mercredi, décembre 12, 2018

LEURS ENFANTS APRES EUX paru en août 2018 ( Nicolas Mathieu )

Août 1992. Une vallée perdue quelque part dans l'Est, des hauts-fourneaux qui ne brûlent plus, un lac, un après-midi de canicule. Anthony, quatorze ans, et avec son cousin, pour tuer l'ennui, décide de voler un canoë et d'aller voir ce qui se passe de l'autre côté, sur la fameuse plage des culs-nus. Au bout , ce sera, pour Anthony, le premier amour, le premier été, qui  décide de toute la suite. Ce sera le drame de la vie qui commence.
Avec ce livre, Nicolas Mathieu écrit le roman d'une vallée, d'une époque , de l'adolescence, le récit politique d'une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde qui meurt. Quatre étés, quatre moments, de Smells Like Ten Spirit à la Coupe du monde de 98, pour raconter de vies à toute vitesse dans cette France de l'entre-deux, des villes moyennes et des zones pavillonnaires, de la cambrousse à des ZAC bétonnées.
La France du Picon et  de Johnny Halliday, des fêtes foraines et d'Interville, des hommes usés au travail et des amours fanées à vingt ans. Un pays loin des comptoirs de la mondialisation, pris entre la nostalgie  et le déclin, la décence et la rage.
 
I  -  1992 Smells like teen spirit.
 
Anthony ne partageait pas grand-chose avec son vieux, mais ils avaient au moins la télé, les sports mécaniques, les films de guerre. Dans la pénombre du salon, chacun dans son coin, c'était le max    d'intimité  qu'ils s'autorisaient.
Leur vie durant les parents d'Anthony avaient cette ambition: "construire ",  la  cabane comme horizon, et tant bien que mal, y étaient parvenus. Il ne restait plus que vingt ans  de traites avant  de la posséder vraiment. ...L'hiver, le chauffage électrique produisait un peu de chaleur et des factures phénoménales. A part ça, deux chambres, une cuisine intégrée, un canapé cuir et un vaisselier avec du Lunéville. Anthony s'y sentait chez lui. Page 33
 
En tout cas, tous le convives semblaient être contents d'être là. Anthony vit quelques filles dont il aurait pu tomber amoureux très vite. De hautes meufs à queue de cheval et de petits tops clairs. Elles avaient des  dents blanches, de grands fronts et de petits culs.  Des garçons leur parlaient comme si de rien n'était. Tout roulait d'une manière difficilement supportable. dans un coin, deux mecs partageaient  un cubi de rosé, assis sur de vieux transats...Ils trouvèrent des bières dans la cuisine et se mirent à boire en faisant le tour du propriétaire. Comme personne ne les connaissait, on les dévisageait bien un peu, mais sans animosité particulière. c'était une belle maison. page 41
 
Anthony ne savait plus où il était. Il porta la fiole à ses narines plus pour  se donner une contenance qu'autre chose, et renifla un bon coup. Aussitôt sa cervelle fut prise dans un courant d'air et il se mit à rire.  Blouson de cuir récupéra sa fiole. Les autres décampèrent. Et Anthony resta seul, en tailleur, la tête pendante, complètement dans les vaps.
Quand il reprit ses esprits, il était dehors, étendu en travers d'un escalier. Il avait les cheveux trempés, et son cousin essayait de lui faire boire  un peu d'eau. Clem était là aussi. page 46
 
...Fred se pointa. C'était un de ces foncedés authentiques,  toujours mou, toujours affable. Hacine ne pouvait pas le blairer. Surtout que ce déchet se permettait d'être familier parce qu'il avait jadis connu les cousins Bouali,  ceux qui, les premiers,  avaient les circuits du shit à Heillange dans les années 80. page 62
 
Depuis quelque temps déjà, des bleds fantômes situés à proximité de la frontière connaissait un regain de vie inespéré. Le mérite en revenait au Luxembourg qui, souffrant toujours d'un manque chronique de main-d'œuvre, venait tout naturellement puiser chez ses voisins, les bras et les têtes qui lui faisaient défaut. Des tas de gens se retrouvaient à faire la route chaque jour pour occuper leurs emplois étrangers. Là-bas, les paies étaient bonnes, les protections minces. On menait ainsi des existences à cheval, travaillant d'un côté, vivant de l'autre. Et sous l'effet de cette perfusion transfrontalière, des territoires moribonds revenaient à la vie. page 74
 
