vendredi, janvier 18, 2019

FIN DE ROMAN EN PATAGONIE ( Mempo Giardinelli)

Originaire des zones tropicales du nord-est de l'Argentine, Mempo Giardinelli décide, un jour, de partir pour l'inconnu: la Patagonie. Il s'embarque à bord d'une vieille Ford Fiesta en compagnie d'un ami, avec un budget de 2000 euros chacun et de 40 jours de liberté.
Récit de voyage tissé de fiction, d'esquisses d'intrigues, d'amitié,  de grandes discussions et de silence, ce livre est une invitation à la découverte de ce bout du bout du monde connu encore sauvage, en cours de destruction, mais peuplé de gens à l'hospitalité légendaire.
 
"Grand raconteur d'histoires, Giardinelli, tout au long de ce voyage plein de tendresse, nous fait partager ses rencontres et nous donne un livre délicieux sur une Patagonie qui n'a rien à envier à celle de Chatwin. " Luis Sepulveda.
 
"Quand vous partez en voyage, laissez votre vie chez vous, dans votre village ou votre ville. C'est un attirail inutile". Juan Filloy  Periplo (1930)
 
Le matin ensoleillé où nous avons pris le départ, nous étions comme deux gosses qui font l'école buissonnière, la rabona, comme on dit en Argentine. Nous sommes allés regarder, un fois de plus,  l'immense fleuve et le débit impressionnant du Paraná a réussi , comme toujours, à calmer l'anxiété quasi infantile qui me gagnait. Fernando m'a regardé de ses yeux illuminés de poète et m'a murmuré à voix basse, avec son accent madrilène, : "Bonne chance, vieux frère". page 17
 
Nous avions préparé le voyage pendant toute l'année (1999 ) par courrier électronique et décidé que trente ou quarante jours seraient suffisants pour réaliser notre objectif....Notre détermination était  donc notre meilleur bagage. page 18
 
La Patagonie argentine, ces gigantesques et mystérieuses étendues escarpées et totalement arides de 787 291 km2, une fois l'Allemagne réunifiée, par exemple ; ou la moitié du Mexique, ou encore la Grande - Bretagne, la Hollande, la Belgique , le Danemark, le Portugal, l'Autriche et l'Allemagne réunis.... mais à peine peuplée d'un million et demi de personnes et avec une densité de population atteignant tout juste 1,88 habitant au km2. 
Du point de vue politique, elle comprend  cinq provinces...page 35
D'un point de vue économique, la Patagonie  est notre région la plus riche en pétrole et en se possibilités minières, encore inexplorées, paraissent infinies. En surface, le vent balaye tout: moutons, guanacos, et nandous et même la côte très riche en espèces progressivement dévastées par une exploitation commerciale des plus irrationnelles et des plus féroces.  page 36
..La question de la Patagonie, territoire toujours occupé par les Indiens qui  ne reconnaissaient aucune souveraineté nationale et attaquaient sans cesse les garnisons. page 37
 
Patagones est une ville où l'on peut mourir d'une mort romantique. Patagones est une jeune fille sérieuse, elle attire.
Patagones pourrait bien être une ville côtière du Brésil. patagones est jolie comme le baiser d'une fiancée. Les jours de pluie.
Patagones est noble, rustique et sévère et, à la fois,  douce comme un menin.
Pour écrire sur Patagones, il faut mettre une main sur son cœur et fermer doucement les yeux.  (Arlt) page 42
 
Je prends conscience brusquement que notre voyage sera  uniquement littéraire, tout au moins au sens de la conversion textuelle de l'expérience...Je veux que personne me dise comment est la Patagonie, ni qu'on me suggère ce que je dois voir ou laisser de côté. Je veux apprécier tout ce qui me tombera sous les yeux et avoir sur toutes choses un regard vierge...Je veux sentir, je veux que ce qui apparaîtra ou m'arrivera soit imprévu. Je découvre que c'est pour cette raison que j'ai presque rien lu ou relu sur la Patagonie, ces derniers temps: les voyages des autres sont les voyages  des autres et rien de plus. Je veux faire  un voyage, mon voyage, je veux le construire pas à pas, et pour cela, il ne faut pas lire le récit d'autres périples...Page 43
 
Quand la pensée magique remplace la réflexion critique raisonnée et quand ce phénomène se généralise dans une société, on peut en attendre les conséquences sociales les plus graves. page51
 
Ce Néant que nous trouverons tout au long du voyage,  a déchaîné mythes et légendes et exerce une immense attraction sur des millions de personnes dans le monde entier.
...Je suis aussi Darwin traversant ces steppes avec un sauf-conduit délivré par Juan Manuel De Rojas lui-même et s'interrogeant sur le sacré et le profane dans cette région du monde d'une poésie infinie  et d'une infinie tristesse, stérile et accablée comme une mère aux seins desséchés...page 56
 
