Choulier et Meinhof étaient de jeunes professeurs de grammaire, discrets, charmants, ambitieux et doués: mais par - delà le goût de l'apprentissage, la volupté de l'étude, la passion de la transmission, tous ces beaux et nobles sentiments dont leurs proches les félicitaient - et qu'ils ne ressentaient vraisemblablement pas -, ils auraient aimé découvrir quelque chose, apposer leurs deux noms sur un nouveau continent mental, déterrer un trésor philologique, construire un beau système philosophique, présenter au monde , enfin, une théorie incroyablement neuve.
J'ai ma petite théorie sur les statues. Plus elles sont imposantes et moins elles en imposent. Plus leur volume est remarquable, et moins on les remarque. ....Près de la pharmacie que tenait ma grand-mère, sur un des ronds-points inutiles et fleuris, se dresse ainsi une énorme statue noire. ...Elle représente Etienne Choulier, "homme de sciences qui a honoré Fontan de sa présence de 1937 à 1955", s'il faut croire la plaque commémorative. page 13.." tu t'intéresses à Choulier maintenant....Personne n'a fait attention à Choulier lorsqu'il était installé chez nous; c'était lui-même un ours. Mais quand ses trouvailles ont été validées par l'Académie, et avec tout ce qu'il y a eu dans les journaux, à la télé, tu te doutes bien qu'une partie de sa gloire est retombée sur le village". page 14
Etienne Choulier n'était pas venu seul à Fontan. Il y avait avec lui Stefan Meinholf...Ces deux hommes s'étaient rencontrés en janvier ou février 1935, à la cantine de la Sorbonne. ....Choulier enseignait donc la grammaire à des étudiants chevelus, très sûrs d'eux et bavards. ..Ses cours l'ennuyaient presque autant que ses étudiants. Il aimait les agacer , les voir douter....C'était un professeur très peu impliqué, c'est- à- dire qu'il parlait beaucoup mais qu'il ne s'exprimait guère page 18....Un jour toutefois, celui avait été le plus jeune agrégé de France, sentit une main toucher son épaule....Choulier venait de rencontrer Meinhof. page 19
Ces deux-là comprirent qu'ils se ressemblaient beaucoup. L'un avait trente ans, l'autre en avait vingt-cinq: ils n'avaient pas exactement le même âge mais ils éprouvaient déjà , devant les êtres et la vie, exactement le même ennui. Tous deux n'attendaient rien de l'existence, ni l'amour, ni la gloire, ni même la richesse, ni même le plaisir. Ils cherchaient autre chose.....Ils voulaient trouver. page 21 Tous deux étaient de jeunes professeurs de grammaire, discrets, ambitieux et doués.
Ils enseignaient d'ailleurs avec de moins en moins de plaisir. ...Ils murmuraient souvent:" A tant laver les oreilles des ânes, on perd son temps et son savon". page 23...Ils voulaient réfléchir sur la langue et sur ses mystères. Ils voulaient enfin regarder le langage en face. page 30 C'était encore l'époque où l'on pouvait vivre sans travailler - à condition de quitter la ville pour la campagne. Choulier et Meinhof, agrégés, célibataires, sans enfants, sans vices, avaient tous deux mis un peu d'argent de côté. Ils décidèrent de prendre congé du monde, c'est-à-dire , exactement de la Sorbonne et de leurs étudiants. ...Ils arrivèrent à Fontan le lundi 19 juillet 1937. page 32
"Nous ne sommes rien. Ce que nous cherchons, est tout. " Voilà tout est dit franchement en dix mots. Le jeune linguiste connaissait ces vers par coeur, depuis des années. page 43
" Nous cherchions dans les livres. Nous cherchions à prouver la vitalité du langage à travers la pensée de gens qui sont morts . "" Choulier s'enhardit : " A présent, c'est fini. ...nous ne devons plus être de petits Sorbonnards exilés de la Sorbonne...Creusons, cherchons, mais en nous-mêmes à présent et non plus dans les livres. Parce que c'est notre projet!" ( Ils brûlent tous les livres apportés de Paris) page 49
(Au café du village) Choulier " Ce que vous me dîtes, me plaît bien. Je rigole avec vous. ...Nous nous ressemblons beaucoup. Toi, André, tu élèves des brebis? Moi, j'élève des théories. Toi, Dominique, tu plantes des betteraves. Moi, je plante des thèses, enfin des hypothèses, et j'espère que ça poussera un peu dans les champs. ! " Tout le monde rigolait dans le café et l'on se resservait à boire. . " Mais voilà le problème , reprenait Choulier d' une voix plus grave...le problème que vous n'avez ni avec vos betteraves, ni avec vos brebis, ; une pensée se présente dans ma tête quand elle veut et non pas quand je veux. Vous comprenez? J'ai beau attendre, j'ai beau en rêver jour et nuit, j'ai beau tout faire, - absolument tout - pour que le miracle ait lieu, je ne peux forcer les choses. " Meinhof ? Il préférait rester au mas. Il y travaillait mieux, oui et les animaux avaient besoin de lui. page 55
(Un soir, rentrant au mas, un peu ivre, il fait une découverte) Choulier s'est arrêté comme devant un mur. , mais c'est justement parce qu'un mur devant lui s'est écroulé. Dans la nuit obséquieuse, le linguiste voit loin, enfin. Il tremble pour rester à l'écoute de cette chose qui demeure dans sa tête. Enfin! elle est là.! elle est là, cette découverte qu'il cherche depuis des années, depuis sa naissance. page 65 Il n'oublia pas cette nuit du 123 avril 1939, Choulier venait de trouver , ou d'inventer ou de démontrer, ou juste de comprendre ( quel verbe convient ?) sa propre théorie. Celle que nous connaissons désormais sous el nom de "premier théorème de Choulier". ..."La demande précision chrono- linguistique". ( Donner l'heure aux gens. )page 69
Pour donner l'heure, il existe deux façons: l'une imprécise ( puisqu'il faut préciser du matin ou de l'après-midi ou du soir. ) , l'autre, rigoureuse, ne demandant aucune autre information, se suffisant à elle-même. mais comment fait-on pour donner les minutes? ....Page 74
Pour l'instant, Choulier paraissait tenir son pari: après plusieurs années de recherche, à Fontan, loin de la Sorbonne et des autres professeurs carriéristes, il avait bien découvert quelque chose d'inédit et d'irréfutable, lové au creux de sa langue. page 81 ( Choulier est venu à la Sorbonne faire des recherches pour savoir si sa découverte en est une ) En sortant définitivement de la Sorbonne, quatre jours plus tard, le linguiste n'en revenait pas. Il avait feuilleté des centaines d'ouvrages et de revues, consulté d'innombrables tables de matière, déchiffré de minuscules notes de bas de page, et c'était incroyable: partout, il n'y avait rien. Rien sur la bizarre formulation du temps dans la langue française. Rien sur la double manière de donner l'heure. page 93....Comme il avait eu raison de s'enfuir loin de la Sorbonne, de partir à la recherche de quelque chose dont il ignorait absolument tout. ! A présent, il avait le sentiment enfin devenu lui-même., puisque ce qu'il avait découvert provenait du plus profond de lui-même. page 96
Meinhof avait longuement réfléchi à la théorie de son confrère: elle n'était pas peut-être révolutionnaire mais elle était neuve. page 106
Il est rare qu'un pays se rapproche d'un autre. Je veux dire physiquement. Cela doit bien arriver avec leur truc de la dérive des continents. ....Au début de cet été 1940 très concrètement, brutalement, un pays se serra contre un autre pays. Incroyable: l'Italie n'était plus qu'à quelques centaines de mètres du mas Chinon. page 130 Meinhof et Choulier étaient obligés de bien s'entendre, ou de faire comme s'ils s'entendaient bien: ils avaient décidé de ne plus sortir du mas. Trop dangereux. ...Les deux linguistes s'adaptèrent à ces circonstances exceptionnelles. page 131
