mercredi, août 15, 2018

RESSUSCITER (Christian Bobin)

Il y a une étoile mise dans le ciel pour chacun de nous, assez éloignée pour que nos erreurs ne viennent jamais la ternir. page 15
 
C'est une étrange expérience que d'aller au cimetière rendre visite à quelqu'un qu'on a aimé. cela commence par une promenade douce et nonchalante, presque rêveuse, jusqu'à cet instant où il n'est plus possible de faire une pierre tombale comme devant un obstacle infranchissable. On s'apprêtait à rencontrer quelqu'un et il n'y a personne, il n'y a même plus rien, comme si la terre était plate et qu'on avait par distraction atteint une bordure. Je suis devant la tombe de mon père., comme devant un mur, au fond d'une impasse. IL ne me reste plus qu'à lancer mon cœur par- dessus, come font les enfants quand ils jettent un ballon, pardessus un mur d'enceinte, pour le plaisir un peu anxieux, en allant le rechercher , de pénétrer dans une propriété inconnue. page 16
 
Le jour où nous consentons à un peu de bonté est un jour que la mort ne pourra plus arracher au calendrier. page 18
 
Le jour de l'enterrement de sa mère, C. a été piquée par une abeille. Il y avait beaucoup de monde dans la cour de la maison familiale. J'ai vu C.  dans l'infini de ses quatre ans, être d'abord surprise par la douleur de la piqûre puis,  juste avant de pleurer, chercher avidement des yeux, parmi tous ceux qui étaient là, celle qui consolait depuis toujours et s'était arrête brutalement la recherche, ayant soudain compris l'absence et la mort. Cette scène n'a duré que quelques secondes, est la plus poignante que j'aie jamais vue.  Il y a une heure où, chacun de nous, la connaissance inconsolable entre dans notre âme et la déchire. C'est dans cette heure-là, qu'elle soit déjà venue ou non, que nous devrions tous nous parler, nous aimer et même le plus possible rire ensemble. page 20
 
Les feuilles tombées du tilleul se recroquevillent, comme un cœur se resserre autour d'un souvenir de ce qu'il a perdu. page 28
 
Je me suis penché sur la tombe de mon père et j'ai appuyé ma main sur la pierre froide. Des nuages obscurcissaient le ciel. Le soleil est apparu et il a posé sa main sur la pierre. Le glacé  de la pierre me disait l'absence  définitive de mon père et la chaleur du ciel me disait la douceur toujours agissante de son âme.  Je ne suis resté qu'une poignée des secondes et suis revenu dans la ville avec, au  cœur, une force énorme.  page 38
Il n'y a pas de plus grand malheur sur cette terre que de ne trouver personne à qui parler et nos bavardages, loin de remédier à ce  silence, ne font la plupart du temps que l'alourdir. page 39
 
Toute rencontre m'est cause de souffrance, soit parce qu'elle n'a lieu qu'en apparence, soit, parce qu'elle se fait vraiment et c'est alors la nudité du visage de l'autre qui me brûle autant qu'une flamme. page  47
 
La terre se couvre d'une nouvelle race d'hommes à la fois instruits et analphabètes, maîtrisant les ordinateurs et ne comprenant plus rien aux âmes, oubliant même ce que ce mot jadis a pu désigner. Quad quelque chose de la vie les atteint malgré tout - un deuil ou une rupture -  , ces gens sont plus démunis que des nouveaux-nés. Il leur faudra alors parler une langue qui n' a plus cours, autrement plus fine que le patois informatique. page 51
 
J'ignore où sont tous ceux que j'ai aimés et qui sont morts. je sais seulement qu'ils ne sont pas au cimetière, même si le soleil s'incline chaque jour devant leurs tombes pour y briller leurs noms. De l'au-delà, je n'imagine rien, ou bien quelque chose de semblable à ces champs qui ne sont plus cultivés depuis longtemps, et dont , même en cherchant dans les lourds registres pauvres des mairies, on ne retrouvera plus le propriétaire...page 57
 
J'ai trouvé Dieu dans les flaques d'eau, dans le parfum du chèvrefeuille, dans la pureté de certains livres et même chez des athées. Je ne l'ai presque jamais trouvé chez ceux  dont le métier est d'en parler. page 60
 
Que quelqu'un quelque part s'absente - pour un travail de longue haleine ou pour une mort qui est le plus absorbant des travaux - et un objet témoignera de lui en son absence. , comme fait dans un tableau de Van Gogh, une paire de  souliers fatigués, luisant au seuil d'une ferme. page 69
 