"Et de quoi vivez-vous, Abraham?
- De vent et de souvenirs, comme tout le monde; dit-il et aussi à me demander sans cesse à quel moment je me suis trompé de chemin. page 61
 
La culture  garantit la stabilité démocratique; que l'autoritarisme s'appuie toujours sur l'ignorance et que la meilleure littérature ne reflète pas la réalité mais y fait allusion. Punir tous les responsables de ce génocide que fut la dictature; ne pas le faire, c'était risquer de faire perdre toute visibilité à la confiance populaire, c'était le découragement et le discrédit , l'échec de la démocratie retrouvée. Malheureusement, on a choisi de châtier  partiellement certains généraux dont la responsabilité était incontestable et on a laissé en liberté des dizaines d'assassins qui marchent aujourd'hui dans les rues assoiffés de revanche ...pages 69, 70
Ecrit-on pour publier?  Pour éviter les pressions des agents, des éditeurs, des lecteurs? Pour se sentir exister ou se délecter de la facilité du "succès"? Pour gagner de l'argent?  La littérature est-elle  une manière de  chercher des réponses que nous ne trouverons jamais! Ou, en dernière instance, n'écrit-on pas finalement pour savoir pourquoi on écrit? page 71
 
Les indigènes de Patagonie, comme ceux de toute l'Argentine,  il faut le reconnaître pour notre honte, premiers habitants natifs  de ces contrées, ont été les principales victimes  de la "civilisation".  Ils ont été arrachés à leur terre,  privés de leurs droits, de leurs traditions, et de leurs coutumes, complètement  éliminés de certaines régions et, de surcroît, exploités pendant des décennies....Pourtant, ils ne sont pas hostiles, au contraire. En Patagonie, on trouve partout des gens aux traits indigènes, purs ou métis et l'on remarque aussitôt qu'ile évitent les contacts avec une exquise discrétion ou s'occupent de la vente de leurs produits  artisanaux  avec dignité, sans accepter de marchandages dégradants. page 84
 
(Une institutrice de Patagonie) Pour emplir ses fonctions, elle doit parcourir tous les jours quarante kilomètres à l'aller et au retour dans une jeep déglinguée achetée avec son mari. Elle parle, sans se plaindre mais on se demande néanmoins comment elle peut nourrir avec une telle somme ces enfants à qui on sert régulièrement, du lundi au vendredi,  le petit déjeuner, le repas de midi,  et le goûter. Tous sont fils de pêcheurs ou d'ouvriers agricoles de la péninsule....
"Pendant des années, nous n'étions pas inscrits au budget dit-elle. Nous ne  recevions rien, ni matériel, ni argent;, parce que nous n'avions pas de numéro....Et bien sûr, nous n'avons pas de courant électrique. ...pas de frigo... Tout juste, une salle de classe et une petite cantine...."page 87
 
"La Patagonie est une prison ouverte, précise Lito. On est en liberté mais on ne peut pas en sortir" page 95
 
Quand un homme intelligent dit une sottise, c'est qu'il est distrait. Quand il en dit deux au cours  d'une même conversation,, c'est qu'il entre dans l'inéluctable sénilité de l'âge. Mais 'il en dit, à chaque moment, et n'a pas l'air vieux alors, pas de doute, il est amoureux. page 109
 
J'ai dit que dans notre Amérique, nous nous appelons Latino-Américains parce que nous nous pensons comme une totalité comprenant le Brésil, les Antilles, les Caraïbes, les Guyanes et la nation chicana: cette définition englobe quatre langues au moins. page 114
 
"Je suis ce voyageur qui ne sait jamais exactement où il va.....
Je suis ce chemineau qui cherche, frénétique, la découverte, l'introuvable, le déconcertant.
...Je suis un navigateur dont la boussole s'est brisée, imprécis, capricieux, la mort elle-même ne doit pas être définitive quand on lui résiste à grand renfort e marche et à marche forcée. Je suis l'infatigable hamster prisonnier qui chemine à en mourir, errant et changeant comme me vent, susceptible comme un fuyard, tout juste un calligraphe, un versificateur qui médite et raconte, prosaïque et profane et ne reconnaît pas d'origines, un fou peut-être, un insoumis, un inclassable...page 116
 
Ce qui est impressionnant, c'est de vivre dans une aussi terrible solitude. Autour de nous, tout est gris et la certitude de l'abandon s'ajoute à la mélancolie des lieux. page 121
On ne voit personne, pas un gaucho, pas le moindre troupeau de moutons,, pas l'ombre d'une estancia. le paysage est une immensité grise et brutale  et tout n'est que pierre, vent et néant. page 127
 
