lundi, septembre 09, 2019

PAS PLEURER ( Lydie Salvayre) 2014

Deux voix entrelacées.
Celle, révoltée de Bernanos, témoin direct de la guerre civile espagnole, qui dénonce la terreur exercée par les "nationaux" avec la bénédiction de l'Eglise contre les "mauvais pauvres".
Celle, roborative, de Montse, mère de la narratrice et " mauvaise pauvre", qui, soixante-quinze ans après les événements, a tout gommé de  sa mémoire, hormis les jours enchantés de l'insurrection libertaire par laquelle s'ouvrit la guerre de 36 dans certaines régions d'Espagne.
Deux paroles, deux visions qui résonnent étrangement avec notre présent et font apparaître l'art romanesque de Lydie Salvayre dans toute sa force, entre violence et légèreté, porté par une prose tantôt  impeccable, tantôt joyeusement malmenée.

Une mauvaise pauvre est une pauvre qui ouvre sa gueule. Ma mère, le 18 juillet 1936, ouvre sa gueule pour la première fois de sa vie. Elle a quinze ans. Elle habite un village perdu de la haute Catalogne, où, depuis des siècles, de gros propriétaires terriens maintiennent des familles comme la sienne dans la plus grande pauvreté.
Au même moment, le fils de Georges Bernanos s'apprête à se battre dans les tranchées de Madrid sous l'uniforme bleu de la Phalange. page 11
 
Ma mère est née le 14 mars 1921. Ses proches l'appellent Montse ou Montsita. Elle a quatre-vingt - dix ans au moment où j'évoque pour moi sa jeunesse catalane dans cette langue mixte et transpyrénéenne qui est devenue la sienne depuis que le hasard l'a jetée, il y a plus de  soixante-dix ans dans un village du Sud-Ouest français. page 15
 
....comme si pour elle, le cours du temps s'était arrêté calle San Martin, le 13 août 1936 à 8 heures du matin. page 17
 
Et au fond d'elle-même, Montse est contente d'entendre son frère imaginer un avenir humain où personne ne crachera sur personne, où plus aucune peur ni plus aucune honte se liront dans les yeux, où les femmes seront les égales des hommes, Egales en méchanceté?  lui demande malicieusement Montse.
Egales en méchanceté comme en tout, dit Josep. page 26
 
A Palma de Majorque où séjournée Bernanos, les nationaux ont déjà commencé la chasse aux rouges. page 27
La revue catholique française Sept , dirigée par des dominicains, a accepté de publier  régulièrement ses témoignages sur les événements d'Espagne. Ce sont ces chroniques qui constitueront plus tard, la matière des Grands Cimetières sous la lune.  page 28
 
Dès que son père revient des champs, Josep se mure dans le silence. page 28
 
Du reste, presque tous les pères du village en 1936 sont malheureux car leurs fils ne veulent plus de leur Sainte Espagne. Ils ne veulent plus supporter le poids de censure dont le curé don Miquel les écrase page 42

Est-ce qu'on vous a dit que Jésus était partisan  de la mise en commun des richesses et de leur juste répartition? (Josep à sa mère et à sa sœur)  page 48

Montse, comme son frère, ignore à ce moment-là les crimes dont Bernanos ne peut plus fermer les yeux sur l'évidence.....Quelques jours après le coup d'Etat, deux cents habitants de la petite ville de Manacor sont jugés suspects, " tirés de leur lit en pleine nuit, conduits par fournées au cimetière, abattus d'une balle dan sla tête , et brûlés enn tas un peu plus loin". L'évêque-archevêque de Palma a délégué là-bas l'un de ses prêtres en jupon qui, ses gros souliers pataugeant dans le sang, distribue les absolutions  entre deux décharges, puis trace sur le front des morts à l'huile consacrée la croix qui leur ouvrira les portes du Ciel. Et Bernanos de noter : " J'observe simplement que ce massacre de misérables, sans défense, ne tira pas un mot de blâme,  ni même la plus inoffensive réserve des autorités ecclésiastiques qui se contentent d'organiser des processions d'actions de grâce".  pages 50, 50

Josep reprend la parole avec véhémence. Il propose non seulement de confisquer les terres aux plus nantis, mais de brûler tous les registres cadastraux et tous les titres de propriété pour en faire un grand feu. page 57

Bernanos voit passer un camion de prisonniers aux visages sombres....Il  ne peut plus ignorer ce que son honneur de catholique se refusait à admettre mais qui s'étale à présent au grand jour. Car ce que ses yeux voient emporte la balance: des hommes sont raflés chaque soir dans des hameaux perdus, à l'heure où ils rentrent des champs. Des hommes qui n'ont pas tué ni blessé personne, dit Bernanos.  Des hommes qu'il voit mourir avec une dignité et un courage qu'il admire. page 68
 
Montse et son frère  Josep quittent leur village pour s'enrôler dans la milice  page 80
 
