samedi, août 31, 2019

LE NAUFRAGE DES CIVILISATIONS (Amin Maalouf, 2019)

Il  faut prêter attention aux analyses d'Amin Maalouf: ses intuitions se révèlent des prédictions, tant il semble avoir la prescience des grands bouleversements de l'Histoire. Il s'inquiétait il y a vingt ans de la montée des "identités meurtrières"; il y a dix ans du "dérèglement du monde". Il nous explique aujourd'hui pourquoi toutes les aires de civilisation sont menacées de naufrage.
Depuis plus d'un demi-siècle: l'auteur observe le monde et le parcourt. Il était à Saigon à la fin de la guerre du Vietnam, à Téhéran lors de l'évènement de la République islamique. Dans ce livre puissant et ample, il fait œuvre de spectateur engagé et de penseur, mêlant récits et réflexions, racontant parfois des événements majeurs dont il s'est trouvé être l'un des rares témoins oculaires, puis s'élevant en historien au-dessus de sa propre expérience afin de nous expliquer par quelles dérives successives l'humanité est passée pour se retrouver ainsi au seuil du désastre.
"C'est à partir de ma terre natale que les ténèbres ont commencé à se répandre sur le mon de. " écrit-il, avant d'évoquer l'extinction du Levant pluriel et les secousses sismiques du monde arabo- musulman, dont les répliques ont affecté, de proche en proche, la planète entière. Il émet l'hypothèse neuve d'un grand retournement " qui aurait métamorphosé toutes les sociétés humaines, et dont nous serions à présent les héritiers hagards.
Un sursaut s'impose, conclut-il. Le paquebot des hommes ne peut continuer à naviguer ainsi vers sa perte.

Je suis né en bonne santé dans les bras d'une civilisation mourante, et tout au long de mon existence, j'ai eu le sentiment de survivre, sans mérite, ni culpabilité, quand , tant de choses autour de moi, tombaient en ruine;   page 11

 L'idéal levantin, tel que les miens l'ont vécu, et tel que j'ai toujours voulu le vivre, exige de chacun qu'il assume l'ensemble de ses appartenances, et un peu aussi celles des autres. Comme tout idéal, on y aspire sans jamais l'atteindre complètement, mais l'aspiration elle-même est salutaire, elle indique la voie à suivre, la voix de la raison, la voie de l'avenir. J'irai même jusqu'à dire que c'est cette aspiration qui marque, pour une société humaine, le passage  de la barbarie à la civilisation.
Tout au long  de mon enfance, j'ai observé la joie et la fierté de mes parents lorsqu'ils mentionnaient des amis proches appartenant à d'autres religions, ou à d'autres pays. C'était juste une intonation dans leur voix, à peine perceptible. Mais un message se transmettait. Un mode d'emploi, dirais-je aujourd'hui.
En ce temps-là, la chose me semblait ordinaire, je n'y pensais guère page 13
 
Tandis que l'utopie communiste sombre dans les abysses, le triomphe du capitalisme s'accompagne d'un déchainement obscène des inégalités. Ce qui a peut-être, économiquement, sa raison d'être, mais sur le plan humain, sur le plan éthique, et sans doute sur le plan politique, c'est indéniablement un naufrage. page 17

Quand mon grand-père fut inhumé , dans les premiers jours de janvier 1952, au cimetière maronite du Caire, les rues étaient aussi paisibles que d'habitude, même si la tension était perceptible ,pour ceux qui savaient la sentir.
Une crise couvait depuis plusieurs mois, entre le gouvernement et les autorités britanniques qui  avaient accordé l'indépendance trente ans plus tôt. mais qui l'avaient contraint ensuite à signer, en 1936,  un traité leur permettant de maintenir des troupes dans la zone du Canal de Suez. page 33
 
....un homme fort allait émerger, le Général Gamal Abdel Nasser. Il allait devenir pour une quinzaine d'années, le dirigeant le plus populaire du monde arabe, et l'une des personnalités les plus en vue sur la scène internationale. page 38
Du jour au lendemain, Nasser devint l'idole des foules, dans son pays comme dans l'ensemble du Proche-Orient et au-delà.  Depuis des siècles, aucun dirigeant arabe n'avait suscité d'aussi grandes espérances que ce bel officier trentenaire à la voix enivrante et aux discours prometteurs.  Mais chez moi, quand on parlait de lui, c'était rarement pour le bénir , ou pour lui souhaiter longue vie. page 40

