mercredi, octobre 28, 2020

L' ARMEE DES PAUVRES ( B. Traven) 1937

Mexique, début du XXè siècle. Juan Mendez, un jeune chef indien, révolté par les conditions de vie inhumaines des péons qui travaillent dans les plantations d'acajou pour de riches propriétaires terriens, décide de lever une armée. Une armée de pauvres, de pauvres paysans illettrés, en haillons, affamés, qui, en dépit de leur faiblesse, vont aller de petites victoires en petites victoires, prenant d'abord quelques fermes avant de marcher, toujours plus nombreux, sur des villes de plus en plus importantes. Cette révolte inquiète bientôt le pouvoir central du dictateur Porfirio Diaz, qui va envoyer les troupes gouvernementales à l'assaut du "général de la jungle" et de son armée de péons. 
On retrouve dans ce roman inédit de Traven écrit en 1937, tout l'humanisme et le talent  de l'auteur. Jamais manichéen, il restitue avec une grâce inouïe toute la complexité de son sujet, n'ignorant aucun aspect de cette révolte, profondément inspirée de l'aventure d'Emiiliano Zapata: sens de l'histoire, , mouvements sociaux, culture indienne, dictature, racisme, esclavage par dettes, corruption du pouvoir, etc...Surtout, Traven montre la même compassion pour les opprimés et pour les oppresseurs, tous victimes finalement des mêmes mécanismes de domination, au-delà desquels l'auteur excelle à mettre en relief l'humanité meurtrie. 


Sous la dictature, à part le dictateur, le Caudillo, personne n'était plus redouté que les rurales. Mais personne non plus autant haï que lui.  ( les rurales: forme de police spéciale, composée en majorité de hors-la-loi. Elle constituait le bras droit de la dictature) ...Les rurales étaient une police montée qui contrôlait tout le pays. page 10

Pour la majorité de ces ouvriers indiens des plantations d'acajou, qui étaient à quatre-vingt dix pour cent des agriculteurs, le concept de liberté se résumait en un voeu simple, clair et net: que l''Etat les laisse en paix. Ils ne voulaient plus subir d'oppression, quel que soit le nom qu'on lui donnât: gouvernement,  amour de la patrie,  augmentation de la production, expansion économique, conquête des marchés; discipline,; droit ou devoir. Ils rejetaient toutes ces prétendues vertus, absurdes et insens ées, que la dictature proclamait pour abrutir le peuple et l'empêcher de regarder en face la racine de tous ses maux.  page 13

Ce qu'ils voulaient: ne plus être dominés,, ne plus être commandés. page 14...Ils voulaient cultiver leur terre, élever leur bétail, porter sans entrave leurs marchandises au marché, fonder une famille ; avoir des enfants, célébrer de temps en temps une fête et faire une ou deux fois par an le pèlerinage des grandes férias de l'Etat.  Et puis, une fois devenus vieux, ils espéraient pouvoir mourir en paix,  entourés de leurs chers amis et de leurs voisins. page 15 Ils avaient été torturés, fouettés, humiliés, frappés sur la bouche, par les monstres, ravageant le pays et massacrant tous ceux qui ne faisaient pas partie de leur classe page 15

L'armée était conduite par un jeune homme de 21 ans, qui s'appelait Juan Mendez, en tout  cas, c'était son nom. Mais tous les muchachos l'appelaient Général. Il avait fait partie du petit groupe d'ouvriers qui avait entamé l'insurrection. Comme il avait une formation militaire, il était tout naturel qu'on lui eût confié le commandement suprême de l'armée. page 17  C'était apparemment un Indien huaxtèque;, mêlé de sang espagnol. Il s'était engagé dans l'armée à l'âge de 16 ans. ... ( il a déserté l'armée suite à la noyade d'un jeune soldat indien par un officier , ce qui l'a révolté. ) Le sergent Mendez n'était pas  encore totalement abruti par le service de la dictature, peut-être parce qu'il tenait plus de l'Indien que du soldat obéissant. page 18

Ces hommes ayant vécu pendant quatre cents ans, ou plus, dans la servitude, avaient été contraints pendant tout ce temps d'abandonner toute pensée, toute responsabilité, toute organisation, toute parole, tout commandement à leurs maîtres et aux autorités page 29 Les rebelles qui arrivaient  à présent dans ce ranch ignoraient qu'une révolution ne change pas un système à elle seule. Elle transfère simplement la propriété.  Seuls les noms des propriétaires changent. page 29

