mardi, janvier 08, 2019

MAITRES ET ESCLAVES ( Paul Greveillac) 2018

Kewei naît en 1950, dans une famille de paysans chinois au pied de l'Himalaya. Au marché de Ya'an, sur les sentes ombragées du Sichuan, aux champs et même à l'école, Kewei, en dépit des suppliques de sa mère, dessine du matin au soir. La collectivisation des terres bat son plein et la famine décime bientôt le village.
Repéré par un garde rouge, Kewei échappe au travail agricole et à la rééducation permanente. Sa vie bascule. Il part étudier les Beaux-Arts de Pékin, laissant derrière lui sa mère, sa toute jeune épouse, leur fils et un village dont les traditions ancestrales sont en train de disparaître sous les coups de butoir de la révolution.
Dans la grande ville, Kewei côtoie les maîtres de la nouvelle Chine. Il obtient la carte du Parti. Devenu peintre du régime, il connaît une ascension sans limite. Mais l'Histoire va bientôt le rattraper.
 
Paul Greveillac est né  en 1981....Il retrace ici, le destin vibrant d'un artiste chinois.
 
Les soldats avaient quitté , dix jours plus tôt, Kumming " la ville du printemps éternel". Ils avaient marché tout ce temps. Ils tâchaient de se donner du cœur et de se tenir chaud, en enchaînant les rengaines de chez eux. Ils étaient jeunes et bien nourris. Ils avançaient vaillamment. On avait parfois rabattu sur ses oreilles les pans des ouchankas fournies par le grand frère soviétique ,en octobre, parce qu'on était en montagne. Certains souriaient , d'un sourire franc d'homme simple, heureux d'aller en découdre  au Tibet car, à en croire la propagande, c'était leur devoir et ce serait facile.
 Ils allaient affronter une armée d'impérialistes aux rangs gros des bergers et de moines. Armés, pour moitié seulement, de vieux fusils anglais qui s'enrayeraient de frousse à la seule vue de l'Armée Populaire. Ils étaient mieux ici qu'en Corée, où leurs frères d'armes combattaient les Etats-Unis. Un adversaire que Mao, certes, avait réduit à un  "tigre de papier" , mais , qui, en attendant, possédait l'arme nucléaire et n'avait pas hésité à s'en servir, cinq ans plus tôt, contre le Japon. page 17

Lorsque le planton fut de retour, accompagné de Tian Yongmin, un garçon était né. Le brouillard  s'était dissipé. Membre de l'ethnie des Hans , fils de paysans, le nouveau-né avait pour nom " Tian", pour le champ qu'on cultive, mais aussi pour le cadre dans lequel on peint. page 19

Appendu à la porte qui donnait sur la courette que son ménage partageait avec ses grands-parents,  un petit panier de rotin rond, empaqueté de rouge, contenait une paire de baguettes, ainsi qu'un pichet de vin de riz. C'était le signe qu'on avait enfanté. Un fils...page 21
 
Et puis, surgit le camion.  C'était un gros camion de transport de fabrication américaine, sur les portières duquel on devinait encore, peint au pochoir, un soleil blanc à douze rayons: la cocarde des forces de Tchang Kai- chek. Il dépassa Kewei dans un fracas ordurier, sacrilège dans la montagne peuplée par les mânes. Dans la benne du camion, grande comme une maison aux yeux de l'enfant, une dizaine de jeunes soldats partaient vaillamment attaquer la roche au marteau piqueur. Construire la route bitumée qui relierait Chengdu à Lhassa.
Kewei était bouche bée.
Plongé dès sa naissance dans la grande nature, il cherchait l'exotisme.
Et pour lui, c'était ce camion poussiéreux qui venait de faire irruption grossièrement au Paradis. page 36
 
Il (Kewei) ne sortait de son silence que pour dire à quel point il détestait l'école.  Xi Xyan répondait que l'école n'enseignait pas comment devenir un bon paysan. Yongmin regardait tristement son fils. Il pensait au contraire que l'éducation était i:mportante. Qu'il fallait que son fils apprît à lire et à écrire. Pour mieux savoir peindre et atteindre à la "Triple Perfection" - alliage  de la peinture, de la calligraphie et de la poésie. page 43

Jiang ( le chef du village) fronçait les sourcils. Il en était convaincu: la redistribution des terres avait été une étape nécessaire, mais c'était par  la collectivisation qu'on réaliserait le socialisme. page 49

