lundi, juillet 01, 2013

LE REVE DU CELTE ( Mario Vargas Llosa)

"Le thème central de ce roman est la dénonciation de la monstrueuse exploitation de l'homme par l'homme dans les forêts du Congo -alors province privée du roi Léopold II de Belgique - et dans l'Amazonie péruvienne -chasse gardée des comptoirs britanniques jusqu'au début du XXè siècle. Personnage controversé, intransigeant, peu commode, auteur d'un célèbre rapport sur l'Afrique qui porte son nom, l'aventurier et révolutionnaire irlandais Roger Casement, ( 1864-1916) découvre au fil de ses voyages, l'injustice sociale mais aussi les méfaits du colonialisme qu'il saura voir aussi dans son propre pays. Au rêve d'un monde sans colonies, qui guidera son combat, viendra ainsi s'ajouter, celui d'une Irlande indépendante. . Tous les deux vont marquer la trajectoire de cet homme intègre et passionné dont l'action humanitaire deviendra vite une référence incontournable mais que son action politique conduira à mourir tragiquement dans la disgrâce et l'oubli. "

...Inscrire les bateaux au mouillage et en partance, les marchandises que déchargeaient les négociants d'Anvers - fusils, munitions, chicottes, vin, images pieuses, crucifix, verroterie multicolore et celles qu'ils emportaient en Europe: les immenses piles de caoutchouc, les pièces d'ivoire et les peaux de bêtes. Voilà le troc qui, jadis, dans son imagination juvénile, devait sauver les Congolais du cannibalisme, des marchands arabes de Zanzibar qui contrôlaient la traite des esclaves et leur ouvrir les portes de la civilisation! page 43

Encore un an, et les puissances occidentales offriraient sur un plateau à Léopold II, lors de la conférence de Berlin de 1885, cet Etat indépendant du Congo de plus de deux millions et demi de kilomètres carrés - quatre-vingt-cinq fois la taille de la Belgique. Mais déjà le roi des Belges s'était mis à administrer le territoire dont on allait lui faire cadeau pour qu'il y applique ses principes rédempteurs sur les vingt millions de Congolais qui, croyait-on, l'habitaient. Le monarque à la barbe peignée avait embauché pour ce faire le grand Stanley, devinant avec sa prodigieuse aptitude à détecter les faiblesses humaines, que l'explorateur était capable aussi bien de grandes prouesses que de formidables vilenies si le prix était à la hauteur de ses appétits...Stanley et ses accompagnateurs devaient expliquer à ces chefs de tribu à moitié nus, tatoués et emplumés, le visage et les bras parfois traversés d'épines et le sexe protégé par un tube de roseau, les intentions bienveillantes des Européens: ils viennent les aider à améliorer leurs conditions de vie, les libérer des fléaux tels que la maladie du sommeil, les éduquer et leur ouvrir les yeux sur les vérités de ce monde et de l'autre, grâce à quoi leurs enfants et petits-enfants accéderaient à une vie décente, juste et libre. page 45

Stanley faisait signer aux chefs de tribu et aux sorciers des contrats , rédigés en français , où ils s'engageaient à fournir main d'œuvre, logement, guide et subsistance aux fonctionnaires, porte-parole et employés de l'AIC dans les travaux qu'ils entreprendraient pour la réalisation des buts qui étaient les siens. Ils signaient d'une croix, d'une barre, d'une tache ou d'un petit dessin, sans rechigner et sans savoir ce qu'il signaient ni même ce que signifiait signer, séduits par les colliers, les bracelets et les babioles de verre bariolé qu'ils recevaient , ainsi que par l'eau-de-vie que Stanley les invitait à boire d'abondance pour célébrer cet accord. "Ils ne savent pas ce qu'ils font , mais nous, nous savons, nous, que c'est pour leur bien et que cela justifie la tromperie" pensait le jeune Roger Casement. ...Avec les années, il s'en était écoulé dix-huit depuis l'expédition qu'il avait faite sous ses ordres en 1884- Roger Casement était arrivé à la conclusion que le héros de son enfance et de sa jeunesse était un des coquins les plus dénués de scrupules qu'ait excrété l'Occident sur le continent africain...Il allait et venait à travers l'Afrique en semant la désolation et la mort - brûlant et pillant les villages, fusillant les indigènes, écorchant le dos de ses porteurs avec ses chicottes tressées de peau d'hippopotame qui avaient laissé des milliers de cicatrices sur les corps d'ébène de toute la géographie africaine - et d'un autre, ouvrant des routes au commerce et à l'évangélisation dans d'immenses territoires pleins de fauves, de bêtes vénéneuses et d'épidémies qui semblaient l'épargner, lui, comme un de ces titans des légendes homériques et des histoires bibliques. pages 46, 47

Tout cela pour leur bien, évidemment, avait ajouté Stanley, en hochant la tête en direction des huttes coniques du hameau; en marge duquel se dressait le campement. Des missionnaires viendront qui les tireront du paganisme et leur enseigneront qu'un chrétien ne doit pas manger son prochain. Des médecins les vaccineront contre les épidémies et les soigneront mieux que leurs sorciers. des compagnies qui leur donneront du travail. Des écoles où ils apprendront les langues civilisées. Où on leur enseignera à s'habiller,; à prier le Dieu véritable, à parler en chrétien et non dans leurs dialectes de babouins. Ils remplaceront peu à peu leurs coutumes barbares par celles d'êtres modernes et civilisés. S'ils savaient; ce que nous faisons pour eux, ils nous baiseraient; les pieds...page 49

...Après cet échange avec Henry Morton Stanley, la sainte Trinité des 3 C avait volé en éclats. Jusqu'à lors, il croyait que le colonialisme; se justifiait par eux: christianisme, civilisation et commerce. page 50

Après ses visites aux tribus, Roger éprouvait un malaise qui devait augmenter avec les années. Au début, il le faisait de bon gré , car cela satisfaisait sa curiosité de connaître quelque chose des us et coutumes, dialectes, parures, nourriture et se familiariser avec les danses, les chants et pratiques religieuses de ces peuples qui semblaient stagner au fond des siècles, chez qui une innocence primitive, saine et directe, se mêlait à des rituels cruels, comme les sacrifices des jumeaux dans certaines tribus, ou de tuer; un nombre déterminé de serviteurs - des esclaves presque toujours - pour ensuite les enterrer près de leurs chefs...Il sortait de ces négociations; avec un malaise indéfinissable, l'impression de jouer un double jeu avec ces hommes d'un autre temps, qui quels que soient ses efforts, ne pourraient jamais comprendre grand-chose, et, par conséquent, malgré toutes les précautions qu'il prenait pour atténuer ce que ces accords avaient d'abusif, avec la mauvaise conscience d'avoir agi à l'inverse de ses convictions, de la morale et de ce "principe premier", ainsi qu'il appelait Dieu. page 71

Vous auriez dû figurer comme co-auteur de ce livre (Au cœur des ténèbres) Casement, avait-il affirmé (Conrad), en lui serrant les épaules. C'est vous qui m'avez dessillé les yeux. Sur l'Afrique, sur l'Etat indépendant du Congo. Et sur la bête féroce qu'est l'homme. page 70

Le pire, le pire, Casement, ça été d'être témoin des horreurs qui se passent quotidiennement dans ce maudit pays. Horreurs que commettent les démons noirs et les démons blancs, où qu'on tourne les yeux. (conversation à Londres avec Joseph Conrad: auteur de Au cœur des ténèbres); page 71

C'est la corruption morale, la corruption de l'âme qui envahit tout dans ce pays, avait-il répété (Conrad) d'une voix sombre, caverneuse, comme saisi d'une vision apocalyptique. page 88

J'ai fini par croire tout ce qu'on me raconte d'atroce et de terrible. Si j'ai appris une chose au Congo, c'est qu'il n'existe pas de pire animal sanguinaire que l'homme. page 114

(Le capitaine Junieux: "Nous sommes venus pour quoi faire alors? Je sais apporter la civilisation, le christianisme et le libre commerce. Vous croyez encore à ça, Monsieur Casement? - Plus du tout, répliqua aussitôt Roger Casement. J'y croyais avant, oui. De tout mon cœur. J'y ai cru longtemps, avec toute la naïveté du garçon idéaliste que j'étais. Que l'Europe venait en Afrique sauver les vies et les âmes, civiliser les sauvages. Je sais maintenant que je me suis trompé...J'essaie de me racheter de ce péché de jeunesse... C'est la raison qui me fait tenir le compte, dans le plus grand détail, des abus commis ici au nom de la prétendue civilisation." page118

Comment se pouvait-il que la colonisation soit devenue cet horrible pillage, cette inhumanité vertigineuse où des gens qui se disaient chrétiens torturaient, mutilaient, tuaient des êtres sans défense et les soumettaient à des cruautés aussi atroces, enfants et vieillards compris? page 124

