vendredi, mai 15, 2020

CHANSON BRETONNE (J.M.G.Le Clézio) 2020

" Pour rien au monde nous n'aurions manqué cette fête de l'été. Parfois, parmi les orages d'août y mettaient fin vers le soir. Les champs alentour avaient été fauchés et la chaleur de la paille nous enivrait, nous transportait. Nous courions avec les gosses dans les chaumes piquants, pour faire lever des nuages de moustiques. Les 2 CV des bonnes soeurs roulaient à travers champs. Les groupes d'hommes se réunissaient pour  regarder les concours de lutte bretonne, ou les jeux de palets. Il y avait de la musique de fanfare sans haut-parleurs qui perçaient les sons aigres des binious  et des bombardes. "
A travers ces "chansons" , J.M.G. Le Clézio propose un voyage  dans la  Bretagne de son enfance, qui se prolonge jusque dans l'arrière-pays niçois.  Sans aucune nostalgie,  il rend compte d ela magie ancienne dont il fut le témoin, en dépit des fracas de la guerre toute proche, par les mots empruntés à la langue bretonne  et les motifs d'une nature magnifique. le texte est bercé par une douceur pastorale qui fait vibrer les images des moissons en été, la chaleur des fêtes au petit village de Sainte-Marine ou la beauté d'un champ de blé face à l'océan. 

Bien que je n'y sois pas né, et que je n'y aie  jamais vécu plus de quelques mois, chaque été, entre 48 et 54, c'est le pays qui m'a le plus apporté d'émotions et de souvenirs. page 13

Aujourd'hui, on entre dans Sainte-Marine en voiture, mais on ne s'y arrête pas...On entre puis on s'en va.
Difficile de connecter le village d'hier à ce qu'il est devenu. Bien sûr, le monde a changé. Sainte-Marine n'est pas le seul endroit.  page 16

L'unique source d'eau potable était donc cette pompe à bras, au bord de la route, qui puisait l'eau dans un puits profond relativement préservé. C'était notre tâche , à nous les enfants,  et à tous les enfants du village, d'aller deux fois par jour chercher de l'eau à la pompe.  Lorsque je suis retourné à Sainte(Marine, dix ans plus tard, j"ai constaté que la pompe était toujours là, mais hors d'usage, verrouillée, peinte en vert pomme. ..Ornée de  bouquets de fleurs , comme une vieille brouette dans un jardin. page 21
On dit souvent que la corvée d'eau est une activité distrayante dans la vie des enfants du village, que le point d'eau bruisse du rire des filles et des cris des garçons. Ce n'est pas exactement le souvenir que j'en ai.  Je me souviens de l'interminable  chemin entre les maisons, sous le soleil, et de la colonne de gosses en train de rapporter les brocs, un peu penchés de côté pour faire contrepoids, et des clapots de l'eau précieuse qui jaillissait des brocs. Mais en fin de compte, c'était une activité plutôt agréable , car cela donnait aux enfants, j'imagine, le sentiment d'être utiles. page 22

Cette génération là était encore née dans la langue bretonne. Même si, à l'école publique, on leur interdisait  de parler "patois" - c'est comme cela qu'on appelait le breton à l'époque. - l'été on célébrait la liberté de  la langue; ..C'était une langue pour être dehors, pour crier, pour jurer, pour s'injurier. L'autre langue,  celle des Parizianer, ils avaient trois mois pour l'oublier, pour la laisser dans un coin, dans le sac d'école avec les bouquins  et  les cahiers usagés.
Ils parlaient tous breton, comme leurs parents et leurs grands-parents. page 25

La vraie cause de l'abandon de la langue bretonne , ce sont les Bretons eux-mêmes qui en portent la responsabilité.  Cela fut, à cette époque, comme un vent violent qui a  balayé toute la Bretagne eta bouleversé de fond en comble , les institutions, confondant l'attrait pour  la modernité avec la honte des origines, identifiant l'héritage ancestral à la crainte de l'arriération, redoutant la pauvreté abjecte dans laquelle , depuis des siècles, les ruraux avaient parfois survécu et que l'Etat, craignant les failles identitaires, avait maintenue. . page 26