La cantine de la coopérative venait d'être mise en place. On y faisait bombance. ...Devant une telle opulence, les aïeux Tian et Xi hochaient négativement la tête...,ça ne peut pas durer pensaient-ils Tout autour d'eux, les paysans s'empiffraient  en louant Jiang, Mao. Le Parti.  Yongmin mâchonnait et ne disait rien. Kewei observait le portrait de Mao. page 54
 
A la cantine, cependant, quelques semaines après la récolte des semis d'automne, il y eut soudain bien moins à manger. Les réserves étaient presque vidées. Dans l'arrière-cour, les volailles pesaient plus en plumes qu'en chair. les porcs étaient illicitement égorgés avant l'âge.  IL faisait chaud. ...Et pourtant on n'avala bientôt qu'un bol de riz et du bouillon trop épicé....On avait faim, désormais, quand on rentrait chez soi. page 58
 
Les diables communistes déboulèrent en nage dans la courette en hurlant, poussant devant eux des brouettes d'objets divers.: cassolettes à repasser la soie, casseroles bombées encore grasses, épingles à cheveux enchevêtrés. Tout ce qui ressemblait de près ou de loin à du fer , à de l'acier,  devait être entassé immédiatement.. page 60
Et la Nouvelle Chine, industrielle, surpasserait bientôt la Grande Bretagne, et puis, un jour, les Etats-Unis. page 61
Il vaut mieux laisser la moitié de la population mourir de faim, afin que l'autre moitié puisse manger suffisamment page 66
 
Quelques mois plus tôt, lors des "festivités" du Nouvel An,, on s'était battu à la cantine.  A cause de quelques grains de riz. Le sang avait détrempé le parterre craquelé  page 70
 
Lorsqu'il vit s'approcher la première Jeep, Kewei quitta le chemin et escalada, à toutes jambes, le flanc du haut talus....Jamais il n'avait vu autant d'hommes rassemblés devant ses yeux....Le spectre de la famine le hantait encore. Lui-même était si cave et ces hommes étaient beaux. page 92
Kewei peignait des  scènes champêtres et des cascades argentées sur des éventails, que sa mère partait vendre au marché de Ya'an. page 102
 
Dans le village, il n'y avait plus de vieux. Il y avait en revanche beaucoup d'enfants, très jeunes. La famine avait dévoré la base et le sommet de la pyramide des âges. L'avait rabotée jusqu'à en faire une tige de bilboquet. C'était manifeste, en cette fin de mois de septembre, alors que se répandent dans les ruelles, en faveur de la fête de la mi-automne, des centaines de diablotins qui, d'ordinaire, dormaient déjà depuis longtemps. lls couraient partout, manquant de s'étouffer  des jaunes d'œufs de cane qui fourraient des gâteaux de lune. Leurs parents, assis dans la rue, autour de tables basses, trinquaient bruyamment, au vin d'osmanthe....La lune, c'était elle que l'on fêtait  en même temps que la récolte, la lune était pleine  comme un sou d'or. page 11
 
Le village  connut bientôt une animation extraordinaire. Il se  transforma en organisme drogué à un opium plus puissant que la religion, cocktail de peur, d'impuissance,  de sadomasochisme et de pulsions malsaines. Sur la grande place, on trouvait  désormais moins d'illettrés que  ceux dont on rédigeait les confessions, des écrivains publics. Auto-critique ordinaire: 20 jiao. Auto-critique du tonnerre: 50  jiao. Les hauts - parleurs , à présent, relayaient les attaques enragées des gardes rouges contre les quatre vieilleries. page 116

Zhong envoya  Kewei à Chengdu peindre  des grands formats de propagande...On racontait  qu'il s'y passait  des horreurs pires qu'au village. La capitale régionale était barricadée. Aux prises avec la guerre civile.  page 136
 
Kewei lisait sans être sûr de bien comprendre.  Lui, Tian Kewei, fils de paysans  moyens-riches, il était accepté  quelque part.  Aux Beaux-Arts.  A Pékin.  Afin d'y suivre sa formation de peintre.  C'était tout bonnement inconcevable...Il eut un vrai vertige.  Il devinait obscurément que sa vie prenait un cours radicalement nouveau, qui pourtant était celui de l'évidence.  page 149
 