On peut embrasser le village de Marciac en quelques minutes comme on peut l'épouser pour des siècles. C'est sans étonnement - plutôt comme une confirmation  de la vérité de ce lieu -  que j'y ai aussi rencontré le mal: tout doit trouver sa place sur terre, même dans la noirceur du cœur humain. Le mal avait des traits d'un couple possédant sept à huit maisons dans le village. Ils ne parlaient que d'elles, pour se plaindre des tracas qu'elles leur donnaient. Ils en vendaient certaines, en rachetaient d'autres ou les louaient. Dans leurs paroles, ces maisons ressemblaient à des tirelires géantes qu'ils secouaient pour entendre le bruit de leur argent à l'intérieur. Je les écoutais sachant un e autre part de leur histoire: l'oncle de la femme était un boulanger. Un chagrin d'amour l'avait amené à fermer son magasin et à tout lâcher à ce qui donne à un homme une importance à ses yeux et aux yeux des autres. En quelques jours, il avait tout quitté sauf son cœur: pendant des années, cet homme a, de sa démarche de boiteux,  irradié de bonté; les rues de ce village, qui lui ressemblait tant, humble devant chacun et rendant service à tous. Le couple l'a pris en secrète haine, car personne ne faire la sainteté aussi vite que le diable. Ils l'ont mis au service de leur famille, le prenant come chauffeur pour les conduire à l'église, le dimanche, à cent mètres de leur maison. Là-bas, ils s'asseyaient au premier rang, face au maître-autel et au prêtre qui n'était sans doute à leurs yeux qu'un notable désargenté. ... Ils continuaient d'abuser de l'innocence de cet homme, raillant sa gaucherie, méprisant  sa pauvreté et ne lui donnant jamais  rien qui aurait pu adoucir sa vie matérielle. A sa mort, ils ont jeté son corps dans la caveau familial, sans faire inscrire son nom à côté des autres, sur la tombe.  page 75

Certains êtres ont le génie d'éteindre une à une les étoiles dans le ciel puis, se tournant vers les proches,  de conclure d'une voix douce: vous voyez, j'avais raison. Il n'y a jamais rien à espérer que la nuit entière et noire, noire et noire. page 87
L'amour de certaines mères est comme une corde passée au cou de l'enfant: au moindre mouvement de celui-ci, le nœud coulant se resserre. page 88
 
On peut bien voir à condition de ne pas chercher son intérêt dans ce qu'on voit. page 92
Dans cette ville, comme dans toutes les villes, il y a des notables, et ces notables ont des femmes qu'ils sortent et montrent come un des signes de leur puissance, et ces femmes sont toutes endimanchées et fortement maquillées comme les morts que les employés des pompes funèbres veulent rendre présentables aux familles. je les regarde, je vois qu'elles possèdent tout ce qui peut s'acheter, qu'elles s'ennuient et qu'elles ont une peur panique de vieillir. ...page 94
 
Chaque fois que j'entends un prêtre - en dehors de la messe - me  parler  de Dieu avec une voix veloutée, j'ai l'impression de me trouver devant quelqu'un qui prépare un mauvais coup et qui cherche à m'endormir avec des manières sucrées. page 103
 
J'ai tout misé sur un amour qui ne peut entrer dans ce monde même s'il en éclaire chaque détail. page 112
Ce n'est pas sa beauté, sa force et son esprit que j'aime chez une personne, mais l'intelligence du lien qu'elle a su nouer  avec la vie. page 113
 
J. a été élevé par une mère institutrice qui le retenait dans la classe pour lui donner des cours supplémentaires quand les autres enfants couraient sous le soleil. Les années ont passé. J. est devenu un intellectuel, c'est-à-dire quelqu'un que sa propre intelligence empêche de penser. Il écrit des livres sur les vagabonds au dix-neuvième siècle, cherchant  en vain, dans la poussière des archives la lumière qui enflammait la cour d'école à cinq heures sonnantes. page 125
 
A.et E. formaient un couple où chacun des deux, par lassitude ou désespoir, avait renoncé à l'amour de l'autre. Ils ne s'étaient séparés, recomposant leur lien à une moindre hauteur, dans un goût commun pour les voyages et les antiquités. page 135
 
J'enterre beaucoup d'écrivains dans des cartons que je descends à la cave: mon cœur se simplifie en même temps que ma bibliothèque. page 140
...ils (ces gens) disent ce qu'ils sont et n'entendent pas ce qu'ils disent. page 141
Certains couples font penser à deux fous dont chacun serait persuadé d'être l'infirmier de l'autre. page 143
J'ai toujours eu un léger dégoût pour ceux qui sont capables de commenter pendant des heures la finesse de l' arôme d'un vin, amenant dans leur parole, pour des choses sans importance, une délicatesse qu'ils ne mettent pas dans leur vie. page 144
 
J'ai enlevé beaucoup de choses inutiles de ma vie et Dieu s'est approché pour voir ce qui se passait. page 148

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