jeudi, octobre 31, 2019

CEUX QUI PARTENT (Jeanne Bénameur) 2019

Tout ce que l'exil fissure pour ouvrir de nouveaux chemins.  En cette année 1910, sur Ellis Island, aux portes de New York, ils sont une poignée à l'éprouver, chacun au creux de sa langue encore, comme dans le premier vêtement du monde.
Il y a Donato et sa fille, Emilia, les lettrés italiens, Gabor, l'homme qui veut fuir son clan ,l'Arménienne épargnée qui rêve d'inventer les nouvelles tenues des libres Américaines.
Retenus un jour et une nuit sur Ellis Island, les voilà confrontés à l'épreuve de l'attente. Ensemble. Leurs routes se mêlent, se dénouent ou se lient. mais tout dans ce temps suspendu, prend une intensité qui marquera leur vie entière.
 Face à eux, Andrew Jonsson, New-Yorkais, père islandais, mais fier d'une ascendance qui remonte aux premiers pionniers. Dans l'objectif de son appareil, ce jeune photographe amateur tente de capter ce qui lui échappe depuis toujours, ce qui le relierait à ses ancêtres, émigrants eux aussi. Quelque chose que sa famille riche et oublieuse n'aborde jamais.
Avec lui, la ville-monde cosmopolite et ouverte à tous les progrès de ce XXème siècle qui débute.
L'exil comme l'accueil exigent de la vaillance. Ceux qui partent et ceux de New-York n'en manquent pas. A chacun dans cette ronde nocturne, ce tourbillon d'énergie et de sensualité, de tenter de trouver la forme de son exil, d'inventer dans son propre corps les fondations de son nouveau pays. Et si la nuit était une langue, la seule langue est universelle.
 
Il (le jeune photographe) s'est habitué maintenant aux arrivées à Ellis Island. Il sait que la parole est contenue face aux étrangers, que chacun se blottit encore dans sa langue maternelle comme dans le premier vêtement du monde. La peau est livrée au ciel nouveau. La parole, on la préserve.
Les émigrants parlent entre eux, seulement entre eux. page 12
 
Toutes ces voix qui crient, hèlent , sermonnent les petits, cherchent qui le mari, qui l'enfant ou la mère, la sœur, la femme. Toutes ces voix sont celles de gens comme elle (Emilia). Sur le paquebot, ils étaient mélangés, Polonais, Italiens, quelques Russes aussi, juifs pour la plupart fuyant les horreurs des pogroms.  page 18
 
Et lui-même, Donato, (père d'Emilia)  est seul, sur le rivage où l'on abandonne tous ceux qu'on a aimés et qu'il faut quitter. Car émigrer, c'est laisser les ancêtres et ceux qu'on a aimés, dans une terre où l'on ne retournera pas. En cet instant, tout son corps le ressent douloureusement. page 23
 
Comme les grands oiseaux qui vont chercher l'asile propice pour faire leur nid, ils sont partis mais les hommes n'ont pas la liberté des ailes. La nature ne les a pas pourvus pour se déplacer au-dessus des mers et des terres.  Il leur faut faire confiance  à d'autres hommes pour être transportés. page 27
 
Les morts ne parlent pas. Ils se manifestent comme ils peuvent.  Dans la couleur du ciel, la page d'un livre qui s'ouvre au bon endroit, le parfum inattendu qui vient surprendre les habitudes...page 29
 
Partir, c'est respirer autrement. page 31
 
Qu'ont-ils laissé là-bas?
Tout. Tout simplement. Maison meubles, vaisselle et le reste et tout ce qui ne compte pas. page 33

L'Amérique, elle l'a voulue parce qu'elle a senti  que là, elle  pourrait être libre. Là, le sort des femmes était différent. Tous les jours, avant le départ, elle se disait qu'elle s'habillerait autrement, se coifferait autrement, dénouerait ses cheveux, les couperait peut-être, et qu'elle irait dans les grandes rues avec  les autres. Elle respirerait un autre air et ça changerait tout. page 40
 