EN AMERIQUE DU SUD "Expliquez-moi ce que sont les "raids"? dit Casement. -Aller à la chasse aux Indiens dans leurs villages pour qu'ils viennent recueillir le caoutchouc sur les terres de la compagnie..." page 186

"Des coups de fouet, des mutilations, des viols et des assassinats murmura Henry Fielgald. c'est cela que vous appelez la modernité au Putumayo, monsieur le préfet? page 194

"Si un jour cette forêt atteint le niveau d'Europe occidentale, ce sera grâce à des hommes comme Julio C. Arana. dit le préfet (Casement a été chargé par le gouvernement britannique d'enquêter sur les exactions d'Arana.)page 195

Mutilations, assassinats, coups de fouet, récita Casement. Ds dizaines, voire des centaines de personnes. Ce sont des accusations qui ont ému le monde entier. page 199

Roger se sentait, dans l'espace et dans le temps, transporté au Congo. Les mêmes horreurs, le même mépris de la vérité. La différence était que Zumeata parlait en espagnol et les fonctionnaires belges en français. page 201

Ce soir, dans son insomnie, après ces dix jours à Iquito passés à interroger des gens de toute condition, à prendre en note des douzaines d'opinions recueillies ici et là auprès d'autorités, de juges, de militaires, de patrons de restaurants, pécheurs, proxénètes, vagabonds, prostituées et employés de bordels et de bars, Roger Casement se dit que l'écrasante majorité des Blancs et des métis d'Iquito, Péruviens et étrangers, pensaient comme Victor Israël. Pour eux, les Indiens d'Amazonie n'étaient pas, à proprement parler , des êtres humains, mais une forme inférieure et méprisable de l'existence, plus proche des animaux que des gens civilisés. C'est pourquoi il était légitime de les exploiter, de les fouetter, de les séquestrer, de les emmener de force dans les exploitations de caoutchouc, ou s'ils résistaient, de les tuer comme on abat un chien qui a la rage. page 242

(Casement a fait venir en Angleterre deux Indiens pour les sauver d'une mort certaine car poursuivis)Roger avait décidé d'accéder à la requête quotidienne d'Omarina et d'Arédomi: retourner en Amazonie. Tous deux étaient profondément malheureux dans cette Angleterre où ils se sentaient perçus comme des anomalies humaines, des animaux de foire qui étonnaient, amusaient, émouvaient et parfois effrayaient des personnes qui ne les traiteraient jamais comme des égaux, mais toujours comme des étrangers exotiques. Pendant son voyage de retour à Iquito, Roger penserait fort à cette leçon que la réalité lui avait administrée sur le caractère paradoxal et in définissable de l'âme humaine. Les eux garçons avaient voulu échapper à l'enfer amazonien où ils étaient maltraités et où on les faisait travailler comme des bêtes sans presque leur donner à manger. Il avait fait un geste et dépensé une bonne part de son patrimoine pour leur payer un billet vers l'Europe et assurer leur entretien depuis six mois, en pensant qu'en leur donnant accès à une vie décente, il allait les sauver. Et là pourtant, bien que pour des raisons différentes, Ils étaient aussi loin du bonheur ou du moins, d'une vie acceptable, qu'au Putumayo. Même si on ne les frappait pas, leur manifestant au contraire quelque tendresse, ils se sentaient étrangers, seuls et conscients qu'ile n'appartiendraient jamais à ce monde. page 339

Herbert était le seul ami véritable qu'il se soit fait en Afrique. Contrairement aux autres Européens recrutés par Stanley pour cette expédition au service de Léopold II, qui n'aspiraient qu'à tirer de l'Afrique argent et pouvoir, Herbert aimait l'aventure pour l'aventure. C'était un homme d'action , mais il avait une passion pour l'art et approchait les Africains avec une curiosité respectueuse. Il s'enquerrait de leurs croyances, coutumes et objets religieux, de leurs vêtements et parures, qui l'intéressaient d'un point de vue non seulement esthétique et artistique, mais aussi intellectuel et spirituel. page 396

Il avait lu et entendu dire que la politique, comme tout ce qui se rattache au pouvoir, fait émerger parfois le meilleur de l'être humain - l'idéalisme, l'héroïsme, l'esprit de sacrifice, la générosité - mais aussi ce qu'il y a de pire: la cruauté, l'envie, le ressentiment. page 451

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