jeudi, avril 04, 2013

LETTRE A JIMMY (Alain Mabanckou)

L'auteur écrit à James Baldwin à l'occasion du 20è anniversaire de sa mort à Saint-Paul-De-Vence, en 1987. Tous deux sont Noirs mais l'un est né aux USA en 1924, l'autre en Afrique. Ce qui m'a intéressé dans ce livre, ce sont les réflexions sur la négritude et les différences entre celle d'Afrique et celle des Etats-Unis, la ségrégation raciale.

Le Noir américain a une identité unique.Il n'a d'homologues nulle part et pas de prédécesseurs..."Je m'appelle  Baldwin parce que je fus soit vendu  par ma tribu africaine, soit volé à elle pour tomber entre les mains d'un chrétien blanc du nom de Baldwin qui me força à m'agenouiller au pied de la croix." page 15

Ton père se méfie du Blanc quel qu'il soit, quand bien même ce dernier nourrirait les meilleures intentions du monde. Pour David Baldwin, ce n'est pas le Blanc qui est mauvais; tous les Blancs le sont, sans exception. Tu racontes comment une institutrice blanche dut affronter ce père soupçonneux lorsqu'elle eut l'idée de t'emmener au théâtre.page 23

"Je veux être un honnête homme et un bon écrivain"  (Baldwin adolescent) page 33

Les illustres écrivains qui t'ont précedé en France soulignent combien ils se sentent désormais des écrivains à part entière - et non entièrement à part. En France, on ne les considère pas comme des Noirs, ils sont avant tout des artistes, des écrivains qui captent l'attention du milieu culturel du pays d'adoption. Finie l'humiliation subie dans leur territoire, s'offre à eux la possibilité de créer dans la tranquillité, loin de la discrimination raciale...La France devint ainsi le lieu de ton éclosion page 50

L'Oncle Tom, le bon  nègre , entre dans l'imaginaire de la société américaine...La Case de l'Oncle Tom est une oeuvre qui arrange tout le monde alors même que la création devrait bousculer les consciences et ne pas sacrifier la réalité historique à l'émotion...L'Oncle Tom incarne le cliché du Noir hérité de l'imaginaire américain: il est illettré, a les cheveux crépus et sa résistance  phénoménale lui permet  de toujours endurer les vicissitudes de la vie de captif, et finalement d'en "triompher". Quant aux autres esclaves, George, sa femme, sa femme Eliza et leur fils n'échappent pas aux traits communs. le fils ressemble, trait pour trait au cireur de chaussures nègre...Page 66

La littérature  (noire africaine)  se présente comme une vaste campagne de dénonciation du système colonial, contrebalancée par la valorisation des racines africaines...L'Européen , et seul celui-ci , est à l'origine des problèmes de l'Afrique. page 75

"L'opposition  pour l'opposition" ne sera jamais un acte de création mais un bêlement  sans lendemain. page 78

A Paris, le Noir américain est pratiquement l'homme invisible. ... Tu apprendras rapidement que les hommes de couleur ne sont pas logés à la même enseigne en Europe: le traitement  n'est pas identique suivant  qu'on est un Noir d'Amérique et un homme qui vient d'Afrique noire, en particulier de colonies françaises. page 93

Le Noir américain a échoué dans une contrée qui n'est pas la sienne, le Nouveau Monde. Ce territoire d' accueil l'a réduit à un statut si humilant qu'il ne participe pas  aux décisions de cette  nation pourtant multiraciale, mais dominée de mains de maître par les Blancs...En somme, si l'Africain  se rattache naturellement à l'Afrique, le Noir américain, lui, le mystifie, fabrique des légendes, songe à cette terre promise comme à celle de la liberté absolue. Il souhaite retourner  dans le berceau de ses ancêtres. Son Afrique par conséquent est "un pays rêvé." De l'autre côté, l'Africain  veut changer sa terre, son pays "réel", reprendre au colon le pouvoir de décider de son peuple, mettre fin à l'exploitation des richesses de ses terres. L'Africain veut chasser le colon. Le Noir américain se bat pour qu'on le reconnaisse comme citoyen à part entière. Pourtant , le Noir américain et l'Africain sont des étrangers l'un à l'autre. page 98

Bien longtemps, les Noirs de France  ont cru -  et peut-être le croient-ils encore - qu'avoir la même couleur de peau suffisait à parler le même langage, regarder dans la même direction. Or l'Afrique est multiple, éclatée. La culture de tel pays africain n'est pas nécessairement celle de tel autre. Et puis,  leurs déplacements, lorsqu'ils ne sont pas la conséquence de la politique coloniale française, avec l'implication des ressortissants des colonies dans les différentes guerres européennes, relèvent beaucoup plus , d'itinéraires individuels  qu'aucune histoire collective n'a fait se croiser sur la "terre d'accueil". Les études, l'asile politique, les raisons économiques, les guerres civiles sur le continent noir , ne sauraient enfanter une histoire commune - ces contingences  ne sont pas l'apanage de la race noire. A certains égards, je dirais que la communauté noire de France n'est qu'une illusion, qu'elle n'existe pas. Pour la bonne  et simple raison que l'existence d'une communauté  est le résultat  d'une construction à la fois  intellectuelle et historique...Cette autre conscience  - que les Noirs américains ont su développer tout au long  de leur histoire tumultueuse -, cette autre conscience devrait prendre en compte l'expérience vécue sur le sol français.pages 131, 132

Les Noirs de France n'ont pas la même expérience de migration et où "l'addition"  qu'ils demandent à la France de payer n'est pas la même que celle des Noirs américains.  Outre-Atlantique, la ségrégation raciale fut institutionalisée - la France, au contraire,  a joué un rôle significatif dans "l'élaboration, l'expression  et l'émergence  de la condition noire, et ce grâce  à la diversité  des "migrations noires" qu'elle a connues et qu'elle connaît encore de nos jours. page 133

Il y a encore du chemin à parcourir  pour que nous saisissions  enfin que l'autre  n'est pas forcément  synonyme de soustraction, et moins encore de division, mais d'addition, voire de multiplication, deux opérations dont nous ne pourrons plus faire l'économie dans un monde qui conteste  plus que jamais la définition absolue  des identités nationales. page154

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