 
Ma famille maternelle a toujours eu le sentiment d'avoir été injustement chassée du paradis terrestre.  ( elle a dû quitter l'Egypte. page 41
Pris en tenaille entre deux forces indomptables, celle de la rage arabe qui montait, et celle de l'arrogance occidentale qui frappait à gauche,  à droite, avec la subtilité d'un pachyderme ivre, les miens étaient perdus, quoi qu'ils fassent. On ne leur reprochait pas leurs opinions, leurs propos, ni leurs actes, on leur reprochait leurs origines, qu'ils n'avaient pas choisies et qu'ils ne pouvaient pas modifier. page 47 (" les Egyptianisés" : les syro-libanais, italiens , français, grecs, juifs, ou maltais)
 
Tout au long de l'histoire, les expulsions massives, qu'elles paraissent justifiées ou légitimes ou pas, ont généralement nui à ceux qui sont restés bien plus qu'à ceux ont été chassés. (Les Huguenots en France avec la révocation de l'Edit de Nantes, l'expulsion des musulmans et des juifs par les rois catholiques, au lendemain de la prise de Grenade en 1492 etc...page 51
Ce n'est pas un hasard si la nation la plus puissante du monde, à savoir les Etats-Unis, s'est faite une spécialité d'accueillir des vagues successives de bannis et d'expulsés, depuis les puritains anglais jusqu'aux juifs d'Allemagne, en passant par les rescapés des révolutions russe, chinoise, cubaine ou iranienne, sans oublier les protestants de France.  page 52
 
Quand, dans les années soixante, j'ai ouvert les yeux sur le monde qui m'entourait, Beyrouth avait commencé à supplanter Le Caire comme capitale intellectuelle de l'Orient arabe.....Le Liban: nul pays ne pouvait, mieux que lui , jouer un tel rôle. Réunissant des communautés nombreuses, aux sensibilités diverses, et dont aucune ne pouvait prétendre à une position hégémonique, il était le lieu idéal du foisonnement et du pluralisme. page 57
 
Le Liban  a longtemps joué un rôle de terre d'asile pour les "mal-aimés" du Moyen-Orient. Un peu comme l'avait fait l'Egypte jusqu'aux années quarante. page 59
 
Le Liban,....Aucune catégorie de la population n'y bénéficiait d'un statut d'extraterritorialité. L'objectif des fondateurs du pays était d'organiser la cohabitation et de maintenir l'équilibre entre les communautés religieuses locales - les maronites , les druzes, les sunnites, les chiites, les grecs-orthodoxes ou les grecs catholiques; et aussi les arméniens, les syriaques, les juifs, les alaouites ou les israéliens.  page 62
 
Un état unitaire fut proclamé, ( en 1958) ( fin 1961) qui prit le nom de  République arabe unie, avec l'Egypte comme "province méridionale et la Syrie comme " province septentrionale.
Dans de nombreux pays de la région, la naissance de la RAU fut accueillie par la population avec ravissement. page 67
 
Dans les pays où prévaut l'islam, les adeptes des autres religions sont traités, au mieux, comme des citoyens de seconde zone et trop souvent bien pire encore, comme des parias, ou des souffre-douleur...Dans les pays de tradition chrétienne,  ce qui caractérise l'attitude envers l'islam,  c'est la méfiance. Pas seulement celle qui est due au terrorisme; il y a une méfiance plus ancienne,  née de la rivalité de deux religions conquérantes cultivant  la même ambition planétaire...
Et dans les rapports entre les musulmans et les juifs, c'est également  la méfiance qui prévaut, née , cette fois, d'une rivalité relativement récente mais extrêmement virulente entre les nationalismes adossés à la religion ...Page 77
 
Ce qu'on ne rencontre presque jamais...et que je n'ai connu moi-même que dans la cité levantine où je suis né, c'est ce côtoiement permanent et intime entre des populations chrétiennes ou juives imprégnées de civilisation arabe et des populations musulmanes résolument tournées vers l'Occident, sa culture, son mode de vie, ses valeurs. page 78
(Au Liban) On avait donc décidé de répartir d'office les fonctions entre les différentes communautés. Le président de la République serait obligatoirement un chrétien maronite; le président du Conseil, un musulman; le président du Parlement, un musulman chiite. Au gouvernement, il y aurait toujours une parité exacte entre ministres chrétiens et musulmans. Et chaque communauté aurait ses sièges de députés, qu'on ne pourrait pas lui contester. On s'était également efforcé de respecter certains dosages dans la fonction publique. page 82
 
