LA LECON INTERROMPUE ( Hermann HESSE prix Nobel en 1946)
Les cinq nouvelles réunies ici ont été écrites au cours d'une longue période , entre 1896 et 1949. Elles reflètent l'interminable quête de l'homme à la recherche de sa vérité, " le besoin impérieux de saisir les choses dans leur ensemble, d'en discerner les causes, la nostalgie d'un monde harmonieux et d'une certitude spirituelle.
Du jeu du miroir avec la nature de "Mon enfance" à l'amour des livres dans "Histoire de mon Novalis", de la conscience sociale du "Mendiant" aux premières amitiés de "Mon camarade Martin" et "La Leçon interrompue" Hesse explore ses années d'apprentissage avec une sensibilité inégalée.
L'ENFANCE ( 1896 - 1903)
L'époque la plus reculée de mon existence dont je puisse me souvenir avec quelques précisions doit peu à près coïncider avec la fin de ma troisième année. Ce jour-là, mes parents m'avaient mené en promenade sur un escarpement couronné par une ruine d'une étendue et d'une hauteur considérable et qui attirait chaque jour de nombreux citadins. Mon jeune oncle me souleva au-dessus de la balustrade d'un mur assez élevé et me fit regarder dans le vide qui s'ouvrait à mes pieds. Je fus alors saisi d'angoisse et de vertige et, dans mon émoi, je me mis à trembler de tout mon corps, jusqu'à ce qu'on me ramenât à la maison où je fus mis au lit. A dater de ce jour, je fus souvent la proie de rêves angoissés où je revoyais cet abîme et qui me serraient le cœur au point que je gémissais en rêvant et me réveillais tout en larmes. page 18
Il faut ranger parmi les imperfections et les carences de la vie humaine le fait que notre enfance doive nous devenir étrangère et tomber dans l'oubli comme un trésor qu'on laisse échapper en jouant, qui passe par-dessus la margelle d 'un puits et disparaît dans l'eau profonde . page 25
...les récits de ma mère jetaient d'innombrables ponts entre la réalité et ma rêverie et lui ouvraient des mondes variés....A côté des récits de la Bible, dont la résonance et la signification me demeuraient inaccessibles, je me suis largement abreuvé à la source des contes. pages 29, 30
L'existence de bien des personnes gagnerait en sérieux, en probité, en déférence, si elles conservaient en elles, au-delà de leur jeunesse, quelque chose de cet esprit de recherche et de ce besoin de questionner et de définir. Qu'est-ce qu'un arc-en-ciel? Pourquoi le vent gémit-il? D'où vient que les fleurs des prés se fanent et que ces prés refleurissent? Pourquoi sommes nous riches alors qua notre voisin le ferblantier est pauvre? Où le soleil va-t-il le soir?
Souvent quand ma mère était à bout de patience ou de savoir, mon père répondait à mes questions avec complaisance et une finesse sans égales. Page 35
Tandis que je pensais à mon entrée prochaine ( à l'école) dans la vie réelle, j'avais d'autre part l'impression très vive que j'allais faire mes adieux à beaucoup de choses, et dans un état de demi-conscience, je revenais avec nostalgie à ces jours de liberté et de profonde rêverie que j'avais vécus jusqu' alors. page 41
La fréquentation de l'école marqua le commencement de ma vie sociale et de mes rapports avec les autres. page 42
Un souvenir d'enfance, lié pour moi à l'odeur des champs fraîchement labourés et à la verdure naissante des bois, me revient chaque printemps à la mémoire et me force à revivre pour quelques heures cette époque presque insaisissable et à demi oublié de ma vie. page 59
HISTOIRE DE MON NOVALIS ( 1900)
Lorsque je feuillette les œuvres de quelque ancien poète et que je palpe entre le pouce et l'index le papier lisse, vieilli et familier d'une première édition de Claudius, de Jean-Paul, de Tieck ou de Hoffmann, je ne puis m'empêcher de penser à ces générations disparues pour lesquelles ces pages jaunies ont un jour représentée l'actualité, la vie, l'émotion et la liberté. page 96
Ces quelques livres me réconfortent en me parlant du mystère de l'amour, de ce qui demeure à travers la vicissitude des temps. Lorsque je me sens seul, ils me font voisiner avec ces défunts qui ont été leurs amis et dont les figures réapparaissent, formant une chaîne à laquelle je me joins de bon cœur et avec reconnaissance . page 100
Un parfum de jeunesse émanait de cet être dont l'ingénuité n'avait pas encore été altérée par ces grandes douleurs qui donnent la consécration de la maturité. page 120
