dimanche, novembre 30, 2008

LA PORTE DES ENFERS ( L.Gaudé )

"Pourquoi disiez-vous que la vie et la mort sont plus imbriquées qu'on ne le pense?" demanda-t-il après un temps. (Matteo)Le professore se passa la main sur le visage, sourit avec douceur et répondit:
"Parce que c'est vrai... La société d'aujourd'hui , rationaliste et sèche , ne jure que par l'imperméabilité de toute frontière , mais il y a rien de plus faux... On n'est pas mort ou vivant...En aucune manière...C'est infiniment plus compliqué. Tout se confond et se superpose..."
Grace et Garibaldo écoutaient avec attention.
"Vous avez déjà perdu quelqu'un de proche ? " demanda Provolone.
Garibaldo ne répondit rien mais pensa avec force à sa compagne morte dix ans plus tôt d'un cancer foudroyant.
"Vous n'avez jamais l'impression que ces êtres-là vivent en vous?...Vraiment... Qu'ils ont déposé en vous quelque chose qui ne disparaîtra que lorsque vous mourrez vous-mêmes?... Des gestes...Une façon de parler ou de penser...Une fidélité à certaines choses et à certains lieux...Croyez-moi...Les morts vivent . Ils nous font faire des choses. Ils influent sur nos décisions. Ils nous forcent. Nous façonnent.
-Oui, répondit Grace, avec amertume. Quand il y a encore quelque chose à façonner...
-Exactement, s'exclama le professore avec jubilation. C'est l'autre aspect de la porosité des deux mondes. Nous ne sommes, parfois, plus si vivants que cela. En disparaissant, les morts emportent quelque chose de nous-mêmes. Chaque deuil nous tue. Nous en avons tous fait l'expérience. Il y a une joie, une fraîcheur qui s'estompe au fur et à mesure que les deuils s'accumulent...Nous mourrrons chaque fois un peu plus en perdant ceux qui nous entourent..."
Matteo ne dit rien et serra les dents.
"C'est pour cela vraiment..., reprit le professore, que je dis que les deux états se chevauchent...Regardez Naples, certains soirs...vous ne trouvez pas qu'on dirait une ville d'ombres? "
Matteo sourit. Combien de fois avait-il eu cette impression en roulant dans les avenues désertes de la ville? Combien de fois lui avait-il semblé qu'il était dans un monde étrange et suspendu? pages 140, 141
"Alors vous aussi vous pensez que nous sommes plus morts que vivants?" Garibaldo avait posé sa question au curé entre deux bouchées. Il regardait le vieillard avec une curiosité d'enfant.
"Après quarante ans de confession, j'en suis certain, répondit le vieil homme, avec un air malicieux. Vous n'imaginez pas le nombre de paroissiens que j'ai pu écouter et pour qui, au fond, la vie n'est plus rien. Ils ne s'en rendent même plus compte, mais tout ce dont ils parlent , c'est une triste succession de petites craintes et d'habitudes. Plus rien ne bouge en eux. Plus rien qui bouillonne ou remue. Les jours se succèdent les uns aux autres. Il n'y a plus aucune vie dans tout cela. Des ombres. Rien que des ombres. Pendant quarante ans , je les ai vus défiler sur le banc de mon confessionnal. La plupart n'avaient plus grand-chose à dire. Ils se sentaient voûtés par un ennui pesant mais n'avaient rien à raconter. Ni désir violent, ni crime, ni bouillonnement intérieur. Juste quelques sales petites turpidudes. Heureusement que le corps vieillit." page 147

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