La femme dont je garde le souvenir attendri , c'était la fermière  chez qui  nous allions chercher le lait  chaque jour, Mme Le Dour. Elle vivait  dans une petite ferme à l'ancienne, murs de granite et toit de chaume, à la limite de Kergaradec, non loin de la mer. Je n'ai jamais su son prénom,  ni son nom de jeune fille.  On disait Mme Le Dour, c'est tout. Elle parlait cette langue chantante du pays bigouden, en breton et en français. page 33
Aller chercher le lait , chez Mme Le Dour,  c'était un prétexte Bien su^r, il était  meilleur que le lait servi du bidon chez Biger.  Nous aimions bien aller chaque soir , avant la tombée du jour, à travers la lande jusqu'à cette petite maison isolée au milieu des ajoncs, contre les dunes, qui ressemblait à une maison de fées. page 34

Chaque année, à la mi-août, il y avait une fête au château du Cosquer.  ça semble banal de le dire , mais c'était une fête comme je n'en ai jamais connu ailleurs, une fête de rêve. ...La  marquise   ne se montrait jamais . trop âgée  peut-être, elle restait à l'intérieur  du château, tandis que la fête se déroulait sous  ses fenêtres. ....Pour rien au monde, nous n'aurions manqué cette fête de l'été. page 44

Sainte Marine, c'est l'odeur  de l'eau...page 47

Le battage avait lieu dans les grandes fermes, comme celle de la famille Cossec. ..;Dire que c'était une fête serait en _dessous de la vérité. C'était à la fois un événement, une épreuve et une bataille. IL fallait tout finir dans une seule journée, pour ne pas  risquer la pluie qui ferait fermenter le grain. page 49

(Dans la nuit, quelqu'un joue du biniou) Nous ne nous sommes pas approchés du sonneur mystérieux. Nous avons écouté la musique  apportée par le vent, et, quand elle s'est arrêtée nous sommes retournés au village, à Ker-Huel, sans rien dire. Je crois que cette musique qui porte l'éternité  de ce lieu. Le monde  a changé , c'est entendu. Il a remplacé ses coutumes et ses costumes. Il a un peu oublié sa langue. Mais si quelqu'un joue du biniou , là, un soir, dans la lande, dans le vent et la pluie, loin des maisons pour ne pas faire aboyer les chiens, tout ce qu'on a cru disparu reviendra. page 54

Du grec, dory, et phoros, porteur, celui qui porte une lance. Il en est pourtant dépourvu., cet insecte timide  et envahissant qui a failli  détruire  un pan entier  de l'agriculture bretonne  dans les années 50 en mangeant toutes les feuilles  de pommes de terre . .;.J'ai régné sur  ce petit peuple plusieurs étés de suite, je sens encore sur la paume de mes mains et sur  la peau de mes avant-bras le léger chatouillement  de leurs pattes munies de minuscules griffes. pages 56, 57

L'absence des doryphores m'a paru alors un très grand vide .. De même que la disparition des coquelicots ; complètement  inutiles eux aussi; au milieu des champs de blé. page 58

Ce ne sont pas les coquillages ni les crevettes qui m'intéressent. C'est comme marcher au fond d'un rêve, partir à la rencontre avec les trésors engloutis et les monstres. page 66

La lande, nous avions appris à la reconnaître. par la langue bretonne d'abord, en Bretagne , lann cela ne veut pas dire n'importe quoi. Cela veut dire les étendues  d'ajoncs, cette fourrure gris-vert qui recouvre la terre, qui s 'empare de tous les lieux inhabités. . Est-ce que nous savions qu'elle était cultivée?  Je ne me souviens pas d'avoir vu des tombereaux  de cette plante qui servait de nourriture aux chevaux de trait et au bétail, ni d'avoir vu dans la cour des fermes l'appareil à main qui permettait de la déchiqueter. Cela avait probablement disparu  dans l'après-guerre.  page 77

Nous avons fait notre retour aux sources. Aujourd'hui,  cela ressemblerait à une excursion. A l'époque, à bord de la vieille bagnole , c'était toute une expédition. Partis tôt le matin,  nous roulions dans la direction de  Quimperlé, puis nous remontions  vers l'intérieur jusqu'à Pontivy. C'était une autre Bretagne, loin de la côte, un pays vert  au bout des vallées étroites. es hameaux plutôt  que es villages.....Au bout de ces routes, nous sommes arrivés  au village  du Cleuziou que notre père , sans aucune certitude , avait déterminé  comme notre lieu d'origine.  Quelques fermes anciennes , l'air de maisons fortifiées autour d'une cour boueuse. " Saluez vos cousins", nous disait  notre père, mais nous n'avions pas très envie.  Deux gosses se tenaient immobiles  devant l'entrée  de la ferme, ils nous regardaient comme si nous étions des envahisseurs. Ils devaient avoir notre âge ou à peu près. page 87

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