mardi, octobre 01, 2019

RITOURNELLE DE LA FAIM ( J.M.G. Le Clézio) 2008

" Ma mère, quand elle m'a raconté la première du Boléro, a dit son émotion, les cris, les bravos et les sifflets, le tumulte. Dans la même salle, quelque part, se trouvait un jeune homme qu'elle n'avait jamais rencontré, Claude Lévi-Strauss. Comme lui, longtemps après, ma mère m'a confié que cette musique avait changé sa vie.
Maintenant, je comprends pourquoi. Je sais ce que signifiait pour sa génération cette phrase répétée, serinée, imposée par le rythme et le crescendo. Le Boléro n'est pas une pièce musicale comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l'histoire d'une colère, d'une faim. Quand il s'achève dans la violence, le silence qui s'ensuit est terrible pour les survivants étourdis.
J'ai écrit cette histoire en mémoire d'une jeune fille qui fut malgré elle une héroïne de vingt ans. "
 
Je connais la faim, je l'ai ressentie. Enfant, à la fin de la guerre, je suis avec ceux qui courent sur la route à côté des camions des Américains, je tends mes mains pour attraper des barrettes de chewing-gum, le chocolat, les  paquets se pain que les soldats lancent à la volée. Enfant, j'ai une telle soif de gras que je bois l'huile des boîtes de sardines, je lèche avec délices la cuiller d'huile de foie de morue que ma grand-mère me donne pour me fortifier. J'ai un tel besoin de sel que je mange à pleines mains les cristaux de sel gris dans le bocal de la cuisine.
Enfant, j'ai goûté pour la première fois au pain blanc. Ce n'est pas la miche du boulanger - ce pain-là, gris plutôt que bis, fait avec de la farine avariée et de la sciure de bois, a failli me tuer quand j'avais trois ans. ....
C'est d'une autre faim qu'il sera question dans l'histoire qui va suivre. pages 11 et 13
 
Un quart d'heure de marche Monsieur Soliman marche bien . Il marche bien droit, son chapeau noir  vissé sur son crâne, avec sa canne à bec d'argent qui ne touche pas le sol. ...Il la (Ethel) juche sur ses épaules pour aller se promener au jardin public et, comme il est très grand, elle peut toucher les branches basses des arbres. page 18
 
De toute façon, Monsieur Soliman  était comme ça; Il disait quelque  chose une fois, et il ne répétait jamais. page 25

Pour Ethel, les disputes entre son père et sa mère, les ragots qui couraient sur la liaison de son père avec Maude, et Monsieur Soliman couché sur son lit, habillé comme s'il allait partir en voyage. Ethel avait entendu la bonne Ida raconter à sa mère qu'il avait demandé qu'on l'habille chaque matin et qu'on lace ses souliers, parce qu'il savait qu'il était  en train de mourir. page 33
 
Ethel avait honte d'être riche, d'habiter un grand appartement au rez-de-chaussée, d'avoir une chambre pour elle, avec une porte-fenêtre qui s'ouvrait sur un jardin fleuri. (Xénia son amie est une Russe, sa mère a fui,( Saint-Petersbourg) la Russie après la mort en prison de son mari) page 34

Elles s'asseyaient sur un banc, à l'ombre des platanes....Elles parlaient de partir . Xénia voulait le Canada, la neige, les forêts....Ethel parlait de Maurice, de la propriété d'Alma comme si cela existait encore. Elle racontait la collecte des fruits zabo, les graines de baobab, et les baignades dans les ruisseaux froids, au milieu de la forêt. Elle en parlait comme si elle l'avait vécu, mais  c'étaient des bribes, qu'elle avait recueillies de la  bouche de la tante Milou, de la tante Pauline, les éclats d'Alexandre quand il parlait créole. Xénia n'écoutait pas vraiment. Parfois, elle coupait court...page 45
 
Pourquoi Monsieur Soliman était-il resté étranger à tout cela? Il avait rompu les amarres, il avait quitté l'île à l'âge de dix-huit ans, n'était jamais retourné. Il dédaignait ses concitoyens , les trouvait mesquins, ragoteurs, inintéresssants. Un jour, Ethel lui avait posé la question : "Grand-père, pourquoi avez-vous quitté l'île Maurice? Ce n'est pas joli là-bas?" IL l'avait regardée avec perplexité, comme s'il n'avait jamais pensé à la question. Puis, il a dit simplement: "Petit pays, petites gens" Mais il  n'avait rien expliqué.  page 50
 
"Il faut dire qu'avec lui (Hitler) le pays a changé, j'ai un ami qui est allé à Berlin dernièrement, il dit que, depuis l'arrivée du chancelier, l'Allemagne est devenue propre et agréable, il y a des fleurs partout, même dans les fermes et les petits villages"
- Vous n'allez pas nous faire croire que c'est le paradis!
- Tout de même, il a ouvert des plages sur la Baltique à un million de  travailleurs, c'est mieux que ce qu'ont fait les socialistes, non? page 74
 
