jeudi, août 23, 2018

L'AUTOBUS ( Eugénia Almeida)

"Dans une petite ville du fond de l'Argentine, un homme et une très jeune femme attendent un autobus dans un café, il passe sans s'arrêter. Il y a quatre jours maintenant que l'avocat Ponce amène sa sœur pour prendre cet autobus et qu'il ne s'arrête pas. Des jeunes gens décident de partir à pied le long de la voie ferrée. Le village s'interroge. Il s'est passé quelque chose dans le pays que tout le monde ignore ici.
Sous l'orage qui gronde sans jamais éclater, de chaque côté de la voie ferrée qui sépare parias et notables, la réalité se dégrade subtilement. des livres disparaissent de la bibliothèque. Les militaires rôdent autour de la ville, des coups de feu éclatent. Les masques tombent à mesure qu'une effrayante vérité se dévoile.
Sobre et dense, sans concession, ce court roman nous conduit, dans un style alerte et cinématographique, au cœur des pages sombres de l'histoire de l'Argentine et parle du pouvoir sous ses formes les plus perverses. "
 
"Le roman n'est pas une confession de l'auteur, mais une exploration de ce qu'est la vie humaine dans le piège  qu'est devenu le monde. " Milan Kundera.
 
Cela fait trois soirs que l'autobus passe sans ouvrir ses portes. Le village est sous une chape métallique. Grise , légèrement ondulée. ...Cela fait quatre jours que les Ponce rejoignent à la même heure l'arrêt situé près de l'hôtel. Lui met un costume, une cravate et des chaussures de ville. Il porte la valise de sa sœur en faisant mine de la trouver légère. Les femmes marchent à quelques pas derrière, parlant et en agitant les mains. page 9 
 
De jour, c'est superflu. Tout le monde sait qui vole qui, qui déteste qui, qui trompe qui. la nuit tombée, le commissaire sort faire un tour le long des maisons importantes: celle de la veuve Juaerez, celle des Orellano,  celle de Guzman, celle du docteur Vieytes. Parfois, on entend un coup de fusil, un soupir sec et bref, le bruit d'un corps qui tombe. Mais c'est toujours de l'autre côté des voies...Le commissaire sait pourquoi lui aussi vit de l'autre côté. Et il sait qu'il y a d'autres règles: de ce  côté des voies, l'hôtel, le club, la pharmacie, le salon de coiffure, les familles des notables, le commissariat. De l'autre côté, les maisons basses, aucune route goudronnée, des commerces pauvres ... des soupirs, des robes à fleurs, des enfants avec plus de père, le poignard, la fourche, le fusil. page 23
 
Personne ne pouvait lui dire ( à Ponce) quel côté il devait vivre, personne pour l'obliger. Ponce regardait le bout de sa cigarette. L'obscurité totale à l'exception de la braise. Personne ne pouvait lui dire quelle maison acheter. On l'avait obligé une fois et il avait choisi un piège, il payait maintenant en s'obligeant à vivre dans un village choisi à l'aveuglette sur une carte. Et oui, il avait choisi cet endroit...
Après avoir regardé Marta pendant deux ans, il lui semblait qu'elle avait enseveli les reproches...Il se demandait  parfois si elle se rendait compte qu'il l'avait enterrée dans ce village pour la punir. page 28
 
Ponce sortit de chez Hidalgo  et retourna une nouvelle fois chez le juge Florès. Marta le reçut à contrecoeur. Sa bouche était tordue de fatigue.
..."Mata, tu es enceinte?
- Oui.
Elle ne sut pas pourquoi mais elle céda d'un  coup.
- De moi?
- Oui,
-  Il n' y a pas eu d'autre?
- Non.
- C'était  la première fois?
- Oui
.-Tu voulais être enceinte?...
- Tu es fou? J'ai dix-sept ans. Je ne te connais pas.
- J'ai un travail à Buenos Aires.  page 44
Ils se marièrent un mois plus tard....Ils s 'installèrent dans  la maison du juge.
...Quinze jours après le mariage, Ponce se réveilla parce que quelqu'un lui touchait l'épaule. En voyant la main de Marta, il se redressa. Elle le regardait l'air absent, dans une chemise de nuit couverte de sang.
Le médecin leur dit qu'ils ne devaient pas s'en faire, qu'ils auraient d'autres enfants, qu'ils étaient jeunes et en bonne santé....
Marta demeura plus taciturne que jamais. transparente comme un miroir. Ponce encaissa mal le choc. A présent, il la méprisait définitivement. Il était piégé dans un cérémonial vide qui n'avait servi à rien. ..Il (Ponce) s'était marié, par obligation, avec une femelle enceinte, qui avait à présent le ventre vide. Et ne lui avait  rien donné. pages 46, 47
 