Il leur ( Anthony et son père) fallut trois bonnes heures pour finir la haie....C'était un bon boulot, la maison était propre, tout était net, rafraîchi. et Anthony serait resté là , à profiter du silence et de la proximité de son père. Mais ils avaient encore de la route pour rentrer. Ils emballèrent le matos et refermèrent la grille. page 76
 
L'adolescent n'aurait pas su décrire cette sensation. ça n'avait rien à voir avec la picole ou la fumette. Il se sentait maître de lui, affûté comme un bistouri. Il aurait pu passer son bac en candidat libre. ET Steph semblait incroyablement accessible tout à coup. page 93
 
Lui se contentait de vivre par défaut, nul au bahut, piéton , infoutu de sortir une meuf, même pas capable d'aller bien. Page 98
 
Depuis quelques années, cette ZUP des Trente Glorieuses s'était beaucoup dépeuplée et les derniers locataires avaient trouvé tout naturel d'étendre leur domaine  personnel aux appartements vacants. ...Les loyers eux, restaient inchangés. A l'office d'HLM on feignait d'ignorer ces privautés immobilières. Ces tours , on n'en ferait rien, de toute façon. Entre les paraboles et le linge qui séchait, on voyait le crépi se déchirer, la rouille gagner les balcons, dégouliner des tuyaux d'évacuation, s'emparer des façades en couleurs brunes. page 107
 
L'éducation est un grand mot, on peut le mettre dans les livres ou les circulaires. En réalité, tout le monde fait ce qu'il peut. page 112
 
Quand il était petit, elle lui chantait La rivière au bord de l'eau. Il adorait la confiture de myrtilles et ce dessin animé avec ce petit Indien, Zacharie ou quelque chose comme ça. Elle pouvait encore se souvenir de l'odeur de sa tête quand il s'endormait sur ses genoux, le samedi soir devant la télé. Comme du pain chaud. Et un beau jour, il avait demandé de frapper avant qu'elle rentre dans sa chambre, et à partir de là, les choses s'étaient précipitées d'une manière assez inattendue. Maintenant, elle se retrouvait avec cette demi-brute qui voulait se faire tatouer, sentait des pieds et se dandinait comme une racaille. Son petit garçon. Elle s'énerva pour de bon. page 130
 
Ici, la vie était une affaire de trajets. On allait au bahut, chez ses potes, en ville, à la plage, fumer un pet' derrière la piscine, retrouver quelqu'un dans le petit parc. On rentrait, on repartait, pareil pour les adultes, le boulot, les courses, la nounou, la révision chez Midas, le ciné. Chaque désir impliquait une distance, chaque plaisir nécessitait du carburant. A force, on en venait à penser comme une carte routière. Les souvenirs étaient forcément géographiques. page 135
 
II -  1994 You could be mine
 
Hacine conduisait un Break Volvo...Il rentrait. Deux ans plus tôt, ils étaient partis avec son père. La voiture était pleine à ras bord. Ils avaient emporté du parfum, du café, des savonnettes, des vêtements achetés chez Kiabi pour les petits cousins et quelques Levis pour les revendre sur place. Sur le bateau, son père lui avait coupé les cheveux. Il avait sorti des habits neufs de  sa valise et des chaussures  en cuir. Hacine devait se faire beau.  page 178
C'était quand même marrant. Les hommes de la génération de son vieux avaient quitté le Maroc parce qu'ils n'y trouvaient rien à y faire, et qu'aucun de leurs problèmes  ne trouvait de solution sur place.  Et  maintenant,  c'était devenu la terre promise, le lieu parfait des origines, là où le mal était lavé après les corruptions et les déveines hexagonales. Quelle connerie!....page 181
On l'y avait envoyé ( au Maroc)  pour laver une faute (des vols et de multiples délits), apprendre à vivre et devenir un homme. Il en revenait avec 45 kg de résine.  page 183
 
Vanessa, elle les voyait petits, larbins, tout le temps crevés, amers, contraignants, mal embouchés avec leur TéléStar et leurs jeux de grattage, les chemises-cravates de son père et sa mère, qui tous les trimestres refaisait sa couleur et consultait des voyantes tout en considérant que les psy étaient tous des escrocs.
Vanessa voulait fuir ce monde. Coûte que   coûte. Et son angoisse était à la mesure  d'échappée belle. son désir. page 199
Depuis que les usines avaient mis la clé sous la porte, les travailleurs n'étaient plus que du confetti. Foin des masses et des collectifs. L'heure désormais, était à l'individu, à l'intérimaire, à l'isolat. page 212
 