A Ya'an , Kewei poursuivit ses études. Il rejoignit  les rangs des paysans nouveaux. page 152
-Kewei, mon fils,  On nous a apporté  un courrier....Lis! Lis!  Que nous sachions de quoi il retourne. ...Kewei prit la lettre des mains de sa mère.  Il reconnut l'en-tête. La calligraphie de Mao- Zedong.
Pékin l'appelait. Le sommait de se rendre aux Beaux-Arts. On lui rappelait que lui, "paysan moyen-riche" ,y avait été accepté presque deux ans auparavant. C'était une chance unique. Entre les lignes, on se demandait bien ce qu'il foutait. S'il n'était pas un contre-révolutionnaire, crachant  à la figure de l'art prolétarien.
- "C'est Pékin...., bredouilla-t-il. Les Beaux-Arts. page. 156
 
Il avait fait le voyage tout seul. page 164...Alors Kewei était parti. Il était attendu à Pékin. Mais on n'attendait que lui. page 165
Aux yeux  de Kewei, Pékin était à la fois une jungle et un désert. Il avait souvent l'impression de déambuler dans une immense salle  de cérémonie vidée de ses invités. Le silence alors  l'écrasait. Il se demandait où tout le monde avait bien pu passer. page 166
Le camarade Tian Kewei  occupait à présent  une cellule aux murs blanchis à la chaux. Le pensionnat des Beaux-Arts avait été construit récemment. page 167

L'instructeur passif se borna  à faire défiler les copies et à demander aux étudiants  de les applaudir.  C'était très simple. Plus la copie  était applaudie, plus elle était réussie. ...Lorsque l'instructeur présenta  à la classe la copie de Kewei , pas un seul étudiant n'applaudit. page 180
Lors de la séance de critique - autocritique du soir, on sous-entendit l'opposition de Kewei au Gand Bond en avant. Après tout, il n'avait  peint que deux des trois petits drapeaux rouges , c'était forcément parce que,  des trois piliers de  la Nouvelle Chine, ( la ligne populaire de construction du communisme, les communes populaires, le Grand Bond en avant)  il n'y en avait qu'un qu'il refusait de soutenir.
Kewei fut bien  forcé d'avouer: "Je comprends ma faute...." page 184
 
Quelques semaines plus tard,  Xi Yan reçut une enveloppe  en provenance de Pékin....C'était la première fois que Kewei envoyait de l'argent. C'était un petit pactole...Li Fang et le bébé pouvaient désormais le rejoindre  la tête haute. Là-bas .A Pékin page 197

Le Président des Etats-Unis  d'Amérique,  Richard Nixon, se rendrait bientôt en Chine pour tendre la main au Grand Timonier., mettant fin à vingt-cinq ans  de rejet  boudeur et mauvais perdant. page 201
 
Le seul autoportrait de Tian Kewei date de l'été 1971 page 203
 
Deux courants cohabitaient alors, comme deux voisins de palier qui voudraient s'ignorer - mais qui partagent le même charbon pour se chauffer -  Le pragmatisme de Zhou Enlai et le révolutionarisme de Jiang Qing s'observaient en chiens de faïence. page 249
 
Kewei s'ennuyait. Il n'en laissait rien paraître....Lorsque la lumière des projecteurs l'atteignait, dans la pénombre, le badge jetait vers Kewei  de petites étincelles.
Le jeune peintre était de retour à Shanghai pour y lancer la campagne opposant à postiori le moderne  Lu Xun à l'antique Confucius. Disparu en 1939, passeur de littérature  japonaise et russe , Lu Xun ne fut pas plus communiste que Confucius. Mais l'habile Mao récupéra celui qu'on considérait comme l'un des pères de la littérature chinoise contemporaine. page 264
En un  an et demi, Kewei avait beaucoup changé. Il était devenu l'aspirant dignitaire aux dents longues.  Mauvaise foi. Ego calculateur. Il ne poursuivait plus qu'un seul but: faire "fructifier son capital politique" . Il voulait obtenir son bol d'acier: la carte du Parti.  page 264
 
A vingt-cinq ans, le camarade  peintre Tian Kewei entra au Parti Communiste chinois. apparatchik parmi les apparatchiks, il vint rejoindre les  trente-deux millions de membres de l'élite politique ( de l'élite tout court), du pays le plus peuplé du monde. Trente-deux millions, c'est une broutille : moins deux pour cent de la population.  page 298
 De la mort du Grand Timonier, Xiazhi ( fils de Kewei)  retint surtout le blanc. Le blanc aveuglant des chemises et des tuniques en deuil... La peur tenaillait Kewei.
La Chine était en deuil.
La Chine ne savait plus à quels saints se vouer.  page 322
 
