dimanche, mai 04, 2008

LE CHANT DES PISTES (Bruce Chatwin) 1987

Admirable récit  sur l'homme, sa solitude et  sa condition. Le Chant des Pistes explore les tréfonds  de l'âme humaine, grâce à l'évocation  et ses origines chez les Aborigènes australiens. Un récit anthropologique  paru en 1987.

Bruce Chatwin va à la rencontre des aborigènes d'Australie. Voici le récit de la création:
Au commencement, la Terre était une plaine sans fin, obscure, séparée du ciel et de la mer grise, étouffant dans une pénombre crépusculaire. Il n'y avait ni soleil, ni lune, ni étoiles. Cependant, bien loin, vivaient les habitants du ciel, êtres jeunes et indifférents, humains de forme mais possédant des pattes d'émeu et une chevelure dorée, étincelante comme une toile d'araignée dans le soleil couchant, sans âge et insensibles aux atteintes des ans, existant depuis toujours dans leur vert paradis bien arrosé, au-delà des nuages de l'Ouest.
A la surface de la Terre, il n'y avait que des trous qui deviendraient un jour des points d'eau. Aucun animal , aucune plante, mais autour de ces sources , étaient rassemblés des amas de matière pulpeuse, des restes de la soupe primordiale - silencieux, sans souffle, ni éveillés, ni endormis - contenant chacun l'essence de la vie ou la possibilité de devenir humain.
Sous la croûte terrestre, cependant, les constellations luisaient, le soleil brillait, la lune croissait et décroissait et toutes les formes de vie gisaient endormies- la fleur écarlate du pois du désert, le chatoiement de l'aile du papillon, les moustaches blanches et frémissantes du Vieil Homme Kangourou- tous en sommeil comme les graines du désert qui doivent attendre l'averse vagabonde.
A l'aube du premier jour, le Soleil eut envie de naître (bientôt suivi ce soir même par les étoiles et par la Lune). Le Soleil creva la surface de la Terre, l'inondant de sa lumière dorée, réchauffant les trous où dormaient les ancêtres.
Contrairement aux habitants du Ciel, ces ancêtres n'avaient jamais été jeunes. C'étaient des vieillards boiteux, épuisés, les membres noueux et ils dormaient seuls depuis toujours.
Ainsi, en ce premier matin, chaque ancêtre endormi sentit la chaleur du soleil sur ses paupières et sur son corps qui donna naissance à des enfants. L'Homme- Serpent sentit des serpents se glisser hors de son nombril. L'Homme-Cacatoès sentit des plumes. L'Homme -Larve resssentit un frétillement, la Fourmi à miel, un chatouillement, le Chèvrefeuille sentit ses feuilles et ses fleurs se déplier. L'Homme-Péramèle sentit de petits péramèles grouiller sous ses aisselles. Chaque " chose vivante", chacune en son lieu de naissance, cherchait à atteindre la lumière du jour.
Au fond de leurs trous, (à présent remplis d'eau), les anciens passèrent d'une jambe sur l'autre. Ils remuèrent les épaules et s'étirèrent. Ils se soulevèrent et traversèrent la boue. Leurs paupières craquelaient et s'ouvrirent. Ils virent leurs enfants qui jouaient au soleil.
La boue tomba de leurs cuisses, comme le placenta d'un bébé; Puis, tel le nouveau-né qui pousse son premier vagissement, chaque ancêtre ouvrit la bouche et cria: "JE SUIS", "je suis ... serpent...cacatoès...fourmi à miel...Chèvrefeuille..." Et ce premier "Je suis!" est un acte primordial de nomination, fut considéré, alors et pour toujours, comme la strophe la plus secrète du chant de l'ancêtre, la plus sacrée.
Chacun de ces anciens, (baignant alors dans la lumière du soleil ) avança son pied gauche et nomma une chose. Il avança son pied droit et en nomma une autre. Il nomma le point d'eau, les roselières, les gommiers...donnant des noms de tous côtés, appelant à la vie toutes choses et tissant leurs noms dans des strophes.
Les Anciens s'ouvrirent un chemin dans le monde entier par leur chant. Ils chantèrent les rivières et les montagnes, les lacs salés et les dunes de sable. Ils chassèrent, mangèrent, firent l'amour, dansèrent, tuèrent: partout où les portaient leurs pas, ils laissèrent un sillage de musique.
Ils enveloppèrent le monde entier dans un réseau de chants; et, enfin, lorsque la Terre fut chantée, la fatigue les envahit. De nouveau, ils ressentirent l'immobilité glacée des temps. Certains s'enfonçèrent dans le sol là où ils se trouvaient. D'autres se glissèrent dans des cavernes. D'autres encore, regagnèrent en rampant "leur demeure éternelle", le point d'eau ancestral où ils étaient venus au jour.
Et tous s'en retournèrent sous terre. Pages 106,107,108