Le tragique n'était pas qu'il puisse y avoir des dictatures, ni même qu'il y en ait, c'était que toute dictature, même la plus florissante et la plus bénie des dieux en apparence, se termine par la destruction, la dévastation , le chaos, suivant les lois de la nature que nul homme ne peut changer ou influencer.  page 30

Parmi les habitants de ce petit village, seule une famille sur trois possédait une machette, chaque homme ayant un couteau rouillé et à moitié cassé. Chaque famille avait une seule cuiller tordue. dans tout le village, on  ne pouvait trouver le moindre lit, la moindre chaise, la moindre table. On aurait trouvé une vingtaine de mètres de fil de fer en fouillant toutes les cabanes. C'était du fil de fer que les hommes avaient trouvé par petits morceaux  et ramassé lors de longues marches  à travers le pays, ou coupé sur  des fils téléphoniques tombés à terre ou arrachés à des clôtures près desquelles ils passaient . page 33. 

La brutalité, la bestialité, la cruauté et la perversité refoulée des bourgeois hypocrites, des policiers et des minables lavettes qui pouvaient  provisoirement se sentir les maîtres s'exprimaient pleinement et la manière la plus répugnante en donnant libre cours à leur sadisme chaque fois que les prolétaires indiens qui avaient osé se soulever contre la tyrannie et la dictature avaient été écrasés. Pour chaque morveux en uniforme tombé au combat, cent, parfois trois cents prolétaires indiens étaient torturés, fouettés, puis assommés comme des chiens , pendus à vingt , à un seul  arbre, tels des brigands.  page 53

Les tyrans, les dictateurs et les oppresseurs n'ont jamais droit qu'à une brève période dans l'histoire de l'humanité, même si cette période  est toujours riche en terreur et en épouvante.  page 75

Les péons, habitués depuis des siècles à dépendre de maîtres, de tyrans, d'oppresseurs e tde dictateurs, ne furent pas libérés par la révolution, même pas là où les grands domaines féodaux furent partagés entre les familles de péons  en petites propriétés communales, les ejidos. ils restèrent des esclaves, avec la seule différence qu'ils avaient avec leurs nouveaux maitres, les leaders révolutionnaires madrés s'étaient enrichis.  page 81..Celui qui possède la carabine et le revolver est le maitre de celui qui n'en a pas. 

La dictature se distingue des autres formes de gouvernement essentiellement par l'intolérance vis - à - vis des autres hommes et par l'exercice impitoyable de la vengeance aux dépens des faibles et des humiliés. page 83 La dictature enseigne aux gens à ne rien voir, à ne rien entendre, à ne rien savoir, à ne rien penser et à n'ouvrir sa gueule que pour crier Viva! page 84

Nous ( l'armée gouvernementale)viendrons à bout de ces bandits; et alors nous leur montrerons qui sont les vrais maîtres du pays. Les bonnes vieilles traditions, le droit, l'ordre, le calme et la morale, voilà ce que nous défendons. page 127..Cette table de bois brut ici était recouverte de nappes de coton multicolores, bon marché. Elle portait aujourd'hui une profusion de plats emplis de haricots rouges,  de dindons  et de coqs rôtis, de salade toute fraîche, d'oignons en grande quantité, de boîtes de sardines et de saumon de l'Alaska, de grandes corbeilles débordant d'ananas, de bananes, de mangues, de pommes-cannelles et autres fruits tropicaux de cette région. Cinq bouteilles de vermouth et de muscat d'Espagne semblaient égarées sur les longues planches qui composaient la table. Il n'y avait pas beaucoup de vin. page 128

Seules les officiers, les grands propriétaires terriens et les capitaines d 'industrie avaient le droit dese rebeller quand le dictateur n'était pas à leur botte.  page 134

(Des péons ont été capturés) Monsieur le commandant, je propose que nous fassions venir tous les péons de mon domaine afin qu'ils puissent être témoins du châtiment infligé aux rebelles. Ce sera une bonne chose pour nous tous, qu'ils assistent au spectacle.  Cela leur fera oublier leurs éternelles protestations contre la tyrannie et l'injustice. Et pour toujours, il faut l'espérer. page  136
Les dictateurs ne se sentent heureux que quand ils sont entourés d'esclaves qui les applaudissent, leur servent  souvent de laquais.  page 137

