jeudi, décembre 23, 2010

LE SANG ET LA MER (Gary Victor)

Estevel (frère de l'héroïne: Hérodiane) garde toujours son calme, ne dévie jamais de la route qu'il s'est tracée. Il sait qu'il doit travailler dur, donner son sang à cette terre s'il veut, un jour, laper sa goutte de ciel. Moi, j'avais cru pouvoir aller plus vite. Nous , les femmes, sommes arrivées, pour notre malheur, parfois, à considérer comme normal, obligatoire même, un chemin , pavé de briques cuites au feu de l'enfer. page 14

Yvan ne comprenait pourtant rien à ma passion pour la lecture. Passion qui me permettait de m'extraire, le temps d'un voyage à travers les pages d'un livre, de l'enfer de Paradi, de l'ambiance fausse et carcérale de Pétion -Ville, du chaos et de la crasse de Port-au -Prince. page 18

J'étais grande et fine. Ma peau noire de nuit, me disait-on, était si parfaite que Dieu aurait pu s'y tromper et y incruster quelques-unes de ses étoiles. J'avais , en plus, les traits fins de mon père qui se vantait d'une obscure descendance taïno. J'avais les lèvres charnues, un nez droit, des yuex légèrement bridés aux prunelles pourpres qui pouvaient par moments, quand j'étais en colère, par exemple, prendre des reflets d'un ciel traversé par des orages. page 40
Un ami de la cousine de notre mère nous emmenait voir une chambrette dans ce bidonville qui portait le curieux nom de Paradi, parce que, nous expliqua celui qui nous guidait, il fallait cheminer vers le ciel pour y accéder. page 47
Je restai un mois à Paradi sans descendre en ville, cloîtrée dans la chambrette qui nous servait de logis. Estevel (son frère) m'avait conseillé de ne pas sortir, le temps qu'il trouve du travail et reconnaisse bien les lieux...Je passai donc mes journées à relire les livres que Soeur Marie-Francine m'avait offerts. Je sortais uniquement le matin avec Estevel chercher de l'eau que nous devions transporter dans des bidons suspendus à une perche sur nos épaules. Le sentier était si étroit que la perche ne pouvait qu'être parallèle au chemin. On trouvait l'eau à une fontaine construite par une ONG quatre cent mètres plus bas. Il fallait presque se battre pour avoir accès aux robinets. page 48
Vu d'en bas, Paradi était un chancre., un non-lieu, un cimetière des vivants, une cité-dortoir pour parias fuyant la province à la recherche d'un mieux-être devenu illusoire dans cette capitale. D'en bas, on ne percevait que ce manteau lépreux de béton et de tôle qui avait tondu la verdure sur la montagne. Mais, d'en haut, face à la ville, on était en proie à une sensation de légèreté et de puissance. Le fait d'embrasser du regard la magnificence trompeuse de la ville incitait aux rêves de conquête et de réussite les plus démentiels. page 50
Je commençai à fréquenter le collège de la Résurrection à Pétion-Ville, étonnée que la résurrection me suive ainsi à la trace, du bord de Saint-Jean aux hauteurs gangrenées de cette cité dont la réputation bourgeoise n'était plus qu'un lointain mythe, depuis que les migrations effrénées avaient permis la colonisation sauvage des montagnes, des rues et des trottoirs. La première semaine, j'allais en civil , ne disposant pas encore d'argent pour me payer la confection de l' uniforme du collège., jupe grise, chemisier blanc et cravate rouge. page 58
(Yvan dans sa Jeep) Il avait la vitre teintée de sa Jeep baissée pour nous faire signe d'approcher. Il était en effet très beau... Nous n'obéîmes pas à son signe. Il pointa son doigt vers moi, doigt qui m'intima péremptoirement l'ordre d'avancer vers lui. Il y avait dans le geste du jeune homme l'affirmation d'une autorité qu'il était sûr de détenir, la certitude qu'une jeune fille d'une classe sociale inférieure ne pouvait se dérober à une telle injonction, peut-être économiquement profitable. Les jeunes gens tels que lui étaient des dieux dans ce pays...J'eus donc conscience de la violence du geste d'Yvan, de tout de qu'il impliquait. C'était l'ordre à son esclave, du seigneur au serf. Je me détournai avec dédain pour m'éloigner d'un pas rapide...Il klaxonnaa furieusement. page 72
Le peu de temps que j'avais passé dans la capitale m'avait permis de découvrir que le sommet de la pyramide sociale n'avait rien à voir avec le mythe de la première république noire du monde. page 82