Dans la foi aborigène, une terre qui n'est pas chantée est une terre morte, puisque si ses chants sont oubliés, la terre elle-même meurt. Permettre cela était le pire de tous les crimes et c'est avec cette amère réflexion en tête que Cheekybugger décida de donner ses chants à l'ennemi, condamnant par là son peuple à la paix perpétuelle, décision beaucoup plus grave, bien entendu, que de l'engager pour une guerre éternelle. Il alla chercher Flynn et lui demanda de faire office de médiateur(un aborigène devenu prêtre catholique). Flynn partit d'un camp à l'autre, discuta, exhorta et finalement parvint à un accord. L'écueil résidait dans une question de protocole. Cheekybugger avait lui-même provoqué les négociations: selon la loi, c'était donc à lui d'apporter personnellement les chants. Restait à savoir comment. Il ne pouvait pas marcher. Il n'acceptait pas d'être porté. Il refusa avec dédain le cheval qu'on lui offrit. Finalement, ce fut Flynn qui trouva la solution en empruntant une brouette au cuisinier. La procession se mit en marche entre deux heures et trois heures au cours d'un après-midi d'un bleu caniculaire, à l'heure où les cacatoès se taisent et où les Espagnols font la sieste. Cheekybugger allait en tête, porté dans la brouette par son fils aîné. En travers de ses genoux, enveloppé dans un papier journal,il tenait le tjurinja qu'il se proposait de prêter à l'ennemi. Les autres suivaient en file indienne.Au-delà de la chapelle, à un certain endroit, deux hommes- des tribus A et B - sortirent des fourrés et escortèrent le groupe jusqu'au lieu où devait se traiter l' "affaire"...".Pour la première fois de ma vie, j'ai eu une image de la paix sur terre " dit le père Térence. pages 79, 80
L"agression" , selon la définition qu'en donnait Lorenz, était chez les animaux et l'homme, l'instinct de chercher et de combattre- mais pas nécessairement de tuer- un rival de sa propre espèce... Contrairement à l'homme, les animaux sauvages se battaient rarement à mort. Ils préféraient généralement "ritualiser" leur querelle en exhibant leur plumage, leur denture, des marques de griffure ou en lançant des appels vocaux. L'intrus, à supposer, bien entendu , qu'il soit le plus faible- reconnaissait ces panneaux d'interdiction et se retirait sans autre forme de procès. page 158
Tous les grands maîtres ont enseigné que l'homme était, à l'origine, un "vagabond dans le désert brûlant et désolé de ce monde";- ce sont là les mots du grand Dostoïevski- et que, pour retrouver son humanité, il doit se débarrasser de ses attaches et se mettre en route. page 227
"Celui qui ne voyage pas ne connaît pas la valeur des hommes." proverbe maure page 231
Le nomade et le cultivateur sont les deux armes jumelles de ce que l'on appelle "la révolution néolithique" qui dans sa forme classique, eut lieu environ 8500 ans avant Jésus Christ sur les pentes du croissant fertile., cette terre de "collines et de vallées" bien arrosées qui forme un arc s'étendant de la Palestine au sud-ouest de l'Iran. Là, à des altitudes proches de mille mètres, les ancêtres sauvages de nos moutons et de nos chèvres broutaient du blé et de l'orge sauvage. Progressivement, au fur et à mesure de la domestication de ces quatre espèces, les fermiers étendirent leurs territoires aux basses plaines alluviales inondables où naîtraient les premières villes. Les éleveurs, quant à eux, partirent vers d'autres terres d'estive et y fondèrent une société rivale. page 268
"Abel" vient de l'hébreu hebel qui signifie "souffle"ou "vapeur", tout ce qui bouge, qui passe, y compris sa propre vie. La racine de Caïn semble être le verbe Kanah, "acquérir", "obtenir", "posséder" et également "diriger", ou "soumettre". page 270
En tibétain, "être humain" se dit "a-gro ba", "celui qui part", "celui qui s'en va en migration". Semblablement, un "arab" (ou bedu) est celui qui vit sous la tente. et s'oppose au" hazar", "celui qui habite une maison". Cependant, il arrive qu'un bedu doive s'arrêter, prisonnier d'un puits pendant la saison sèche en août, le mois qui a donné son nom au ramadan (de "rams", "brûler") page 276
Les premiers dictateurs se dénommaient eux-mêmes "bergers du peuple". En fait, dans le monde entier, les mots qui désignent l' "esclave" et l"animal domestique" sont les mêmes. Les masses doivent être rassemblées, exploitées, parquées, (pour les protéger des " loups humains" venus de l'extérieur) et si besoin est, conduites à l'abattoir. page 284
Comme j'ai écrit dans mes carnets, les mystiques croient que l'homme idéal marchera vers une "juste mort". Celui qui est arrivé "retourne". ...(Chatwin arrive dans une clairière où sont allongés trois moribonds.) "Ils sont merveilleux, non?" dit Myriam.
Oui. Tout allait bien pour eux. Ils savaient où ils allaient, souriant à la mort dans l'ombre d'un gommier-spectre. page 410, 411

Aucun commentaire: