne le fais pas.  Je marche le long des boyaux. Je n'éprouve pas de fatigue. mais aucun soulagement non plus...Je suis un rescapé..  Rester concentré sur mes jambes.  Je dois tenir jusqu'au train... la gare est là. je n'en crois pas mes yeux. page 33
 
Jules. Mes tympans ne sifflent plus...Je suis plongé dans un silence épais. Seul. Assis dans le train. La tête contre la vitre. Personne d'autre dans le compartiment.  Pas un bruit. Le train roule...Le train roule depuis à peine dix minutes et pourtant plus aucun obus, ici, ne peut m'atteindre...La première fois, je pensais , que la gare, à Paris, serait bondée.  Que des gens seraient là,  et qu'ils se précipiteraient  pour m'interroger...Mais la gare est vide. Chaque fois vide. Personne ne vous demande rien. Il n'y a que les soldats qui font la guerre. La gare est toujours vide.  page 39
 
Lieutenant Rénier. Je n'avais jamais pensé voir cela. Que la guerre se fasse ainsi. Et personne jamais ne m'avait préparé à cela. Ni à l'école des officiers, ni ailleurs. Pourtant, de la guerre je sais bien des choses. Je connais le nom de toutes les armes, leur puissance, leur portée, leur défaut. Je sais la grande histoire des batailles. Page 41
Tout le monde tremble. On se regarde le moins possible. Chacun se concentre sur sa peur, pour essayer de l'endiguer. Pour ne pas la laisser exploser....Je suis officier. C'est moi qui irai le premier. Et ils me suivront. page 44
 
Quentin Ripoll. Le lieutenant tombe. Je suis juste derrière lui. Je le vois s'effondrer  d'un seul coup et  s'écraser, face contre terre. Page 45
 
Castellac. Il (le lieutenant) était mort. Et pas comme il méritait de l'être. Il avait la stature d'un capitaine. ...La mort s'est jouée de lui. Elle l'a pris de plein fouet. Pour sa première charge. C'était un homme. Il méritait mieux que cela. page 49
 
Messard. Je regarde Castellac claquer des dents. Je l'aime bien. C'est un jeune homme à peine sorti de l'enfance.. c'est un jeune homme que la guerre est allé chercher dans son champ.  Il a posé la bêche. Il a pris le fusil.  Et ces yeux clairs ne cessent de  s'ouvrir sur ce monde qui gronde  et craque de partout. Mais il est solide et ses mains ne tremblent pas au moment de tirer. page 53
 
Ripoll. J'ai entendu un coup de feu. Et j'ai vu Barboni, lentement , baisser le bras.  Le canon de son arme encore fumant. A ses pieds , gisait le corps du prisonnier.(un Allemand non armé) Abattu. une balle en pleine tête. A bout portant.
Castellac. Il a tiré. En plein visage. avec calme. Avec paix.  Il a tiré. Et ce geste monstrueux est une malédiction qui le souillera à jamais.. Qui rejaillira sur nous tous. Car nous sommes les camarades de cet homme.  Nous étions là et nous n'avons rien empêché. page 57
 
Messard. Barboni est mort ce jour -là de la balle qui a défiguré le prisonnier.  Il le voulait. Parce que la peur était trop grande en lui. Alors, il s'est banni.  Par ce meurtre , il s'est ouvert les veines. Il mettra du temps à mourir, mais lorsqu'il tombera, ce sera, à coup sur de cette hémorragie-là , née dans la tranchée où  pour la dernière fois, il a appelé Dieu. page 58
 
Jules. Depuis combien de temps , je n'ai pas vu Paris? La dernière fois , c'était avec elle. Je suis entré dans un bar et j'ai entendu son rire. Un rire franc et heureux. Qui emplissait toute la salle...C'est vers elle que je suis allé. Une femme superbement vulgaire. Vêtue de rien. Une fille du diable. En nippes mais rayonnante. je ne me souviens plus de quoi nous avons parlé. Je me souviens qu'elle riait. page 59

Boris. Ma guerre a commencé depuis longtemps, Marius...La guerre pour moi est une succession de visages. Je sillonne le monde. Entouré de camarades. Nous nous battons les uns pour les autres. Aujourd'hui, c'est pour toi que je me bats . C'est pour cela que je te suis. Et que la guerre se fasse ici. dans ce bois de fantômes ou là-bas, dans nos tranchées. cela m'importe peu. Nous nous battons ensemble. L'essentiel est de ne pas crever sans personne pour te fermer les yeux. page 69

Musari. Trop tard, Marius. Tu es arrivé trop tard. Son corps gît là qui t'attend et que tu reconnais. Son corps est là au chevet  duquel tu t'agenouilles mais qui ne bouge plus. Tes pleurs, tes paroles n'y feront rien. Et rien ne sert non plus de frapper de tes mains le poitrail de l'homme étendu dans la terre.
 Rien ne sert de le secouer ainsi, il est au-delà de tes cris et de tes paroles. Tu n'as pas couru , Marius. Tu n'as pas tenu. l'air a brûlé tes poumons, tu t'es arrêté alors que lui courait toujours...
Il fallait bien que mon ami soit pleuré. J'ai pris mon ami dans mes bras. Je l'ai serré une dernière fois. page 76

Jules. depuis que j'ai sauté du train, elles ne  me laissent aucun répit. Je les entends. je crois. je deviens fou. Je suis loin pourtant. Il n'y a plus ici, ni trou, ni fils barbelés. Mais le tumulte des voix est là....J'entends les appels. Les pleurs. je ne peux rien faire. Page 83

Derloncourt. Spectacle immense de la fureur des hommes. Débit d'usine. Chacun de nous sait que ce n'est que le début. Chacun de nous sait que le pire est encore à venir. Les obus finiront bien par se taire. Commencera alors la grande charge des hommes, baïonnette au poing. Et ils  nous submergeront...Ce sera la mort...page 88

Ripoli. Ce n'était pas par sympathie pour Barboni, ni par pitié pour sa démence. C'était simplement que cet homme était des nôtres. Qu'il était un de mes hommes et que, puisque j'avais été désigné comme le chef, c'était à moi de veiller sur lui. Ou peut-être non. peut-être , était-ce par sympathie et par pitié. je me suis levé  à mon tour et j'ai fait ce que je devais faire. Page 92

Castellac. Ils se rapprochent. Ils ns tarderons pas à être sur nous. Je regarde tous ces hommes qui se ruent sur nous. Ils courent, la baïonnette au fusil, ils crient pour se donner du courage. Je ne pensais pas qu'autant d'hommes pouvaient  vouloir ma mort. Page 95

Dermoncourt. je vois Messard s'approcher de Castellac., se pencher sur lui et l'aider à se relever. Je vois Castellac qui a du mal à marcher...Dernière solidarité avant la noyade. page 98

Jules. je retourne au front  et y crever. Je ne vois que cela. Oui. Rebrousser chemin. Tout refaire. avec la même hâte. Marcher vite. Traverser les mêmes champs, faire les mêmes haltes. aux mêmes endroits. Du village à la tranchée. Et là, me glisser dans mon trou et comme les autres, confier à la terre une prière. page 111

Marius. Soudain, un éclair claque dans mes tympans...En une fraction de seconde, je suis soulevé de terre. Le corps tout entier projeté dans les airs puis plaqué contre terre et martelé de gravats. Mort, j'ai pensé. Me voilà mort. Soufflé par un obus. Démembré dans les airs. j'ai fermé les yeux et je n'ai plus pensé à rien. page 117

Le médecin. J'étais au fort où j'avais aménagé un nouveau poste de secours...C'est là que je l'ai vu. Marius. Il est sorti de nulle part. Revenu tout seul de là-bas. Personne ne peut dire comment il est parvenu à cela., personne ne peut dire ce qu'il a vécu, de quelle force il a été pour revenir à nous. Il s'est approché calmement. Marius. J'ai mis du temps à le reconnaître.  Visage noirci de terre. yeux hirsutes de condamné à mort. L'uniforme déchiré, le corps tout entier secoué de tics nerveux. page 120

Le médecin. Nous étions tous autour de Marius...Je n'oublierai jamais son visage à cet instant. Il avait laissé le scalp tomber à ses pieds. Ses lèvres tremblaient. J'ai su tout de suite qu'il avait chaviré et que je ne le sauverai pas. Page 122

Jules. Tous les carrefours. Toutes les places. le long des routes. A l'entrée des villages. Partout. Je ferai naître des statues immobiles.  Elles montreront leurs silhouettes décharnées. Le dos vouté. Les mains nouées. ..Je ferai à tous une stèle vagabonde...Les hommes découvriront au coin des rues ces grands amas venus d'une terre où l'on meurt. Ils déposent au pied des couronnes de fleurs ou des larmes de pitié. Page 126

 
 
 
 
 
 
 
 

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