Habituellement, je venais chez lui,(Yvan) toujours en sa compagnie et dans l'après-midi, quand personne de sa famille n'était présent sauf une vieille servante aussi noire que moi et qui, quand elle me voyait, faisait son possible pour me manifester son mépris même si Yvan la rappelait à l'ordre chaque fois. page 97
"Nous possédions ( la famille d'Yvan) des terres ici, du temps où ce pays était encore une colonie. Nous avons un aïeul proche qui a signé l'acte d'indépendance". Il ajouta..." Cette terre est beaucoup plus à nous qu'aux Noirs. Nous leur avons construit un beau mythe. Qu'ils s'en abreuvent. Qu'ils s'en contentent". page 103
(Hérodiane est en compagnie d'Yvan, un jeune Noir nettoie sa voiture) Yvan ne supportait pas que des mains non autorisées se posent sur sa véhicule qu'il faisait nettoyer et lustrer plusieurs fois par semaine dans un car-wash par un ami à lui. ...Sans me préoccuperde lui, j'avançai vers l'enfant pour lui tendre un billet de cinquante gourdes, puis un autre de même valeur que je crus nécessaire d'ajouter non pas pour atténuer sa douleur , mais pour juguler ma propre douleur et acheter le silence de ma conscience qui me reprochait d'être aux côtés de cet homme. Cet incident me rappelait ma condition de maîtresse d'un bourgeois fortuné, sans doute par une particularité personnelle, ne me permettait pas de me dégager de toute solidarité avec ceux qui restaient , par la force des choses, mes frères et soeurs de détresse et de sang. L'enfant prit l'argent en murmurant un merci à peine audible, ses yeux embués de larmes, une expression de désarroi suprême sur son visage. Je retournai vers la Jeep dont Yvan avait déjà, impatiemment , mis en marche le moteur, les jambes lourdes, traînant après moi le boulet de cette solitude, de cet abandon, de ce mépris qui nous enfonçaient chaque jour un peu plus dans les ténèbres. page 117
"Les Guéras (le nom de famille d'Yvan) n'ont pas la réputation de faire dans le social. Ce sont des prédateurs, des hyènes, rien d'autre. Grâce à leur filiation française, ils ont même profité, plus que d'autres requins de chez nous, de l'argent dit de la dette d'indépendance, argent qui a servi à dédommager des colons français. Ce Guéras vous laissera tomber comme un kleenex dont on vient de se servir" (le directeur de l'école d'Hérodiane). page 122
"Paradi, c'est pour ma famille, avoua-t-il.
-Paradi, pour ta famille? m'étonnai-je.
-Paradi, c'est le nom qu'ont donné au bidonville ses premiers habitants. Mais le terrain sur la montagne nous appartient. Essaie de comprendre. Plus de mille habitations de fortune louées à l'année environ à quinze mille gourdes, cela fait quinze millions de gourdes, soit trois-cent soixante-quyinze mille dollars américains chaque année sans redevance fiscale. Nous nous arrangeons pour faire croire que nos terres sont occupées illégalement et ainsi, nous gardons la possibilté de nous faire dédommager par le gouvernement. Nous plantons de la misère, nous cultivons de la misère et nous récoltons de l'or. page 130
(Hérodiane est enceinte d'Yvan et le lui dit)
-J'ai dix-sept ans, Yvan.
- Je m'appelle Guéras ,me rappelle-t-il. Toi, tu t'appelles comment? Hérodiane...quoi?
Cela avait été une passe d'armes rapide. Une passe d'armes qui résumait notre désespoir à nous de Paradi et de tous les autres Paradi de ce quart d'île maudite, notre abandon, notre souffrance, nos veines perpétuellement ouvertes, nos rêves détruits avant même qu'ils prennent forme. En lui rappelant mon âge, je l'avais menacé de le poursuivre en justice. Lui, il avait rappelé à mon souvenir que sa famille comme toutes celles qui trônaient aux commandes de la première république noire, était au-dessus des lois, que j'étais inexistante, une nouvelle forme d'esclave qui avait moins de valeurs qu'au temps de la splendeur de ses pères blancs. Aujourd'hui, je ne valais que par ma soumission, que par mon corps, mon sexe offert sans réticence à la jouissance des nouveaux maîtres. Et les nouveux esclaves, on ne les achetait plus. On les extrayait d'une mine à jamais inépuisable. Celle de la misère.. Celle de l'exclusion. Et ma place était quelque part si enviable qu'on pouvait trouver facilement dix, vingt, trente Hérodiane, moins rebelles, pour le même service. page 168

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