IL n'existe plus dans ce pays, ni dans le reste de la région, un seul mouvement politique qui puisse élever à sa tête, une personne appartenant à une petite communauté comme celle des chrétiens assyriens. Pour qu'un Irakien puisse jouer un rôle, il faut nécessairement qu'il soit issu de l'une des trois principales composantes de la nation - les chiites, les sunnites ou les Kurdes. Il n'y a d'ailleurs, plus qu'un seul parti qui soit implanté chez les trois à la fois.  page 97
 
Tout au long de l'histoire humaine, le sort des minoritaires a été un indice révélateur d'un problème plus vaste  , qui affecte tous les citoyens d'un pays et tous les aspects de sa vie politique et sociale.  page 102
 
Le raïs avait beau être un dictateur militaire, un nationaliste passablement xénophobe, et pour les miens, un spoliateur, il n'en reste pas moins que, de son temps,  la nation arabe était respectée. Elle avait un projet, elle n'était pas encore dans la détresse, ni dans la haine de soi. page 108
 
...Au matin du 5 juin 1967, les flottes aériennes de l'Egypte, de la Syrie, de la Jordanie furent pratiquement anéanties, puis leurs armées de terre durent battre en retraite, cédant aux forces israéliennes des territoires importants: la ville de Jérusalem, la Cisjordanie, les hauteurs du Golan, la bande de Gaza et la presqu'île du Sinaï. Page 114
Le grand vaincu de cette guerre fut Nasser. page 115
Les Arabes n'ont jamais pu prendre leur revanche, jamais pu dépasser le traumatisme de la défaite; et Nasser n'a jamais plus retrouvé sa stature internationale. Il allait mourir trois ans plus tard. page  116
Je serais presque tenté d'écrire noir sur blanc: c'est le 5 juin 1967 qu'est né le désespoir arabe. page 118

Il est vrai que depuis sa surprenante victoire sur Nasser, Israël a acquis une tout autre stature régionale et internationale. Ce qui a eu des retombées pour l'ensemble du monde juif; lequel ; après des millénaires d'humiliations  et au sortir d'une épreuve qui a failli lui être fatale, connaît aujourd'hui un épanouissement sans précédent, dû en grande partie au succès du projet sioniste  - un succès  que personne ne prévoyait, pas même les plus optimistes des fondateurs. page 133

De moins en moins de juifs jugent utile d' apprendre la langue arabe, même ceux dont les parents la parlaient couramment; à l'inverse, les jeunes Palestiniens sont de plus en plus nombreux à étudier l'hébreu et à s'exprimer avec aisance dans cette langue. page137

A l'heure où j'écris ces lignes, plus d'un demi-million d'Israéliens vivent sur ces terres qui avaient été arabes jusqu'en 1967. page 139

Depuis la guerre de Soixante-sept, à laquelle pourtant il n'avait pas pris part, mon pays natal était  entré dans une longue période de turbulences, dont il ne devait plus sortir. page 144

Le jour où j'ai quitté le Liban en guerre sur une embarcation de fortune, en juin 1976, tous les rêves de mon Levant natal étaient déjà morts ou agonisants. page 163
 
"Année de l'inversion". Il y a surtout deux événements qui m'apparaissent emblématiques: la révolution islamique proclamée par l'ayatollah Khomeiny en février 1979; et la révolution conservatrice mise en place au Royaume-Uni par le Premier ministre Margaret Thatcher  à partir de  mai 1979...
L'avènement  de Mme Thatcher n'aurait pas eu la même importance dans un mouvement ample et puissant qui allait dépasser très vite les frontières de l'Angleterre. D'abord, vers les Etats-Unis, donc, avec l'élection de Reagan  en novembre 1980; puis vers le reste du monde. Les préceptes de la révolution conservatrice anglo-américaine seront adoptés par de nombreux  dirigeants de droite comme de gauche, parfois avec enthousiasme, parfois avec résignation.  Diminuer  l'intervention du gouvernement dans la vie économique, limiter les dépenses sociales, accorder plus de latitude aux entrepreneurs et réduite l'influence des syndicats seront désormais considérés comme les normes d'une bonne gestion des affaires publiques. pages 170, 172
L'autre "révolution conservatrice", celle d'Iran, allait avoir, elle aussi, des répercussions significatives dans l'ensemble de la planète.  page 174
En décembre 1978, Deng Xiaoping, prenait les rênes du pouvoir à Beijing lors d'une session plénière du Comité central du Parti communiste...
L'autre événement remarquable, c'est celui qui s'est déroulé à Rome en octobre 1978 avec l'arrivée de Jean-Paul II  à la tête de l'Eglise catholique. Né en Pologne, Karol  Wojtyla alliait un conservatisme social et doctrinal à une combativité de dirigeant révolutionnaire. page 178
Deux semaines plus tard, Phnom Penh, capitale du Cambodge, avait été prise par des insurgés communistes; puis ce fut le tour du Laos...page 179
 
