mardi, février 24, 2009

LES NEGRES N'IRONT JAMAIS AU PARADIS (Tanella Boni)

Tanella Boni est née à Abidjan. Dans ce roman, elle explore l'ambiguïté des rapports post-coloniaux.

Depuis des années, je vis dans l'air du temps. J'utilise l'ordinateur et l'Internet comme outils de travail. Je remarque que cela n'a nullement amélioré les rapports que j'entretiens avec les autres. page 12
A treize ans, je commençai à me passionner pour l'Afrique, ce continent si lointain, où l'aventure était permise, le rêve enchanté et les forêts impénétrables...Je lus les aventures de Savorgnan de Brazza, René Caillé, Faidherbe. plus tard, cette liste s'allongea dans ma mémoire...Je rêvais de suivre leurs traces. Je crois avoir tenu parole. J'ai emprunté d'autres sentiers plus tortueux. l'amour des plantes m'a guidé trois fois en Côte d'Ivoire. Là, j'ai croisé d'autres cultures fort éloignées de la mienne. J'ai aussi appris les rouages et les ficelles du métier d'éditeur en travaillant au service des pouvoirs locaux. Dans un ministère, j'étais , malgré la peau blanche que j'ai reçue en partage, un nègre intelligent, concevant, organisant, planifiant toutes les tâches jusqu'au moindre détail. J'étais devenu la voix du ministre, sa conscience, sa main, sa chemise. J'étais sa quinte de toux. J'étais sa canne et son verre de bière pendant les cocktails. J'écoutais aux portes, je prenais note entre deux conversations. J'apprenais vite et bien. J'étais un nègre parfait, béni des dieux. Moi, Amédée. C'est de cette époque que date mon surnom de Dieu, ça faisait bien, ça faisait classe. Tout le monde respectait Dieu, le nègre du ministre. J'appris surtout toutes les ficelles du négoce ou comment on devient riche en mettant les autres à son service. Comment paraître généreux en profitant au maximum des ressources inexploitées des plus pauvres. Ceux qui donnent tout en pensant qu'ils le font pour Dieu, celui des chrétiens, celui des musulmans, ou tout autre Dieu dont j'ignore l'existence. Moi, Dieu en personne, j'oubliais que j'étais d'abord Amédée-Jonas, un humain toujours menacé par la mort....Mais j'étais un homme aguerri, initié à toutes sortes de combat, en Afrique, en Asie, dans toutes les jungles du monde. A un moment de mon itinéraire, je suis passé de la vie de nègre à celui d'éditeur, cela m'a porté chance et je ne m'en plains pas... Je ne traite pas avec des va-nu-pieds, des clochards, des gens perdus pour la vie. Je cherche comme partenaires ceux qui savent calculer, construire, profiter de la vie, suivre le chemin de leurs propres intérêts sans jamais, bien entendu, le faire exprès. Faire croire à la beauté du geste et de l'acte, telle est ma devise. pages 50-51
Il ya Nègre et nègre. Les Nègres majestueux n'ont rien à envier aux qualités et aux tares des autres cultures. Puis les nègres tâcherons, répandus partout dans le monde, nés pour servir, collés à l'estomac des requins ou à la canne des chefs. Quelle que soit la couleur de leur peau, ils gagnent leur vie à l'ombre des baobabs et des fromagers, arbres royaux. Comme moi, dans un ministère, naguère, à l'ombre des portes. Ils savent tenir les rênes du double langage, ces petits nègres, mes frères. Ils se montrent doux comme des agneaux, ils se glissent partout comme des serpents, prêts à se courber, à s'incruster, punaises et ventouses, mais ils gardent le sourire e tiennent leur coeur à portée de main afin de secourir les plus faibles. Arrivistes de première classe, ils seront toujours logés au soleil. Moi, Dieu tout court, sans préfixe, ni suffixe, je suis un petit nègre de cette race subalterne, caméléon sans couleur de peau, toujours mutant, moi qui crains d'être hors jeu pour le voyage au paradis. page 67
La rencontre entre l'Europe et l'Afrique n'est pas gravée dans les traités de paix ou de guerre. Elle l'est, peut-être par la présence de religions venues d'ailleurs, incrustées dans les âmes et dans les gestes. Elle est moins visible dans la langue qui s'acclimate, poreuse, aérée, acquérant le sens du rythme, se perdant dans la syntaxe nouvelle, se tordant le cou pour mieux renaître sous la peau et la plume de l'autre qui l'écrit mieux que moi. page 92

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