Il faut parfois accepter de ne plus être sûr de repartir. C'est le sort de ceux qui partent. page 44
Se rendre utile, c'est se sauver . Elle a appris cela très tôt. page 44
 
...Parce qu'on ne peut pas rester chacun sur la rive sinon à quoi d'être là, ensemble vivants? 
Il faut bien lutter contre la peur d'être aspirés par une histoire.  Ecouter jusqu'au bout, malgré le péril des mots. Parce que les mots sont puissants, elle le sait. Ils peuvent marquer pour toujours. Est-ce qu'entendre la douleur des autres, c'est devoir la porter sur son dos, et ne plus jamais, plus jamais, connaître la légèreté de l'existence? page 54 (Emilia  est avec une femme arménienne, toute sa famille a été massacrée.)
 
Il avait appris dès l'enfance qu'on ne possède pas les gens qu'on aime, même s'ils vous mettent au monde. page 62
 
(Sur Ellis Island) On marque à la craie directement sur le manteau  la ou les lettres qui indiquent les motifs de suspicion. Il connaît par cœur l'étrange alphabet  et en a honte. On ne devrait pas marquer les gens comme u bétail, même à la craie.  La poussière blanche  qu'ils effaceront de leurs vêtements continuera à faire un drôle de nuage  entre leurs yeux et l'Amérique. page 88
 
Elle n'a pas besoin de statue pour sentir la liberté. page 96
 
Etre regardé quand on  a les yeux fermés,  c'est faire confiance. Totale.  page 98
 
Quand on ne sait plus où vivre,  on ne sait plus très bien qui  on est vraiment  non plus. page 122
 
Andrew essaie d'imaginer ce que c'est, une maison e rien là-bas, dans le grand froid. (Ses grands-parents islandais vont venus à New York). Mais il a du mal.  Son père,  il ne peut l'imaginer que tranquille, adossé à cette force que donne l'argent  bien gagné. ...Mais maintenant, tout cet argent qui doit fructifier , pourquoi?  Est-ce-que cela ne suffit pas d'en avoir suffisamment assez gagné pour vivre?  Ne pourrait-il pas, lui, être celui qui ne rapporte pas d'argent en plus?  celui qui suit une autre route où l'argent a juste le poids qui permet de vivre. page 220
 
Mais ils ont tout. (Les parents d'Andrew) Tout pour être heureux maintenant. Elle est loin leur  Islande et tout ce qu'ils y ont vécu! Qu'ils oublient, mais qu'ils oublient! Est-ce si dur d'oublier le malheur?  page 230
 
J'avais (le père d'Andrew) à peine dix ans quand on est arrivés, avec ta grand-mère et tes deux oncles, mes petits frères.  Et c'est là, toujours présent.  Comme si le temps n'était pas passé.  Nous étions  nous aussi des émigrants.
Andrew a le cœur qui bat fort soudain. Sigmundur poursuit.
 Et pauvres. Si pauvres....La traversée avait été un cauchemar....page 236
 
Parler sa langue, c'est vivre avec soi-même,  bien présent dans le monde. page 243

Ces deux-là,(Donato et sa fille Emilia) n'ont rien à voir avec la venue des pauvres Islandais qu'ils étaient et toute la famille.  Ainsi, donc, on peut venir en Amérique juste par choix. On peut choisir de quitter sa terre, sa langue et tout ce qu'on connaît. page 268

Personne n'est à personne. page 273
 
Il (Andrew) est riche désormais de l'histoire de son père, l'histoire qui le relie à la terre d'avant.  page 285
 
Les émigrants ne cherchent pas à conquérir des territoires. Ils cherchent à conquérir le plus profond d'eux-mêmes parce qu'il n'y a pas d'autre façon de continuer  à vivre lorsqu'on quitte tout.
Ils dérangeront le monde où ils posent le pied par cette quête même. page 326.

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