Devant son père, Marta se montrait joyeuse. C'était une des choses que dérangeaient Ponce. Devant les autres, elle semblait aller bien, elle ne montrait pas la peine qu'elle avait subie, elle jouait son rôle de jeune mariée. Dès qu'ils étaient seuls, les gestes disparaissaient et de derrière surgissait le masque horrible, des muscles mal cousus qui ne semblaient pas appartenir à une femme....Ils ne s'aimaient pas, ils ne se connaissaient pas, elle ne lui était même pas sympathique. page 48
 
Ils arrivèrent au village par une matinée terreuse. page 49
 
Un jour, sans aucune raison, sans explication rationnelle, Marta changea. ...Elle se mit à parler de n'importe quel sujet. Des choses minimes sans importance. Toutes les deux ou trois phrases, elle riait , comme une idiote.
...Il ne put jamais comprendre ce changement. Trente-quatre ans plus tard, il n'en trouve pas toujours la raison. ...
Elle est à présent, une femme bruyante qui a grossi, et qui, en même temps, Ponce l'aurait juré, a rétréci. page 53
 
"Excusez-moi. Mon travail n'est pas simple. Moi aussi, je dois obéir (il est policier) sans poser de questions. Vous en êtes conscient? Moi, on m'envoie un ordre et je le fais exécuter. Et  si je ne comprends rien, cela ne fait rien. En plus, mes supérieurs ne sont pas ici, ils ne savent pas comment est la situation, ici, je connais tous les habitants du village. Je connais les parents, les frères et sœurs. A Cordoba, ils attrapent un type, le mettent en prison et ne savent même pas comment il s'appelle. Il n'y a pas longtemps, j'ai reçu une circulaire qui disait que je devais aller à la capitale suivre un cours, un stage de formation, c'est comme ça qu'ils disent. Et vous savez sur quel sujet? Techniques d'interrogatoires. Hein? Techniques d'interrogatoires! A moi. Mais qu'est-ce je peux bien demander aux prévenus puisque j'ai déjà les réponses? Dans quel monde vivent-ils? Que croient-ils?   ...Techniques d'interrogatoires? Vous vous en rendez compte? Ils ne comprennent pas qu'ici , les choses sont différentes. Il y a deux mois, un supérieur à la direction générale m'a appelé pour me demander de surveiller...quelqu'un d'ici, du village. Et ils voulaient me transmettre des  renseignements. Et je leur ai dit que ce n'était pas la peine, que je savais même avec quel verre de vin il se soûlait, qu'il n'était pas possible que....et moi je leur ai dit que non, que celui-là, que celui-là passait ses journées dans les champs et les soirées à se soûler, que lui, ce n'était pas possible...Que je les tiendrais informés.......Je ne sais plus comment fonctionne la chaîne de commandement. Et avec cette histoire de gouvernement militaire...Je ne sais plus...je ne sais plus si je dois obéir à ma hiérarchie, ou à un militaire moins gradé....page 66

Victoria est la seule faiblesse que Ponce s'autorise. Sans doute, la seule personne qu'il ne se croit pas obligé de défier ou de soumettre. La seule femme qui ne le dérange pas, qui sait reculer à temps et garder le silence. La seule voix qui le rassure quand il l'écoute. Victoria ( sa sœur), pour lui, est une erreur parfaite. Quelque chose qui ne devrait pas être de ce monde, un geste merveilleux qui passe inaperçu. page 80
 
L'idée de la (Victoria) laisser à Buenos Aires ne lui plaisait pas non plus. La ville était en révolution, Peron promettait l'indicible et il semblait que soudain tout pouvait changer. page 80
 