C'est à San Julian que Magellan a débarqué en 1520, un an exactement après qu'Hernan Cortès ait mis le pied à  Veracruz pour entreprendre sa marche fabuleuse sur  Tenochtitlan et trois lustres exactement  avant la fondation de Buenos Aires.  page 135
J'essaie d'imaginer comment les indigènes vivaient ici avant l'arrivée des conquistadors , espagnols et créoles. ...Patagonie viendrait de "patagons" qualificatif appliqué  par les  Européens  à ces Indiens qui étaient , à leurs yeux, des " géants, si grands que nous leur arrivions tout juste à la taille"...page 141
 
Dans ce pays, tout particulièrement, un paradis, même s'il est peuplé d'indigents, autant de richesse inutile devrait ébranler toute forme d'indifférence....En Patagonie, ce n'est pas seulement l'argent qui fait défaut mais l'imagination, l'audace....Ce n'est pas leur faute mais celle de la dictature - elle a produit une génération de parents pleins de ressentiment - et de la dissolution de l'Etat. Il y aurait tant à faire ici. Il suffirait d'esprits plus ouverts, d'un Etat qui finance simplement l'irrigation au goutte-à-goutte, l'énergie éolienne et le goudronnage des voies de communication. page 167
 
Les éleveurs ont misé sur la globalisation et la globalisation les a écrasés. page 181
Derrière la fenêtre, un vent antarctique a soufflé toute la nuit, pareil à celui qui a dû faire perdre la tête à Amundsen et à Scott. page 183
 
Je pense au regard  un peu paradoxal des gens qui, comme moi,  voyagent beaucoup et finissent involontairement par devenir des sortes de correcteurs de voyages...Il me semble que le voyageur , qu'il le veuille ou non, finit par réécrire non seulement le souvenir de ses  voyages mais aussi le paysage qu'il a traversé.  On  n'a d'yeux  que pour les gens et les rencontres, les découvertes donnent aux voyages une dimension unique, inestimable...Plus que les paysages contemplés, le souvenir des gens rendra  la mémoire du voyage plus puissante et plus précise. page 185
 
dans cette immense vacuité, impossible de ne pas remarquer  que la richesse de la Patagonie à l'aube du XXIè siècle n'est plus liée au pétrole,  au bétail, ou à l'activité  portuaire mais au tourisme. ...Pour le moment les seuls visiteurs sont les Européens discrets et silencieux, admirateurs de l'immensité vide et adeptes de la pondération. Mais un jour, arriveront les Américains du Nord et ce sera le carnaval des dollars. Il faudrait se préparer à recevoir  la richesse qu'ils sont capables de dispenser mais aussi de contrôler les désastres qu'ils provoquent inexorablement. pages  195, 196

Il s'agit d'un canyon...On l'appelle le Pinturas, certainement parce que les parois donnant au nord sont couvertes de centaines de peintures rupestres: mains, cerfs,  silhouettes  et toutes ces choses peintes sur les rochers il y a des milliers  d'années pour marquer son identité, convoquer les gibiers ou les dieux eux-mêmes...page 200
...Me voici  maintenant dans ce lieu isolé du monde, sans télé, sans radio, et le silence  est une bénédiction. page 201

En Patagonie, les crochets donnent  parfois lieu à d'heureuses découvertes. dans la vie aussi. page 205
Avec un mélange de  chagrin et  de culpabilité, je sens que notre voyage se termine. J'ai toujours été un exilé et je connais bien ce sentiment....J'ai dû vivre un exil forcé de presque dix ans, il a déterminé mon existence, l'a modifié page 225

Il n'y aura jamais  d'investissements  en Patagonie si on ne prépare pas le changement: voilà ce que les responsables locaux se refusent à comprendre. Mais pour cela, il faut éduquer, goudronner, établir des colons et leur donner des crédits, il faut mettre à profit l'énergie peu coûteuse et exercer un contrôle impitoyable sur l'homme, ce terrible ennemi de la nature. page 229
De nombreux nazis ont trouvé sur la cordillère des paysages  alpins,, des versions germaniques de la Forêt Noire ...cette protection offerte aux nazis en fuite  est  la  plus grosse dette envers l'humanité  contractée par  Juan Domingo Péron âge 230

La Patagonie est sans doute merveilleuse mais ces territoires vides, ces  immensités parfaites qui  nous ramènent toujours à la véritable dimension de notre petitesse, à notre fugacité et à notre importance infinitésimale sont également accablants...Il serait bon  que tous ces leaders mondiaux, tous ces présomptueux , tous ces paons ... viennent prendre un bain de Patagonie .Le monde serait sans doute différent. Meilleur.Page  232

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