...Nous éprouvons un plaisir assurément non partagé et mélancolique, mais un plaisir tout de même, c'est -à -dire un sentiment un peu plus fort de notre existence et de notre raison d'être, nous n'avons pas à nous plaindre, bien que nous comprenions tout à fait ceux de nos confrères qui, lassés de leur isolement, cèdent au désir nostalgique de communauté, d'ordre, de clarté et d'adaptation au monde et se réfugient dans la sécurité que procurent l'Eglise et la religion ou au moderne succédané. Nous autres qui suivons notre propre chemin et qui sommes d'irréductibles non-convertis, notre solitude ne nous vaut pas que des malédictions et des châtiments, nous nous trouvons malgré tout en elle une certaine possibilité de vivre, ce qui signifie , pour l'artiste, une possibilité de créer. Page 144
Ma solitude n'est ni bordée, ni vide; certes, elle ne me permet pas de vivre à l'intérieur de l'une des formes d'existence reconnues valables aujourd'hui, mais en revanche , elle me donne toute possibilité de choisir ...Mais surtout, cette solitude est le contraire du vide. Elle est pleine d'images..Page 146
LE MENDIANT ( 1948 )
Un homme s'avançait à notre rencontre; il avait l'air assez pitoyable et un peu inquiétant. C'était quelqu'un de plutôt jeune, barbu ou plus exactement non rasé depuis longtemps; contrastant avec la teinte foncée de ses cheveux et de ses poils, ses joues et ses lèvres semblaient d'un rouge vif; ses vêtements et sa tenue avaient quelque chose de négligé et de farouche qui éveillait en nous autant d'effroi que de curiosité. page 167
Mon père répondit gentiment au salut qu'il avait marmonné et, tandis que l'arrêt de la voiture réveillait le petit qui ouvrit lentement les yeux, toute mon attention se concentra sur la scène qui se jouait entre ces deux hommes apparemment étrangers l'un à l'autre. Avec plus d'acuité encore que de coutume, je sentis l'opposition profonde entre le dialecte de l'un et le langage châtié , rigoureusement accentué de l'autre, contraste qui faisait apparaître à mes yeux la cloison qui séparait mon père du milieu dans lequel il vivait. D'autre part, c'était très beau de voir avec quelle politesse l'homme interpellé accueillait le mendiant, sans faire le moindre geste de dénégation, sans esquisser un mouvement de recul, s'adressant à lui comme à un frère. page 168
MON CAMARADE MARTIN ( 1949 )
...C'est alors que nous nous sommes retrouvés, Martin et moi, et que nous fûmes tout heureux de nous revoir, car l'un et l'autre, nous étions arrivés à ce moment de l'existence où la rencontre avec un ami d'enfance est l'occasion d 'évoquer le temps où l'on était un jeune garçon n'est déjà plus quelque chose de banal; mais un événement exceptionnel, une vraie aubaine, bref, une petite fête. page 183
L'écriture de Martin, elle aussi, avait souvent fait l'objet de mon admiration et de mon envie. Ses cahiers avaient un aspect ordonné, propre, agréable à regarder; un esprit d'ordre, de symétrie et d'harmonie régnait dans le tracé des caractères, dessinés avec plaisir et une complaisance visible, ainsi que la répartition de leurs colonnes sur le champ d'exercice de la page ...page 192
LA LECON INTERROMPUE. (1948)
Dans cette salle de classe que nous n'aimions guère, nous autres écoliers du collège classique de Calw, nous étions, un matin, occupés à quelque travail écrit....Le silence régnait dans la classe qui sentait l'encre, les garçons et le cuir de soulier, à de rares intervalles, se produisait un bruit libérateur: ma chute d'un livre sur le plancher de sapin poussiéreux, le chuchotement d'une conversation clandestine, le hoquet d'un fou rire étouffé à grand- peine qui obligeait chacun à regarder autour de lui, aucun de ces bruits n'échappait à l'homme qui trônait devant nous...page 212
"Tu vas me faire une commission, dit-il en me remettant le livret bleu. Ceci est le carnet de notes de Weller. Prends-le et va trouver ses parents. Tu leur diras que je leur fais demander si la signature qui s'y trouve est réellement de la main de son père". ... Le miracle s'était produit. En plein milieu de cette ennuyeuse leçon, le professeur avait eu l'idée de m'envoyer en promenade, dans la belle clarté du matin. J'étais sous le coup de la surprise et du bonheur...;page 225
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