Ce n'était pas Buenos Aires mais c'était une ville. Petite, conservatrice. Chacun savait la place qu'il devait occuper.
Victoria s'y installa peu de temps après. Ponce voulut l'accompagner mais l'idée de revoir son beau-père l'ennuyait.  Marta y alla à sa place. Le juge Flores reconnut à peine sa fille dans cette jeune femme agitée, bavarde, bruyante, qui l'embrassait tout le temps. Plus d'une fois, il essaya de parler avec elle comme  ils le faisaient avant. Marta ne se prêta à aucune de ses tentatives. Elle avait toujours quelques minutes d'avance. Elle pensait à ce qu'il faudrait faire après; remplissant l'instant présent comme pour mieux le vider de toute vie réelle....
Elle avait l'air joyeuse, dans une urgence joyeuse....Une image lui vint à l'esprit: celle d'une poule folle. page 81
 
Victoria apprend à parler à tout le monde, c'est-à-dire à ne parler avec personne. Elle rend les salutations des voisins toujours de façon mesurée. Les sourires de quelques-uns, une main levée pour d'autres, un léger mouvement de tête pour presque tout le monde. page 83
 
La solitude n'est pas si mauvaise. Elle protège. page 84
Victoria apprend à tout voir et à garder le silence. La bibliothèque est fermée. Ils disent que c'est pour cause d'inventaire mais elle sait que ce n'est pas vrai. Ou pas complètement. Ils font l'inventaire des livres. Et quelques-uns, magiquement se perdent. Ils perdent des pages, sont volés, mouillés, déchirés, brûlés, perdus. Comme certaines personnes. Le contremaître la prévient qu'il a enterré deux corps. Qu'ils les a trouvés la veille au soir. Des impacts de balles. Ils devaient être morts depuis deux ou trois jours. Deux garçons. Non, ils ne sont pas d'ici. Non, la police, non. Ils doivent être au courant. Je les ai enterrés sur place. Non, mademoiselle, pas de croix....J'ai fait ça  en bon chrétien... Je veux dire, les enterrer. Non, je ne voulais dire à personne mais....j'ai pensé... c'est vous la patronne, non?
Beaucoup de noyés, de disparus, de destinations inconnues. Elle sait que la bibliothèque est fermée.
De nouveaux ouvriers arrivent. Des gens des villes, cela se remarque, ils n'ont jamais été dans les champs. Elle les embauche quand même. page 85

"Non, je dis cela parce que...en ville, il leur arrive d'emmener des gens qui n'ont rien fait. page 89

Récapitulons. Je ne peux rien écrire, je ne peux faire de rapport, je ne peux pas parler, je ne peux pas faire de recherches, je ne peux pas poser de questions. A quoi, bordel, peut bien me servir la main? A faire le salut militaire et basta. page 99
 
Ils ont dit à la radio qu'il y avait eu un affrontement
- A Cordoba?
- Non, près d'ici. Deux morts. Des guérilleros, bien sûr.  Les nôtres n'ont rien eu. Heureusement....
-Ils ont dit leur âge?
- L'âge de qui?
- Des morts.
- Ah, non. Pourquoi voulez-vous le savoir?
- Pour rien. Il y avait une femme?
- Comment le savez-vous? (Rita sourit) Oui. Un homme et une femme, amants peut-être.....Ils disent qu'ils étaient recherchés depuis longtemps. Qu'ils étaient très dangereux. Il  paraît qu'ils étaient venus dans la zone. C'est pour ça qu'on a laissé la barrière baissée. Un jour ou l'autre, on les attrape....Page 106
 
C'était une femme accompagné d'un homme...
Au salon de coiffure, à la pharmacie, à l'épicerie, tout le monde parle de la mort des deux subversifs.
....Tout ce que je dis, c'est qu'il y a quatre jours, un couple qui allait à pied à Pozo del  Sauce  a disparu. Aujourd'hui, on parle d'un affrontement où deux personnes ont été tuées, à peu près dans le même  secteur. Tu ne trouves pas que cela fait beaucoup de coïncidences? page 114
 
L'avocat porte un costume et un chapeau. Il tient à la main la valise de sa sœur. Maria  et Victoria marchent en parlant à quelques pas derrière...L'on voit les phares de l'autobus éclairer le carrefour, à deux roues de là. Il roule sans se presser , à vitesse réduite. page 123

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