Quatre des muchachos , sentant qu'au prochain coup de pied, ils ne pourraient plus sortir le moindre mot, crièrent vigoureusement que le permettait la terre qu'ils avaient dans la gorge : " Tierra y  Libertad! Vive la révolution des péons" Ces cris étaient à peine audibles et mal articulés. Pourtant les autres muchachos qui eux aussi, vivaient leurs derniers instants, recueillaient ces sons étouffés péniblement proférés. ...Cet hymne n'annonçait pas la venue d'un sauveur, il annonçait la  venue d'hommes nouveaux. Il célébrait des héros, tels que la dictature et la tyrannie sont capables d'enfanter. Non pas pour maintenir le despotisme, mais pour l'anéantir. page 143  (un groupe de muchachos ont été pris par les rurales et sont mis à mort: enterrés vivants, on a fourré de la terre  dans leur gorge, leurs yeux, leur nez et les oreilles., puis piétinés avec les bottes...°
Ce jour-là, les péons (qui sont employés chez le fermier et sont présents aux exécutions)  sentirent germer en eux de la fierté quand ils entendirent les cris de victoire étranglés de ces muchachos mourants. Malgré une conscience restée jusqu'à présent si vague et si floue, ces hommes comprenaient de quoi ils pouvaient être capables en tant qu'êtres humains.  Car ils se rendaient compte que ces rebelles, assez courageux pour lancer au milieu des souffrances les plus épouvantables leur haine au visage des laquais du dictateur, appartenaient à leur race, à leur classe, et non à la classe de leurs maîtres. Aucun d'eux n'avait jamais vu un fermier mourir aussi dignement que ces rebelles. ...Ils racontèrent à leurs femmes, et à leurs enfants ce qu'ils venaient de voir et de vivre....Hommes et femmes s'agenouillèrent devant les miniatures portraits de la Sainte Vierge salis et noircis par la fumée...Ils prièrent pour les âmes des rebelles exécutés avec autant de ferveur que s'il s'était agi de celles de leurs défunts pères. page 145 

Professeur regarda Général avec un sourire. " ça m'intéresserait quand même beaucoup de savoir ce qui était écrit sur la première page des lettres que tu écrivais à ta mère, Général". - C'est très simple et tout à fait clair. je lui écrivais : " Ma bien-aimée, ma noble et digne mère" après quoi, je mettais un point.  - Et qu'y avait-il d'autre sur la première page?  - Il ne pouvait rien y avoir de plus, étant donné que la première page était déjà remplie....- Et ensuite sur la deuxième page? Qu'est-ce qui était écrit? interrogea Professeur, toujours avec un sourire.  - C'est tout aussi simple et out aussi clair, dit Général  se porte bien.  "Ton fils reconnaissant qui t'embrasse les mains et les pieds. Juan Mendez. " page 178

(L'armée des rurales fait bombance dans une ferme (une finca) après avoir massacré des muchachos (voir page 145). Si on ne peut pas de temps en temps se comporter comme le commun des mortels et profiter des plaisirs de la vie, alors être soldat perdrait tout son charme. page 181

" C'est dans la terreur et l'épouvante que la dictature est née! Elle s''est maintenue au pouvoir par l'épouvante et les coups de fouet.! Elle va être renversée dans la terreur, l'épouvante et le massacre de millions d'hommes! L'âge d'or du mensonge va être noyé dans des flots de sang vermeil! Vive la révolution du prolétaire! Terre et liberté! " " Vive la révolution! A bas les tyrans! Terre et liberté pour tous! Ni maîtres ni contremaîtres! Vive la rébellion! Vive la rébellion des Indiens! page 192

L'armée (des muchachos) resta une semaine dans cette finca riche et prospère, autrefois si belle et même royale.  La veille du départ, Professeur partagea les terres entre les péons qui, comme leurs ancêtres, avaient consacré à ce grands domaine durant trois cents longues années leur sueur, leur sang et leurs larmes.  page 195

Les écoles n'existaient que pour les enfants des Latinos. Et s'il arrivait que les enfants indiens de la ville, les enfants des prolétaires qui vivaient dans des masures d'argile croulantes à l'orée de la ville, fussent admis à l'école, ils étaient les souffre-douleur du maître. Une chose impensable pour les Latinos , car leurs pères n'auraient pas hésité à venir à l'école, armés de leurs révolvers, et à dire leur façon de penser au maître qui e serait laissé aller  à donner à l'un de leurs enfants ne serait-ce qu'une tape sur la main.  page 202

En quatre cents ans de privation de droits, l'Indien était devenu si méfiant qu'il disait oui à tout du bout des lèvres, mais n'accordait jamais avec sa raison ni créance ni confiance,  et surtout pas à ceux qui venaient le trouver en affirmant qu'il  étaient ou voulaient devenir leurs amis. page 219