Bernanos sait parfaitement que ces vérités ne sont pas bonnes à dire et qu'on va les lui reprocher. Mais il se décide à franchir le pas, non pas pour convaincre dit-il , encore moins pour scandaliser, mais pour pouvoir se regarder en face jusqu'à la fin de ses jours et rester fidèle à l'enfant qu'il fut et que l'injustice accablait.  Il s'y décide car il a vu son propre fils Yves déchirer en pleurant la chemise bleue de la Phalange après que deux pauvres diables, deux braves paysans palmesans, eurent été assassinés sous ses yeux. (Yves déserta bientôt la Phalange et s'enfuira loin de l'Espagne.
Bernanos ne peut observer sans nausée ces meurtres perpétrés au nom de  la Sainte Nation et d ela Sainte Religion par une troupe de fanatiques enfermés dans la folie fanatique de leurs dogmes. pages 91, 92
 
Il n'ignore pas que des crimes semblables sont commis dans le camp républicain et que d'innombrables prêtres ont été assassinés par les rouges tout aussi atrocement, ceux-ci payant pour tous puisque la règle veut que les petits paient toujours pour la faute des grands.
L'Eglise espagnole est devenue l'Eglise des nantis, l'Eglise des puissants, l'Eglise des titrés. pages 92, 93
 
(Josep a quitté le village et a rejoint tout un groupe  d'hommes et de femmes prêts à découdre la Phalange. Il se pose des questions, deux hommes, hilares, lui racontent leur exploit, ils ont tué deux prêtres et se sont amusés de leur corps)
Il est terrassé comme Bernanos est terrassé au même moment à Palma, et pour des raisons similaires.
Il reste figé sur sa chaise, paralysé d'effroi, plus mort que vif.
On peut donc tuer des hommes sans que leur mort occasionne le moindre sursaut de conscience, la moindre révolte?  On peut donc tuer des hommes comme on le fait pour les rats?  Sans en éprouver le moindre remords?
Mais dans quel égarement, dans quel délire faut-il avoir sombré pour qu'une "juste cause" autorise de telles horreurs?  page 134
Josep n'aspire plus qu'à rentrer chez lui, le plus vite possible. page 135
 
(Montse rentre aussi à la maison, elle est enceinte d'un certain André. )
Bernanos, de son côté, n'en finissait pas de méditer sur les événements d'Espagne, qui resteraient présents à son esprit jusqu'à la fin de ses jours
  et marqueraient à tout jamais sa pensée et sa foi page 156
 
(Montse va épouser le fils( Diego) du gros propriétaire terrien du village) Un jour, après des centaines d'empoignades avec sa conscience et son cœur, elle ravala ses larmes, et consentit au mariage qu'il fallait bien appeler un mariage arrangé.
Elle consentit au mariage, c'est-à-dire à un nom, à une position assurée et à un certificat d'honorabilité, contre lesquels elle échangeait sa brève jeunesse et ses espoirs d'amour.
La mère cria de joie...;Sa fille allait convoler en justes noces avec un senorito. Sa fille, Dieu soit loué, allait rentrer dans une famille dont le train de vie était envié  de tous.
Avec un homme laid, la refroidit Montse. page 168
 
Pour Bernanos, à Palma, ce n'était plus une vie, c'est ce que j'imagine et qui se laisse deviner à la lecture des Grands Cimetières sous la lune. Au mois de mars 1937, il décodé de quitter Palma et embarqua avec sa famille à bord d'un navire français. Trop d'abominations s'étaient commises sur le sol d'Espagne et trop de crimes empuantissant l'air. page 211,
Bernanos partit donc pour la France, avec au cœur un sombre pressentiment: l'horreur dont il avait été, à Palma, le témoin impuissant n'était peut-être, n'était sans doute, que la préfiguration d'autres horreurs à venir.  page 213
Bernanos nomma le mal à venir , et le paya très chèrement. Mais  l'avenir, comme on le sait, lui donnerait raison, puisque trois ans  plus tard, sévirait en Europe, une horreur qui surpasserait toutes les autres. page 214
 
Le 28 mars 1937, Montse donna naissance à une fillette. On l'appela Lunita. page 235
 
Puis, insensiblement, sa foi se fit chancelante . (Josep) Il déchanta. Ou plus exactement, il traversa une période où il ne put ni croire tout à fait en son rêve, ni à y renoncer tout à fait.  page 250
 
Elle partit ( Montse) le matin du 20 janvier 0939, à pied, avec Lunita dans un landau, e tune petite valise noire où elle avait rangé deux draps et des vêtements pour sa fille.
Une dizaine de femmes et d'enfants l'accompagnaient. le petit groupe rejoignit la longue cohorte de ceux qui fuyaient l'Espagne, encadrés par la 11è division de l'armée républicaine...
Elle atteignit le col du Perthus le 23 février 1939. Elle resta quinze jours dans le camp de concentration d'Argelès-Sur-Mer...puis fut dirigée vers le camp d'internement de Mauzac où elle retrouva Diego. page 277

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