lundi, mars 07, 2011

CE QUE LE JOUR DOIT A LA NUIT (Yasmina Khadra)

(L'oncle de Younes à son père) "Ton fils est mon neveu. Il est de mon sang. Confie-le moi. Tu sais très bien qu'il n'arrivera pas à grand'chose dans ton sillage. Que comptes-tu en faire. Un montreur d'ânes? Il faut regarder la réalité en face. Avec toi, il n'ira nulle part. Ce garçon a besoin de fréquenter l'école, d'apprendre à lire et à écrire, de grandir correctement. Je sais, les petits Arabes ne sont pas faits pour les études. Ils sont plutôt destinés aux champs et aux troupeaux. Mais moi, je peux l'envoyer à l'école et en faire un homme instruit. Je t'en supplie...Ne le prends pas mal. Réfléchis juste une minute. Ce garçon n'a aucun avenir avec toi.
Mon père médita longuement les propos de son frère, les yeux baissés et les mâchoires soudées. Quand il releva la tête, il n'avait plus de visage; un masque blafard s'était substitué à ses traits. page 44
(Younes vient dans son village voir sa famille). Il m'avait suffi de changer de vêtements pour les déboussoler (les gens de son village). Vous avez une bouille en papier mâché et un sac de jute par-dessus votre ventre creux, et vous êtes un pauvre. Vous vous lavez la figure, donnez un coup de peigne dans vos cheveux, enfilez un pantalon propre, et vous êtes quelqu'un d'autre. Cela tenait à si peu de chose. A onze ans, ce sont des éveils qui vous désarçonnent. Les questions ne vous apportant pas de réponses, vous vous accommodez de celles qui vous conviennent. J'étais persuadé que la misère ne relevait pas de la fatalité , qu'elle s'inspirait uniquement des mentalités. Tout se façonne dans la tête. page 96
Parfois mon oncle recevait des gens dont certains venaient de très loin... C'étaient des gens très importants, très distingués. Ils parlaient tous d'un pays qui s'appelait l'Algérie; pas celui que l'on enseignait à l'école, ni celui des quartiers huppés, mais d'un pays spolié, assujetti, muselé, et qui ruminait ses colères comme un aliment avarié. page 98
(L'oncle est dénoncé pour ses désirs d'indépendance de l'Algérie, emprisonné, torturé, aussi quitte-t-il Oran pour Rio Salado, avec son épouse et son neveu ) J'étais ébloui. Né au coeur des champs, je retrouvais un à un mes repères d'antan, l'odeur des labours et le silence des tertres. Je renaissais peu à peu dans ma peau de paysan, heureux de constater que mes habits de citadin n'avaient pas dénaturé mon âme. Si la ville était une illusion, la campagne serait une émotion sans cesse grandissante.; chaque jour qui s'y lève rappelle l'aube de l'humanité, chaque soir s'y amène comme une paix définitive. J'ai aimé Rio d'emblée. page 131
Et arriva le 8 mai 1945. Alors que la planète fêtait la fin du cauchemar, en Algérie, un autre cauchemar se déclara, aussi foudroyant qu'une pandémie, , aussi monstrueux que l'Apocalypse. Les liesses populaires virèrent à la tragédie.Tout près de Rio Salado, à Aïn Témouchent, les marches pour l'indépendance de l'Algérie furent réprimées par la police. A Monstaganem, les émeutes s'étendirent aux douars limitrophes....page 194
(Jelloul, un Arabe qui travaille pour André, un colon, vient trouver Jonas) Jelloul boîtait. Il avait le visage tuméfié, les lèvres éclatées et un oeil poché.
- Qui t'a mis dans cet état?
- André...
- Tu ne peux pas comprendre, toi. Tu es des nôtres et tu mènes leur vie...Quand on est l'unique gagne-pain d'une famille composée d'une mère à moitié folle, un père amputé des deux bras, six frères et soeurs, une grand'mère, deux tantes répudiées avec leur progéniture, et un oncle souffreteux à longueur d'année, on cesse d'être un être humain... Entre le chien et le chacal, la bête amoindrie choisit d'avoir un maître. Page 198
Mon oncle ne verra pas son pays prendre les armes. Le sort l'en a rendu indigne. Autrement comment expliquer qu'il se soit éteint cinq mois avant le brasier tant attendu et tant reporté de la Libération? Le jour de la Toussaint 1954 nous prit de court. page 312
L'Algérie algérienne naissait au forceps dans une crue de larmes et de sang; l'Algérie française rendait l'âme dans de torrentielles saignées. Et toutes deux, laminées par sept ans de guerre et d'horreur , bien qu'au bout du rouleau, trouvaient encore la force de s'entre-déchirer comme jamais. page 384

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