dimanche, janvier 13, 2013

CERTAINES N'AVAIENT JAMAIS VU LA MER (Julie Otsuka)

Des Japonaises au début du siècle dernier ont quitté leur pays pour épouser aux Etats-Unis un homme qu'elles n'avaient pas choisi. Après une éprouvante traversée du Pacifique, elles rencontrent pour la première fois celui pour lequel elles ont tout abandonné. Celui dont elles ont rêvé, celui qui va tant les décevoir. Elles racontent leur misérable vie d'exilées, leur nuit de noces, souvent brutale, leurs rudes journées de travail, leur combat pour apprivoiser une langue inconnue, l'humiliation venue des Blancs, le rejet pour leur progéniture de leur patrimoine et de leur culture...jusqu'à la guerre 39-45, le silence et l'oubli.

"Nous nous sommes mises à penser à autre chose. Au kimono que nous porterions le jour de notre arrivée. A notre coiffure. A ce que nous dirions  quand nous le verrions. Parce qu'à présent, nous étions sur le bateau, le passé était derrière nous et il n'y avait pas de retour possible. page 20

"Nous souffrions toutes - nos mains pleines d'ampoules saignaient, nos genoux brûlaient, notre dos ne s'en remettrait jamais...Si nos maris nous avaient dit la vérité dans leurs lettres - qu'ils n'étaient pas négociants en soieries, mais cueillaient des fruits, qu'ils ne vivaient pas dans de vastes demeures aux pièces nombreuses mais dans des tentes, des granges, voire  des champs, à la belle étoile - jamais nous ne serions venues en Amérique accomplir une besogne qu'aucun Américain qui se respecte  n'eût acceptée...Le jour, nous travaillions dans les vergers et leurs champs mais, chaque nuit,  dans notre sommeil,  nous retournions chez nous.page 38, 39

...Nous vivions dans une hutte en terre battue sous un saule, au milieu d'un vaste champ sans clôture, er dormions sur un matelas de paille. Nous allions faire nos besoins dehors, dans un trou. Nous tirions notre eau du puits. Nous passions nos journées à planter, à ramasser des tomates du lever au coucher du soleil, et nous ne parlions à personne hormis à nos maris pendant des semaines d'affilée...Et nous comprenions que jamais nous aurions dû partir de chez nous. Nous avions beau appelé notre mère de toutes nos forces, nous savions bien qu'elle ne pouvait nous entendre, aussi essayions-nous  de tirer le meilleur parti  de ce que nous avions. page 44

Certaines d'entre nous avaient grandi dans de belles propriétés, avec leurs propres domestiques, et ne supportaient pas qu'on leur donne des ordres. page 54

Nous avons accouché sous un chêne, l'été, par quarante-cinq degrés.Nous avons accouché près d'un poêle à bois dans la pièce unique de notre cabane par la plus froide nuit de l'année. Nous avons accouché sur les îles venteuses du Delta, six mois après notre arrivée, nos bébés étaient minuscules, translucides, et ils sont morts au bout de trois jours. Nous avons accouché 9 mois après avoir débarqué de bébés parfaits, à la tête couverte de cheveux noirs. Nous avons accouché dans des campements poussiéreux, parmi les vignes. Nous avons accouché dans des fermes reculées, avec la seule aide de nos maris....page 65

Dès que possible (les enfants) nous les avons mis au travail dans les champs. Ils cueillaient des fraises avec nous..ils ramassaient des petits pois avec nous...ils se faufilaient derrière nous  dans les vignes....page 74..Une autre, un jour,  s'est assise parmi les rangs d'oignons en disant qu'elle aurait préféré ne jamais naître. Et nous demandions  si nous avions bien fait de les mettre au monde. page 75

Quelques-unes des nôtres ne parvenaient pas à en avoir (des enfants) , et c'était bien là le pire. Car, sans héritier pour transmettre le nom de famille, l'esprit de nos ancêtres cesserait d'exister. page 80

Un par un les mots anciens que nous leur(les enfants) avions enseignés disparaissaient de leurs têtes .Ils oubliaient les noms des fleurs en japonais.Ils oubliaient le nom des couleurs. Celui du dieu renard, du dieu du tonnerre, celui de la pauvreté, auquel nous ne pouvions échapper. page 83

Nous les reconnaissions à peine. Ils étaient plus grands que nous, plus massifs...Surtout, ils avaient honte de nous.De nos pauvres chapeaux de paille et de nos vêtements miteux. De notre accent prononcé. De nos mains calleuses, craquelées. De nos visages aux rides profondes, tannées par des années passées à ramasser des pêches, à tailler des vignes en plein soleil. Ils voulaient de vrais pères qui partent le matin en costume - cravate et ne tondent pas la pelouse que le dimanche. Ils voulaient des mères différentes, meilleures, qui n'aient pas l'air aussi usées. page 85

(pendant la guerre 39-45) Les Japonais ont disparu de notre ville. Leurs maisons sont vides, murées. . Les boîtes aux lettres débordent. Les journaux s'amoncellent sur les vérandas affaissées et dans les jardins. Les voitures restent immobiles dans les allées...page 125
Le maire nous a assuré qu'il n'y avait aucune raison de s'inquiéter."Les Japonais sont en sécurité" dit-il dans le Star  Tribune de ce matin. Il  n'a pas hélas le droit de nous révéler où ils se trouvent. "ils ne seraient plus en sécurité , n'est-ce pas , si je vous révélais l'endroit."page 126

Ce sont nos enfants qui semblent prendre la disparition des Japonais le plus à coeur. Ils répondent plus que d'habitude. Ils refusent de faire leurs devoirs.Ils sont anxieux. Font des histoires..."Chaque fois que je ferme les yeux, je les vois" dit l'une. Une autre pose des questions " Où peut-on aller les chercher?" Y-a-t-il une école où ils sont?" page 128

Certains membres de notre communauté, pourtant, ont été plus que soulagés de les voir partir. page 129

Les gens commencent à exiger des réponses. Les Japonais  se sont-ils rendus dans les centres d'accueil de leur plein gré ou sous la contrainte? Quelle est leur destination finale? Pouquoi n"avons-nous pas été informés de leur départ à l'avance?  Qui va les défendre si la chose est possible? Sont-ils innocents?  Sont-ils coupables? page133

Un  an plus tard, toute trace de leur présence  a disparu  de notre ville ou presque. ...Tout ce que nous savons,  c'est que les Japonais sont là-bas quelque part, dans tel ou tel lieu et que nous ne les reverrons jamais plus en ce bas monde. page 139




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