Si Meinhof paraissait un autre homme, Choulier lui aussi avait changé. Ces derniers mois, il semblait avoir repris son parti d'une si longue attente, et il restait sagement là, prisonnier de la situation, pris au piège hors de la zone occupée . Juste après sa grande trouvaille il avait trépigné, serré les poings , pleuré de rage, s'agaçant en silence contre Meinhof, ne comprenant pas pourquoi , l'autre qui semblait travailler beaucoup ne trouvait rien. Mais, à présent , au bout de quatre années d'exil, il semblait calme et serein. , - immensément patient. ....On était en juin1941...page 139
(Meinhof a fait une découverte) " Toute discussion - dans n'importer quelle langue - n'est possible que parce qu'il existe entre deux interlocuteurs, ce qu'on appelle un principe de coopération. Ainsi, les props de chacun doivent s'intégrer (toujours plus ou moins, mais toujours ) avec les propos de l'autre. : " Tu pars un peu cet été? - Je voudrais bien visiter l'Italie." Ce qu'ils disent doit se conformer à ce que nous attendons qu'ils disent; et leur prise de parole doit intervenir au bon moment. page 147
Eté 1944: n'y tenant plus, et n'ayant absolument aucune nouvelle de leurs collègues parisiens, Choulier et Meinhof décidèrent de se rendre à Menton, où on leur avait assuré que le bureau de la Poste possédait un téléphone. ...Ils décrochèrent enfin le combiné et demandèrent très poliment La revue des Deux Mondes, puis Esprit, Europe, La NRF. Ils s'expliquèrent. Ils déchantèrent. Ce fut une terrible claque. Oh pour Choulier, c'tait facile. Les gens à l'autre bout du fil l'applaudirent pour se théorie chrono-linguistique....Mais pour son ami, c'était une autre affaire. Meinhof était un nom qui sonnait terriblement allemand. " Et alors? tonnait ce dernier. Et alors? qu'est-ce que cela fait si j'ai un nom un peu teuton? page 165...C'est alors - et alors seulement, je vous jure - dans ce hall de la Poste de Sospel, en ce tout début de mois de septembre 1944..., qu'Etienne Choulier et Stefan Meinhof entrevirent le réel, comprenant qu'ils avaient passés à travers quelque chose d'horrible, que tout le monde appelait La Deuxième Guerre Mondiale - un chaos global auquel aucun des deux jamais ne put se référer, ne l'ayant jamais vécu. page 167
"Enfin Choulier, que pouvons-nous faire? On refuse de nous publier! On refuse même de nous répondre au téléphone! Et puis, il m'est impossible de réparer les actes que je n'ai pas commis. Alors, franchement, non, je ne vois pas de solution. - Tu abandonnes? Ces barbares ne peuvent ruiner nos vies si facilement. - Je n'ai pas dit cela. j'ai dit que je ne voyais pas de solution. - Il y en a une pourtant.....Enfin, je crois. Elle n'est pas simple! Elle n'est pas pas belle. Mais c'est la seule assurément. Je te demande juste d'y réfléchir. .....On pourrait très bien publier les deux articles sous le même nom. ...- Je ne sais que répondre. Etre obligé de mentir parce qu'on vit dans un monde de menteurs.....Page 182
" Cette nuit a porté conseil. J'ai bien réfléchi, et nous allons faire ainsi que tu l'as proposé. " L'autre parut surpris, presque ahuri. Il sourit u n peu. Rien d'autre. page 199
Choulier avait gagné. Il présenta les deux théories sous son seul nom., écloses dans deux cerveaux très différents. ...En juillet, (1947) le Tout Paris ne parlait que de lui. page 201...C'était un homme comblé par tous les honneurs. Quelle blague tout de même! les gens d'alors se pensaient chouléristes,: ils étaient meinhofiens. page 204
Les eux hommes périrent en 1955 dans un horrible incendie - et cela fit bien sûr les gros titres de journaux. " Qui a tué le grand linguiste? " page 208
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