L'ère du  président Carter est restée dans les mémoires comme une période de faiblesse et  d'indécision..... Avec le recul,  cette mollesse ne se confirme pas, bien au contraire. ...Notamment en Afghanistan. page 195
Pendant près de dix ans,  Moscou a dû mener une guerre extérieure, qui a entraîné la démoralisation  et finalement l'éclatement de l'empire soviétique page 197
 
 
Il y eut  ainsi, en février 1979, la fondation de la République islamique d'Iran, sur les décombres d'une monarchie jugée trop moderniste et occidentalisée, en avril 1979, l'exécution par pendaison de l'ancien président pakistanais Zulficar Ali Bhutto par des militaires putschistes...qui réclamaient une stricte observance de la loi coranique.; en juillet 1979, la décision américaine d'armer clandestinement les moudjahidines islamistes afghans, en novembre 1979, l'assaut contre la grande mosquée de La Mecque...; en décembre 1979, l'entrée en Afghanistan des troupes soviétiques...page 219

Dans les dernières semaines de 1979, - encore cette année là - le 4 novembre, un dimanche, des centaines d'étudiants iraniens envahissent l'ambassade américaine à Téhéran, où ils se  saisissent  de cinquante-deux otages, et  entament " une occupation  révolutionnaire " des locaux.  page 236

Ce qui caractérise l'humanité d'aujourd'hui, , ce n'est pas une tendance à se regrouper au sein de très vastes ensembles, mais une propension au morcellement, au fractionnement, souvent dans la violence et l'acrimonie. page 245
On l'observe dans la société américaine...on l'observe dans l'Union européenne, qui a été ébranlée par la défection de la Grande- Bretagne comme par les crises et les tensions liées aux migrations. ..
Il me semble qu'il y a , au sein de chacune de  nos sociétés, comme au niveau de l'humanité entière, de plus en plus de facteurs qui fragmentent, et de moins en moins de facteurs qui cimentent. .page 246
 
Devenir, pour tous les pays du monde, une sorte de puissance "parentale"  guidant les uns,  admonestant les autres, n'ayant d'autres ennemis que ceux du genre humain, - ce rêve missionnaire  a toujours existé parmi les responsables américains, et il s'était manifesté au lendemain de la Première Guerre mondiale, puis au lendemain de la Seconde. Les Etats-Unis avaient œuvré à la reconstruction e l'Europe grâce au plan Marshall,; ainsi qu'à la transformation du Japon, en une puissance pacifique et démocratique. page 278
 
Comme tous mes contemporains, au cours de décennies écoulées, j'ai vu se déployer  sur la scène mondiale, une Amérique aux innombrables visages. Une Amérique généreuse et une Amérique mesquine. Une Amérique arrogante et une Amérique timorée.  Une Amérique blessée, un certain 11 septembre...Deux ans, plus tard, lors de la guerre d'Irak, une Amérique vicieuse, cynique, destructrice, insupportable. page 280
 
Nous conservons pieusement la légende selon laquelle la transmission se fait "verticalement"; d'une génération à la suivante, au sein des familles, des clans, des nations et des communautés de croyants; alors que la vraie  transmission est de plus en plus "horizontale", entre contemporains, qu'ils se connaissent ou pas, qu'ils s'aiment ou se détestent.  page 291
 
...dans une œuvre littéraire, ce n'tait pas le message que l'auteur avait souhaité nous transmettre, mais les nourritures intellectuelles et affectives que chaque lecteur pouvait  y puiser.  page 307
 
Il est clair que nous sommes entrés dans une zone de tumultueuse, imprévisible, hasardeuse, et qui semble destinée à se prolonger. La plupart de nos contemporains ont cessé de croire en un avenir de progrès et de prospérité. Où qu'ils vivent, ils sont désemparés, rageurs, amers, déboussolés. Ils se méfient du monde bouillonnant qui les entoure, et sont tentés de prêter l'oreille à d'étranges fabulateurs.    page 324
 
 

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