jeudi, mars 15, 2007

L'AFRICAIN (J. M. G. LE CLEZIO)

L'Afrique avait mis en lui une marque qui se confondait avec les traces laissées par l'éducation à la spartiate de sa famille à l'île Maurice. L'habit à l'occidentale qu'il endossait chaque matin pour aller au marché devait lui peser. Dès qu'il rentrait chez lui, il enfilait une large chemise bleue à la manière des tuniques des Haoussas du Cameroun, qu'il gardait jusqu'à l'heure du coucher. c'est ainsi que je le vois à la fin de sa vie . Mais un vieil homme dépaysé, exilé de sa vie et de sa passion, un survivant...

...C'est cette image que mon père a détestée .Lui qui avait rompu avec Maurice et son passé colonial, et se moquait des planteurs et de leurs airs de grandeur, lui qui avait fui le conformisme de la société anglaise , pour laquelle un homme ne valait que par sa carte de visite, lui qui avait parcouru les fleuves sauvages de Guyane, qui avait pansé, recousu,soigné les chercheurs de diamant et les Indiens sous-alimentés; cet homme ne pouvait ne pas vomir le monde occidental et son injustice outrecuisante, ses cocktails parties et ses golfeurs en tenue, sa domesticité, ses maîtresses d'ébène prostituées de quinze ans introduites par la porte de service, et ses épouses officielles pouffant de chaleur et faisant rejaillir leur rancoeur sur leurs serviteurs piur une question de gants, de poussière ou de vaisselle cassée.
En parlait-il? . D'où me vient cette instinctive répulsion que j'ai sentie depuis l'enfance pour le système de la Colonie.Sans doute , ai-je capté un mot, une réflexion, à propos des ridicules des administrateurs, tel le district officer d'Abakaliki que mon père m'emmenait voir parfois au milieu de sa meute de chiens nourris au filet de boeuf et aux petits gâteaux, abreuvés uniquement à l'eau minérale...

Alors mon père découvre , après toutes ses années où il s'est senti proche des Africains, leur parent, leur ami, que le médecin n'est autre qu'un acteur de la puissance coloniale, pas différent du policier, du juge ou du soldat. Comment en être autrement? L'exercice de la médecine est un pouvoir sur les gens et la surveillance médicale est également une surveillance politique. l'armée britannique le savait bien...

Quelque chose m'a été donné , quelque chose m'a été repris. ce qui est définitivement absent de mon enfance : avoir eu un père, avoir grandi auprès de lui dans la douceur du foyer familial. je sais ce qui m'a manqué, sans regret, sans illusion extraordinaire. Quand un homme regarde jour après jour changer la lumière sur le visage de la femme qu'il aime, qu'il guette chaque éclat furtif dans le regard de son enfant. Tout cela qu'aucun portrait, aucune photo ne pourra jamais saisir.Mais je me souviens de tout ce que j'ai reçu quand je suis arrivé pour la première fois en Afrique : une liberté si intense qu'elle me brûlait , m'enivrait, que je jouissais jusqu'à la douleur.
Je ne veux pas parler d'exotisme : les enfants sont absolument étrangers à ce vice. Non parce qu'ils voient à travers les êtres et les choses mais justement parce qu'ils ne voient qu'eux : un arbre, un creux de terre,une colonne de fourmis charpentières, une bande de gosses turbulents à la recherche d'un jeu, un vieillard aux yeux troubles tendant une main décharnée, une rue dans un village africain un jour de marché, c'étaient toutes les rues de tous les villages, tous les vieillards, tous les enfants , tous les arbres, et toutes les fourmis. Ce trésor est au fond de moi , il n epeut être extirpé. Beaucoup plus que de simples souvenirs, il est fait de certitudes.


Cette mémoire n'est pas seulement la mienne. Elle est aussi la mémoire du temps qui a précédé ma naissance, lorsque ma mère et mon père marchaient ensemble sur les routes du haut pays....Si mon père était devenu l'Africain, par la force de sa destinée, moi, je puis penser à ma mère africaine , celle qui m' embrassé et nourri à l'instant où j'ai été concu, à l'instant où je suis né.....

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