Ethel pouvait le détester (Alexandre son père, ) à cause du mal qu'il avait fait à sa mère, ( Justine) de ses mensonges, et de ses trahisons envers sa mère, de ses rodomontades. Mais  elle n'arrivait pas à s'éloigner, à le regarder avec froideur, comme un étranger.
Peut-être que , maintenant qu'il était au bord de la ruine, sur le point de tomber, elle se sentait plus proche de lui qu'elle ne l'avait jamais été. Lui revenait le jugement sévère de Monsieur Soliman sur le mari de  sa nièce: " Un fruit sec, n'a jamais rien fait de bon. Sauf toi! " page 81

(Au salon) Sans doute, était-elle , du fait de son âge, la seule qui écoutait sans rien dire. Pour les autres, ils avaient passé la plus grande partie de leur vie, et les
mots n'étaient que du bruit et du vent. Ils n'avaient pas vraiment de réalité. Peut-être même qu'ils servaient à masquer la vie. page 83

(Le terrain que monsieur Soliman avait prévu pour Ethel a été détourné par son père pour y construire un immeuble). Elle faisait tout cela avec une fièvre, comme si elle avait hâte que le vieux jardin de Monsieur Soliman fût effacé par cette construction hideuse et coûteuse, qui devait, à ce que disait son père, lui assurer une rente jusqu'à la fin de ses jours et même au-delà. page 102
 
Les déjeuners de la rue Corentin se prolongeaient mais on sentait que l'ambiance n'était plus tout à fait la même. Malgré la discrétion des convives, la rumeur de la catastrophe en cours s'était répandue....On faisait des économies sur tout. Sur les repas, le vin, les sorties, et même les cigarettes. Alors, aux déjeuners, c'était plutôt du cari sec et des lentilles , avec très peu de viande, très peu d'alcools. page 104
 
Elle avait dix-huit ans. Elle n'avait rien vécu, rien connu et pourtant, c'était elle qui savait tout, qui comprenait tout, et Alexandre et Justine qui étaient semblables à des enfants. Semblables à des adolescents égoïstes et capricieux. page 105

Il fallait quitter l'enfance, devenir adulte. Commencer à vivre. Tout cela pour qui? Pour ne plus  faire semblant, alors. Pour être quelqu'un, devenir quelqu'un. Pour s'endurcir, pour oublier. page 109

Tous ruinés., beaucoup sont morts dans la dèche. Les vieilles tantes n'avaient rien. Milou surtout qui ne s'était pas mariée, qui avait vécu toute sa vie de la charité de son frère et ses sœurs. Les autres ne valaient guère mieux. Elles aussi avaient tout perdu, au jeu, au mariage, elles s'étaient fait escroquer avec bonheur. page 118

On ne choisit pas son histoire. Elle t'est donnée, sans que tu la cherches, et tu ne dois pas, tu  ne peux pas la refuser. page 122

Xénia se serait moquée d'elle: tu as eu une vie trop facile, trop d'argent, trop de tout. C'est pourquoi tu ne sais pas ce que tu veux. Le monde est à prendre , ou à perdre, ça ne dépend que de toi-même. Etc...page 128

La vente à l'encan avait débuté au retour de la Bretagne. Dans le salon, comme après un deuil. Les meubles rassemblés, les bâches, le piano Erard, le couvercle relevé pour que les marchands puissent essayer chaque touche.. Page 132

(La famille quitte Paris, comme réfugiée,  les Allemands lui ont permis de partir.) On allait vers le sud, peut-être qu'on ne reviendrait jamais. Ethel avait un goût d'amertume. page 148

La faim, une sensation étrange, durable, invariable, presque familière pourtant. Comme un hiver qui ne finirait pas.
Du gris, du terne. Nice, autrefois, quand les tantes mauriciennes en parlaient, c'était un lieu de délices, la mer très bleue, les palmes, le soleil, Carnaval au plâtre, les batailles de fleurs et de citrons, les soirées lisses sous un ciel de velours, et cette courbe illuminée qu'elles admiraient depuis la jetée-promenade. Pauline disait: "Ma rivière de diamants" page 152

L'argent commençait à manquer. Les économies que Justine avait réunies en vendant ce qui avait échappé à l'avidité des huissiers avaient  été bien entamées au début de l'hiver...
I^l fallait aller de plus en plus loin, de plus en plus tôt. Au marché, tout coutait cher. Tout se vendait. Ethel achetait des feuilles de navet, des feuilles de courge, des feuilles de chou....Vers midi, il ne restait plus grand-chose. Entre les étals vides circulaient des ombres, des vieux, des pauvresses.. ;page 154
 