Hacine était venu maintes fois au Maroc, pendant les grandes vacances, mais il n'avait jamais voulu se mêler aux habitants. Il les trouvait repoussants. Leur mentalité avait quelque chose de médiéval qui lui foutait la trouille. Cette fois qu'il était coincé pour de bon, il avait découvert ce qui s'y tramait, sous l'apparente inertie. Le Rif produisait chaque année des milliers de tonnes de cannabis. Des champs d'un vert fluorescent couvraient des vallées entières, à perte de vue, et si le cadastre fermait les yeux, chacun savait à quoi s'en tenir. ..Et l'argent du trafic irriguait le pays de haut en bas. page 220
Il fallait reconnaître à l'argent cette puissance d'assimilation extraordinaires, qui muait les voleurs en actionnaires, les trafiquants en conformistes, les proxénètes en marchands. Et vice versa. page 222
 
Steph souriait. Elle ne voyait plus sa copine du même œil. Maintenant qu'elle considérait son avenir, ses options, le fonctionnement des carrières, une évidence nouvelle s'imposait brutalement à ses yeux: le monde appartenait aux premiers de classe. Tous ces gens dont on s'était moqués parce qu'ils étaient suiveurs, timorés, lèche-cul et consciencieux, c'est eux qui, en réalité,  avaient  raison depuis le début. Pour briguer les bonnes places, et mener plus tard des vies trépidantes et respectées, porter un tailleur couture et des talons qui coûtent un bras, il ne suffisait pas d'être cool et bien née. Il fallait faire ses devoirs. Le choc était rude pour Steph qui avait tout de même beaucoup misé sur son je-m'en-foutisme foncier et ses prédispositions pour tous les sports de glisse. page 244
 
Autour de Luc, beaucoup de gens partageaient d'ailleurs ces diagnostics et plaidaient pour des . quotas, des charters, un rappel sévère  qu'on était chez soi, en somme. Mais ces idées, en dépit de leur succès,  demeuraient en coulisse, cantonnées. Dans des endroits où  il fallait bien se tenir, on n'en parlait pas. Une sorte de honte diffuse empêchait, comme une politesse. page 252
 
 
III -  14 juillet 1996
 
Anthony avait eu dix-huit ans en mai. Puis, son bac en juin, série STT, sans aller au rattrapage, sans  se faire d'illusions non plus quant à la suite des événements. De toute façon, ça n'avait plus d'importance. En mars, il s'était rendu à Metz avec toute sa classe , à un  forum d'orientation....Il avait signé sa feuille d'engagement en avril. Il partait le 15 juillet. C'était demain. page 291
Comme des milliers de gosses de pauvres qui n'avaient jamais été heureux à l'école, il partait pour se trouver une place, apprendre à se battre et voir du pays. Coïncider avec l'idée que son père se faisait d'un homme, aussi. page 293
L'armée était un autre  giron où se cacher. Là-bas, il n'aurait qu'à obéir.  Surtout, c'était le moyen de foutre le camp . Il voulait quitte  Heillange à tout prix et mettre enfin des  centaines de bornes entre lui et son vieux. page 301
 
Mais demain Hacine reprenait le taf et il avait le cœur gros comme un écolier. Par la fenêtre de la cuisine, il apercevait la vallée, tous ces petits cons en tas, qui vivaient heureux, en famille, un dimanche de plus. page 312
 
Dans la vallée, il ne restait presque plus d'usines, et les jeunes taillaient la route, faute d 'emploi. Par conséquent , la masse des ouvriers qui avait jadis fait les majorités municipales et donné le ton à la politique dans le coin était vouée à la portion congrue. La mairie, avec l'aide du conseil régional et de l'Etat, soutenait donc des hypothèses de développement novatrices. page 318,
 
Etre adulte c'était précisément savoir qu'il existait d'autres forces que le grand amour et toutes ces foutaises qui remplissaient les magazines, aller bien, vivre ses passions, , réussir comme des malades. Il y avait aussi le temps, la mort, la guerre inlassable que vous faisait la vie. Le couple, c'était ce canot  de sauvetage sur le rebord de l'abîme. page 327
 