Chaque repas servi au général vaut pout le moins quatre pesos, mais il ne  paie qu'un demi-peso. Le fermier redoute de  réclamer plus que le prix habituel , de peur de susciter colère et contrariété chez le général et de tomber en disgrâce auprès de tous les petits dictateurs qui décident de son destin. Si le général était seul, ce serait encore supportable, et le fermier se dirait qu'il faut faire quelque chose pour le bien de la patrie. Mais le général est accompagné d'une longue cohorte d'officiers et d'ordonnances qui se mettent en devoir de dévaster à coup de mâchoires le pauvre ranch. Pour un demi-peso, il faut leur servir des mets qui, dans l'idée d'un pauvre paysan, constituent l'ordinaire des généraux, des commandants et des lieutenants. page 241
On comprendra mieux ainsi pourquoi le propriétaire des lieux faisait quatorze fois la prière suivante: " O vous mon Dieu qui êtes aux cieux, faites que les rebelles arrivent, qu'ils soient exterminés et que toute cette horrible mascarade se termine afin que je récupère mon ranch, même s'il n'est plus que ruines"  Pour l'instant, le général n'était pas pressé de marcher sur les rebelles. Il percevait sa solde de temps de guerre tant qu'il était en campagne. Une fois les rebelles massacrés jusqu'au dernier, il serait obligé de rentrer dans sa garnison et il ne recevrait ni solde  de temps de guerre ni riches repas à un demi-peso. page 242

Une bataille. J'entends toujours parler de bataille,  lieutenant Bailleres. Une bataille!  Vous ne parlez  tout de même pas de livrer bataille contre ces bandits en guenilles. On ne mène pas une bataille contre des émeutiers, des rebelles ou des grévistes, on leur donne une correction et  on les pend. Ou bien, on les enterre vivants pour économiser la corde et le travail du bourreau. Une bataille! ..page 264 Il était inutile de poster d'autres sentinelles. face aux rebelles, on ne poste pas de  sentinelles. ce serait leur reconnaître le rang de soldat. page 266..;face à des rebelles, il ( le général) ne procédait pas comme un général mais comme un inspecteur de police envoyé avec ses hommes pour capturer des criminels évadés.  page 292

La valeur d'un militaire, non seulement d'un bon soldat, mais surtout celle d'un officier et même parfois d'un général, est partout mesurée et jugée d'après le peu d'usage qu'il fait de son cerveau. la paresse intellectuelle devient vertu sous une dictature. Au contraire, dans une démocratie, elle est signe de pourriture.  page 296
 
Quand on est du côté du pouvoir, on n' a pas besoin d'être brave. page 308

"Tu es professeur. Et qui plus est professeur de village. - Eh oui, c'est vrai. ...professeur rural itinérant. Tous les deux mois, je change de village parce que les fonds accordés pour mon traitement ne couvrent que deux mois. Et le deuxième mois est particulièrement sombre, car je peux m'estimer heureux si je touche pendant cette partie de mon travail la moitié de ce qu'on m'avait promis.  Ensuite, je reçois une lettre du recteur d'académie où on m'annonce le nom du prochain village où je dois enseigner. Il me faut parfois jusqu'à trois ou quatre  jours pour y arriver.... page 378.. A quoi sert un bon salaire si on ne se sent pas bien.? Et si je ne peux pas ouvrir ma gueule et dire ce que je pense, cent pesos de traitement par jour ne peuvent compenser cette part de mon coeur et de mon âme que je perds morceau par morceau. On n'est pas des bêtes ou des marionnettes. je suis un homme sacré bon Dieu! Ici, je peux être un homme. Ici, nous pouvons tous être des hommes. Et nous voulons le  rester. Et ça , nous défendrons jusqu'à la dernière goutte de notre sang contre le Caudillo, contre cette maudite et satanée dictature. page 379

Voilà le résultat obtenu par la dictature. ..Le chaos. Voilà le résultat qu'a obtenu ce crétin de dictateur, ce fou de chef d'Etat. Il a créé le chaos.....C'est pourquoi chacun crie. Et chacun hurle sa propre mélodie parce qu'il n'en connaît pas d'autre....page 384

Il se leva. Se dressa bien droit....et cria en guise de salut. " Muchachos, la terre et la liberté" Et les muchachos répondirent d'une seule voix: " La terre et la liberté! " page 387


 

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