Le lendemain, ...Li Fang ( épouse de Kewei) se jeta sous un train. Ironie du sort, ce fut sous le Pékin-Shanghaï.
...Xiazhi haïssait son père...  pages 335, 336
Il avait vingt-huit ans. Il était fatigué. page 340
 
Kewei ne peignait plus. il ne dessinait plus. Il avait laissé son talent en friche.  A produire pour d'autres, il  s'était renié lui-même . L'au-delà le lui reprochait.   page 358
 
Sur le bureau du camarade Tian, s'amoncelaient de plus en plus de revues, reproductions, programmes; maquettes. La vie culturelle était en pleine floraison.  Kewei s'évertuait toujours à bien faire son travail.....Il guettait sa propre déchéance sur les visages de ses collègues, de ses supérieurs. Paranoïaque, il finit par l'y voir. Un tel ne lui avait pas tenu la porte.  Tel autre ne l'avait pas salué. ...page 378
 
(Kewei est venu dans son village natal) Kewei mit pied à terre.. Devant lui, s'étalait le village de toujours . Ici, rien n'avait changé. La terre. Le torchis. La misère.  Et sur les murs, des slogans effacés par le temps., comme des repentirs oubliés....Il poussa un portillon rouillé. Le cimetière était vide. ...Il voulait se souvenir. Mais il était trop tard. Il se perdit parmi les morts....Devant la tombe de son Den, il ne ressentit rien. Le poids de l'accablement avait disparu. Mais  c'était pire maintenant. La gorge sèche, le cerveau vide,  et le cœur muet, il se tint là quelques minutes. Toujours rien.  Même pas le silence, qui est l'absence de bruit. Rien.  page 390

Il avait fait les Beaux Arts. Il avait vécu la révolution  et ses privations dans sa propre chair. ...Pourtant, n'importe quel usurpateur pouvait à présent , s'improviser artiste.  ....
La Révolution culturelle avait pourtant été la décennie la plus fructueuse du camarade Tian. page 406
 
Den Liqun dressait le portrait de la Chine....Hystérique. Epileptique.  Individualiste.  Egoïste. Méprisante envers les pauvres.  En voie de devenir pire encore qu'une bourgeoise , la Chine se muait en parvenue. La pureté  de la République Populaire était attaquée de toutes parts. Par les forces de l'étranger. Par le cancer de l'argent. page  413
 
(1984) Le camarade Tian consacrait désormais l'essentiel de son temps à se faire tout petit. En attendant des jours meilleurs, le moment de se jeter sur la proie, il hibernait. ....Il était de nouveau au chômage. Il avait meublé , pendant presque un an, sa solitude et son désoeuvrement...Page 425
 
Dès le lendemain de l'annonce du décès de Hu Yaobang, la place Tian'anmen était occupée par une centaine de manifestants, réclamant plus de réformes, plus de démocratie, plus de lutte contre la corruption....Quelques jours plus tard, plus de cent mille personnes déjà,, sur  Tian'anmen.  ...
En parlant  de la révolution, Mao aimait à reprendre un vieux proverbe : " une seule étincelle peut allumer un feu de prairie".
L'étincelle, ce fut l'éditorial du Quotidien du Peuple du 26 avril 1989. Il qualifiait les manifestations étudiantes de "troubles anti-Parti et anti-socialistes" occasionnés par une "infime minorité aux desseins inavoués", par " des conspirateurs" en vue de "plonger le pays tout entier dans le chaos". La prairie, c'était Tian'anmen. C'était Pékin. C'était la Chine toute entière. page 438
Le 16 mai, plus de trois mille manifestants faisaient la grève de la faim....Li Peng  présenta ses excuses à Gorbatchev. Il eût pu étrangler de ses mains les squatteurs de Tian'anmen. page 444
 
Janvier 2017. La République populaire de Chine allait vaillamment sur ses soixante-dix ans.  Elle avait survécu aux régimes socialistes de l'Europe de l'Est. Elle avait damé le pion à sa grande rivale d'autrefois, l'URSS.  Ses cousins, par alliance, Cuba ou la Corée du Nord, étaient devenus des  mésalliances.
Kewei , vieilli, ridé, seul, déambulait parmi les mutations du "rêve chinois" de Xi Jinping.  ...Après Tian'anmen, le père avait repris l'œuvre inachevée du  fils ( mort sous les chenilles des tanks en 1989)Il en avait revu  la perspective  approximative. Il avait apporté la dernière touche. ...page 456
 
 
 
 
 
 
 

 

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