Steph se rendait compte qu'elle avait eu beaucoup de chance jusqu'à présent. Elle était née au bon endroit, à une période plutôt clémente de l'histoire du monde. De toute sa vie, elle n'avait eu à craindre  ni la faim, ni le froid,  ni la moindre violence. Elle avait fait partie des groupes  souhaitables ( famille bien  lotie, potes à la coule, élèves sans difficultés majeures, meufs assez bonasses. ) et les jours s'étaient succédé avec leur lot de servitudes minimes et de plaisirs réitérés.  page 328
 
Et voilà qu'à présent, il (David le père d'Anthony)  chez lui, seul la plupart du temps.. Il passait des soirées à siroter  du Picon-bière et à s'endormir, la bouche ouverte devant la télé. Il se réveillait à 3 heures du mat', en sursaut, une barre glacée en travers des reins. Le lendemain, il avait peine à se lever et ensuite, il fallait tirer sa journée. Après ça, il n'avait envie de rien , sinon de rentrer chez lui. Et là, rebelote. Un verre... page 340
 
Coralie et Hacine se promenaient avec leur chien, main dans la main. Autant dire que Hacine était au plus mal. Il se dit qu'après la buvette, il se dégagerait. Ils passèrent devant. Il n'osa pas . Il avait croisé des potes d'avant en plus, il en avait eu un coup de chaud. Il ne savait pas très bien pourquoi, mais le truc d'être en couple,  se balader, les bisous dans la rue, il ne s'y faisait pas. page 346
 
Rien qu'à la (la famille d'un  copain) regarder, Anthony se sentit mal. Ces femmes qui,  d'une génération à l'autre, finissaient toutes effondrées, à moitié boniches, à ne rien faire qu'assurer la persistance d 'une progéniture vouée aux mêmes joies, aux mêmes maux, tout cela lui collait un bourdon phénoménal. page 350

IV - 1998. I will survive.
 
Depuis des jours, la France entière était tricolore et les mêmes mots ricochaient à travers tout le pays. Dès 8 heures du mat' il l'avait entendu sur son radio-réveil, la France était en demi-finale. page 381
La France était en demi-finale. Une voix le rappela , une fois de plus à l'aimable clientèle et annonça que , pour l'occasion, le magasin faisait une promotion exceptionnelle sur les téléviseurs. Anthony retraversa aussitôt le Leclerc pour se rendre compte.  page 382
A l'armée, Anthony s'était justement  blessé en jouant au foot, après ses classes. Le ménisque. ...Six mois de rééducation avaient suivi , puis il était reparti en Allemagne. Après une série de tests physiques destinés à mesurer  son aptitude au service, on lui avait expliqué  que ce n'était plus tellement la peine d'insister....Et pouvait rentrer chez lui. page 384
 
Depuis que Hacine et Coralie étaient rentrés de la maternité avec la petite, leur vie était devenue une suite ininterrompue de corvées. Il fallait se lever la nuit, enchaîner les bibs sur vingt-quatre heures, le change, les promenades, continuer à aller au taf. Les journées filaient toutes semblables, exténuantes. Avec Coralie, ils n'arrivaient même plus à se parler, sans que ça finisse en engueulade. ...Pour parfaire le tableau, Coralie était  déprimée par sa prise  de poids....sans compter les beaux-parents qui s'étaient inventés de nouveaux droits sur leur vie depuis qu'ils étaient papy et mamie. Ils se sentaient désormais autorisés à venir quand ça leur chantait, en coup de vent, pour voir la gosse et donner un coup de main. page 391

Il (Anthony)  était arrivé chez le cousin vers 17 heures, en bagnole, un cubi à la main. Le cousin venait de faire construire, dans un nouvel lotissement situé à proximité  des tennis. ...Anthony avait eu droit au tour du propriétaire, comme à chaque fois qu'il passait, histoire de constater l'avancement des travaux ...Page 399

Et le cousin quitta les lieux au pas de course. .Anthony retourna au bar et commanda un demi. La France l'emporta. La France était en finale page 405

Après le coup de sifflet, Heillange se souleva. Les rues se remplirent aussitôt d'une infinie procession de voitures qui se mirent à klaxonner dans tous les sens.  page 406
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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