Ethel a réfléchi. D'une certaine façon, c'était justice. (Ce qui arrivait à sa famille). Tous, ils étaient châtiés, abandonnés, trahis, comme un retour de leur orgueil passé. Les volages, les "artistes", les affairistes, les margoulins, les prédateurs. Et aussi, tous ceux qui avaient professé avec orgueil leur supériorité morale et intellectuelle, les royalistes, les fourriéristes, les racistes, les suprématistes, les mysticistes, les spiritistes,, disciples de Swedenborg, de Claude de Saint-Martin..., les maurassiens, camelots du roi, mordréliens, pacifistes, munichois, collaborationnistes, , anglophobes, celtomanes, ologarchistes, synarchistes, anarchistes,impérialistes, cagoulards et ligueurs. Pendant toutes ces années, ils avaient tenu le haut du pavé, ils s'étaient pavanés à leurs tribunes, ils avaient gardé le crachoir, avec leurs discours anti- juifs, anti-nègres, anti-arabes,, leurs rotomontades, leurs airs  de justiciers et de matamores. Tous ceux qui, comme Alexandre Brun, tremblaient pour leurs privilèges attendaient le Grand Soir, la révolution bolcheviste, le complot des anarchistes...."La France n'est plus une patrie pour les sans-patrie".
Maintenant, leur monde s'était écroulé, émietté. Il avait été réduit à une eau de canal. page 156

On ne mourrait pas sous les bombes des Américains et des Anglais. Mais on mourrait petit à petit, de ne pas manger, de ne pas respirer, de ne pas être libre, de ne pas  rêver. page 160
 
(Ethel est chez Maud, à Nice, en visite. Cette dernière a aimé Alexandre, le père d'Ethel, elle est "persona non grata" dans la famille) Maud avait préparé un goûter à sa façon, thé de va-savoir- quoi et, en évidence sur la table, dans une assiette, une unique pomme rouge.
Ethel a partagé le fruit avec parcimonie, Maud et elle croquant chaque tranche sans la peler, Maud toutefois avec un seul côté de sa bouche édentée. L'histoire de la pomme a rempli la conversation ce jour-là. page 168
 
(Ethel et ses parents quittent Nice pour se cacher dans  la montagne, car comme citoyens britanniques, ils n'étaient plus en sécurité à Nice) Ethel regardait ses parents, Justine allongée sur l'espèce de sofa qui lui servait de lit, au fond de la pièce à vivre, Alexandre calé dans son fauteuil de rotin, la tête appuyée sur un oreiller, près du poêle éteint, un numéro du Temps qui datait de l'an quarante ouvert entre ses  mains, en train de rêver,  de s'absenter. page 174
 
(La guerre est finie) Une seule fois, Laurent a rendu visite aux Brun, dans l'appartement sous les toits. Justine a accueilli Laurent d'un "notre sauveur" excessif, et Alexandre n'a pas semblé le reconnaître. Il n'est pas sorti de son mutisme, mais au moment du départ, il a serré les mains de Laurent sans vouloir les lâcher, une expression angoissée dans ses yeux. Peut-être qu'il comprenait qu'il était en train de perdre Ethel pour toujours.
Avant de repartir pour Paris, ...Laurent a demandé à Ethel: " Tu viendras vivre avec moi au Canada? "Ethel n'a pas répondu. Elle n'a pas demandé qu'il définisse ce qu'il voulait dire par "vivre avec moi". Etre sa maîtresse , sa femme? page 181

Laurent et Ethel se sont mariés très vite, presque sans réfléchir.  page 185
 
Paris au mois d'août, était écrasé de chaleur, ivre de la liberté nouvelle. Des drapeaux, des banderoles. Sur les chaussées encore désertes, les blindés des Britanniques, des Américains, des Canadiens, suivis par les autos déglinguées des F.F.I.. page 186
 
(Ethel a donné rendez-vous à Xénia) "Et toi, de ton côté?"
Elle venait de parler de son mariage, de l'entreprise de haute couture qu'elle voulait créer, de l'appartement que Daniel avait acheté dans un beau quartier, près de la tour Effel. Elle n'écoutait Ethel que d'une oreille distraite. Elle avait des tics nerveux qu'Ethel ne lui connaissait pas, elle se grattait la tempe droite, elle faisait claquer les jointures de ses doigts. page 192

Ma mère m'a raconté la première du Boléro, a dit son émotion...M'a confié que cette musique avait changé sa vie.
Maintenant, je comprends pourquoi. je sais ce que signifiait cette phrase répétée, serinée, imposée par le rythme et le crescendo. Le Boléro n'est pas une pièce musicale comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l'histoire d'une colère, d'une faim. Quand il s'achève dans la violence, le silence qui s'ensuit est terrible pour les survivants étourdis.
J'ai écrit cette histoire en mémoire d'une jeune fille qui fut malgré elle une héroïne à vingt ans. page 205
 
 
 

Aucun commentaire: