samedi, janvier 08, 2022

UNE SORTIE HONORABLE ( Eric Vuillard) 2022

 " Et si je vous en donnais deux? lui lança-t-il. - Deux quoi? répondit le ministre français, interloqué, incapable de faire le lien entre la conversation diplomatique, somme toute assez classique qu'il menait à propos de Diên Biên Phu, et cette question à la tournure tout à fait saugrenue.  " Deux bombes atomiques..." précise le sécrétait d'Etat américain. 

" Il faut voyager" disait Montaigne. " Cela rend modeste" ajoutait Flaubert.  " on voyage pour changer non de lieu , mais d'idées" renchérissait Taine. Et si c'était le contraire. Dans un guide  de voyage sur l'Indochine de 1923, après une page de publicité pour la maison Rider &Cie, armurier au centre de Hanoï. on tombe sur un petit lexique , manuel de conversation à l'usage des vacanciers, dont voici en français les premiers rudiments: " va chercher un pousse, va vite, va doucement, tourne à droite, tournée à gauche, retourne en arrière, relève la capote attends-moi,  conduis- moi à la banque, chez  le bijoutier,  au café, au commissariat, à la concession."  C'était là le vocabulaire de base du touriste français en Indochine. page 9

Le 25 juin 1928...Des gémissements se font soudain entendre dans une pièce voisine. Alors, usant de son autorité, l'inspecteur du travail ordonne fébrilement  qu'on défonce la porte. Et voici qu'aussitôt elle s'ouvre, on avait miraculeusement trouvé les clés, quel étourdi, ce Triaire! ...Un homme gît sur le dos à bout de forces, épuisé, les deux pieds entravés, à demi-nu. L'homme se tortille au sol, tentant désespérément de se couvrir les parties génitales avec un vieux chiffon sale qu'il plaque comme il peut contre lui.  Alors , tandis que le petit cortège est complètement assommé par ce qu'il vient de découvrir, Triare se précipite, et, arrachant le chiffon, que le pauvre homme appliquait en tremblant sur son corps décharné, hurle : " Pourvu qu'il ne se soit pas mutilé!" La remarque est incongrue....Le coolie était à présent presque nu, offert au regard de tous. On le libéra comme on put de ses entraves, on le releva e tles gariens examinèrent brutalement les moindres recoins de son corps...L'homme était affreusement maigre. Il tenait à peine debout. Il avait peur. ..." Je vous demande de constater que cet homme porte sur le dos six coups de rotin bien marqués.... page 16, 17

Quelques années plus tôt, André Michelin avait fait la connaissance de Frederik W. Taylor, à l'occasion d'un déjeuner organisé en son honneur chez Prunier à Paris....Les théories de Taylor, afin de bien sentir l'effroi qu'éprouvèrent   les inspecteurs du travail lorsque leur voiture au petit matin, se mit à longer cette forêt géométrique, où tous les arbres ont été rigoureusement plantés à égale distance les uns des autres, pour que chaque coolie n'ait que quelques pas à faire, toujours le même nombre, à la même cadence, afin de saisir ce que peut signifier la modestie de Taylor. Page 21

Une dizaine de jours plus tard, à l'Assemblée nationale, le 19 octobre 1950, Edouard Herriot, qui présidait, adressa la formule rituelle d'hommage à nos forces armées, un mot à nos héroïques soldats, puis il évoqua leur lutte en Indochine avec beaucoup de dignité; il crut bon d'ajouter que leur mission était " d'assurer l'indépendance d'une nation associée à notre pays dans le cadre de l'Union française". ..Il se dépêcha de tourner la page...page 24

Enfin, vers midi, après plusieurs interventions mémorables, sortant de sa prodigieuse torpeur,  Henriot secoua son corps énorme et déclara que  la suite des débats était renvoyée à la prochaine séance .publique, dans deux heures. Il était midi quinze, le président reboutonna sa veste....Aussitôt, l'hémicycle se vida. Henriot et quelques collègues allèrent déjeuner, chez Rollet, rue de Bourgogne....Et tandis qu'ils cheminent, ....ils évoquent l'intervention de Pierre Cot, en fin de matinée, qui a chambardé l'hémicycle. "Est-ce  vrai, demande l'un d'eux, que la guerre nous coûte un milliard par jour? ' Un membre de la commission des finances...confirme: " Nous dépensons bien.;;un milliard par jour pour  la guerre. C'est le chiffre officiel." ..Un milliard. C'est tout de même beaucoup. ";Cela semblait énorme, en effet. Un milliard. ...pour une dépense aussi folle, aussi vaine, aussi meurtrière, ils ne connaissent pas une seconde d 'hésitation, main sur la poitrine, chantant l'hymne national, ils jettent un milliard par la fenêtre tous les jours. pages 37, 38,

..Lors des débats entourant la naissance  de l'Union française, il ( Henriot) a pompeusement déclaré: Si nous donnions l'égalité des droits aux peuples coloniaux, nous serions la colonie de nos colonies". page 41

Dans l'hémicycle, un type au teint bistre prend la parole, un Arabe " C'est un député? " demande une jeune femme étonnée. " Je crois" répond son mari. L'Arabe est un Kabyle, et il est bien député. Il s'appelle Anderrahmane - Chérif Fjemad. fils d'un paysan immigré en France, après de courtes études, il até maçon,  terrassier. "Combien d'Algériens, de Marocains, de coloniaux, cet affreux destin va encore frapper? ! " tonne-t-il.  à propos des tirailleurs qui, en Indochine, forment en réalité l'essentiel de notre armée.  Sa véhémence paraît étrange devant une salle presque vide.  page 45

L'orateur ( Mendès France) pose devant lui sa liasse de feuilles mortes. " Aujourd'hui, dit-il, parlant ici en son nom personnel, je veux affirmer qu'à mon avis, il est devenu dangereux de taire la vérité au pays...Des exclamations fusèrent un instant à travers la salle.....IL affirma d'abord que pour réaliser nos objectifs en Indochine, il faudrait obtenir rapidement des succès décisifs. ..Pour parvenir à nos objectifs militaires, ajoute-t-il, nous aurions besoin de trois fois plus d'effectifs sur place, ce qui veut dire: trois fois plus de crédits....Nous n'avons pas les moyens matériels d'imposer  en Indochine la solution militaire que nous y avons poursuivi si longtemps. "La guerre coûte trop cher. ...Ainsi, ce 19 octobre 1950, Mendès sortit du rang. Son autre visage parut. ...L'autre solution , lança-t-il, d'un ton absolument dépourvu d'agressivité, consiste d 'abord à rechercher un accord politique, évidemment avec ceux qui nous combattent". Tout le monde comprit aussitôt  ce qu'il voulait dire. la formule semblait logique, affable, respectueuse même, mais elle recouvrait pour la plupart des députés, quelque chose d'inadmissible.  " Négocier avec les Vietminh, c'est une ligne rouge que nous ne franchirons jamais. " pensaient-ils. pages 49, 50...

' Maurice Viollette député de 80 ans élu d'Eure-et - Loir) " Le jour où nos combattants 'Indochine apprendraient que nous nous sommes rapprochés de leur ennemi, le jour où ils apprendraient que nous pensons à négocier une sorte d(armistice comme celui de1940, les armes tomberaient de leurs mains."...Il évalue la proposition de Mendès en la rapprochant d'un autre évènement,: juin 1940.Ainsi, subrepticement, il assimile Pierre Mendès France aux partisans de l'armistice, à Laval, à Pétain!  Comme c'est étrange. ...Edmond Michelet: " L'attitude de M. Mendes France, qui a été approuvée, je le répète par le groupe  socialiste, est celle de l'abandon, celle de Vichy en dernière analyse."  page 67....."Si vous commettez la faute d'engager des négociations, c'est à dire d'abdiquer devant   Hô Chi Minh, il faudra demain abdiquer  à Madagascar,  en Tunisie, en Algérie et, le cas échéant,  gronde-t-il devant une salle électrisée, peut-être qu'il se trouvera des hommes pour dire qu'après tout la frontière des  Vosges  suffit à la France. Quand on   va à l'abdication, on va à la catastrophe et même au déshonneur. "  De nombreux bancs  manifestent leur soutien par des applaudissements nourris.  ..." Toute faiblesse de notre part entraînerait l'effondrement de notre pays". page 75

( De Lattre invité à la tv américaine, il parle très mal l'anglais) De Lattre se met à parler. "  I shall answer you in one minute. But before, will you allow me to say something? My english  is poor, very poor". D'une voix saccadée,  de Lattre bredouille en s'agitant:" You now, I  came here  in the siprit of a chief , military chief , was as I told you, the responsabilty of the great battle..." et là, ponts de suspension, deLattre s'enfonce  dans le sable de mots, on n'y comprend plus rien, et il a beau agiter les bras,  prendre l'air le plus pugnace qu'il peut,  ses paroles ne veulent rien dire....page 81 De Lattre écrit :  il y a  le problème indochinois - (laotien,)  (cambodgien)..;faible, très différent des petits singes que sont les Annamites. " page 90

Un commandant en chef est un mélange d 'honneur mal placé, de petits chagrins, de grandes fiertés, comme nous tous au fond, mais tout cela fichu dans un uniforme, et repétri , dissimulé,  foutu de valeurs surannées dont on a du mal aujourd'hui à savoir ce qu'elles pouvaient être. En 1953, on est  tout justes sorti de l'Ancien Régime. . Oui, aux armées, on est encore aux éperons  de cavalerie.  page 94

Le  président du Conseil,  René Mayer, accueille le général ( Navarre)  . Mayer entraîna le général  vers l'allée des tilleuls. " La situation est tout simplement désastreuse., admit-il. La guerres est  perdue pour ainsi dire. Tout au plus,  peut-on espérer une sortie honorable....Enfin, Mayer annonça à Navarre sa nomination. Celui-ci émit quelques  réserves: " Je ne connais pas le terrain.  dit-il " - " Justement, lui lança Mayer, vous y verrez plus clair." page 98

On évoqua l'aide américaine, déjà très élevée,  encore plus généreuse depuis la tournée du général  de Lattre puisque l'Amérique finançait  désormais les quarante  pour cent du coût de la guerre: on allait bien sûr, de nouveau la solliciter. Mais, en attendant, il fallait un plan plus économe, un plan au rabais. page 105

Marie Ferdinand De La Croix  De Castries...c'est lui qui va commander la base de Dien Biên Phu, c'est à lui que Navarre confie le commandement du camp retranché. ...Dans sa casemate le  colonel s'ennuie. page 114

Le lentement, le camp fut encerclé. On n'avait pour ainsi dire rien vu venir.  Le 7 décembre, la piste Pavie est coupée. Il devient impossible de quitter le camp sans avoir de lourdes pertes; car tout autour, c'est  la forêt, la jungle, Et ça, Navarre ne l'avait pas prévu. Depuis le QG de Hanoï, on ne se rend pas compte! Quant à Marie Ferdinand  de la Croix de Castries, lui qui connaît l'affaire, il semble croire une possible victoire, il semble croire. page 116 Le 7 février, M. de Chevigné, secrétaire d'Etat à la Guerre le ( Pleven) précède à Dien Biên Phu...Que voit-il Chevigné? Un pot de chambre. Oui, il voit que la garnison occupe stricto sensu le fond d'un pot de chambre. Et il voit que le Viêt-minh occupe les bords du pot. Tout ça est embêtant. page 120

Le 21 avril 1954, tandis que le corps expéditionnaire français  est à l'agonie, le secrétaire américain , John Foster Dulles fit une visite éclair en France. Dulles et Bidault se retrouvèrent quelques jours plus tard., au Quai D'Orsay, pour une petite réception. ...Dulles se tourna brusquement vers Bidault: " " Et si je vous en donnais deux," lui lança-t-il. - Deux quoi? répondit le ministre français interloqué..." Deux bombes atomiques. " précisa le secrétaire d'Etat américain. Quelques instants plus tard, Maurice Schumann voit entrer dans son bureau Bidault , blafard. Il est un peu surpris. ..;Ce jour-là, Bidault ouvre la porte sans frapper, traverse la pièce, trébuchant sur le tapis et s'asseyant sur une simple chaise face au secrétaire d'Etat. , l'air accablé, bredouille: " Savez-vous ce que Dulles m'a dit? Schumann le regarde, désorienté: "il m'a proposé deux bombes atomiques pour sauver Diên Bên Phu" page 136

Jusqu'au 21 avril, le général Navarre...était fermement opposé  et il le répéta sans arrêt, à tout cessez- le- feu. ...Une petite semaine avant la chute de Dien Biên Phu, quelques jours à peine avant que la guerre ne soit définitivement perdue, entre deux crises d'angoisse, le général Navarre  change brusquement de stratégie...." Après mûre réflexion,, j'en suis arrivé à la conclusion qu'un cessez-le-feu  immédiat serait préférable". page 149...Une fois tombé le camp retranché, l'humiliation fut grande, insupportable. Navarre eut de violents  accès d'angoisse. Il n'osait plus sortir. page 152

" Plus on approche du pouvoir, moins on se sent responsable" pensa-t-il." Il essaie de se représenter la vie de vingt mille hommes. Il n'en sait rien.  On m'a parlé de vingt mille morts" pensa-t-il. " Et les Nord-Africains, les Annamites" pensa-t-il. " des Nord- Africains, des Annamites....sont-ils comptés parmi ces vingt mille morts depuis le début de la guerre...On m'a parlé  de quinze mille Nord-Africains, oui,  quinze mille,  et de quarante-cinq mille Indochinois." Il essaie encore de compter...page 156..3 Comment une armée moderne , peut-elle perdre la face face  à des...." Le mot manquait.  " Une armée de paysans..." maugréa-t-il page  158

Pour le dernier coup de fil , entre  Cogny et Castries, il n'y a pas eu " Vive la France". ...Castries a bien  hissé le drapeau  blanc. page 165.

D'un ton grave, les administrateurs évoquent la regrettable défaite, notre armée, nos soldats morts. Mais ils n'étaient pas là pour se plaindre,  il fallait bien que les affaires continuent, et puis la banque n'avait-elle pas pris les décisions qu'il fallait, n'avait-t-elle pas vu juste en se délestant de ses positions indochinoises embarrassantes dès 1947, et ne redéployant l'essentiel de ses activités à l'étranger, très loin des combats, ailleurs dans d'autres colonies?  page 173 ....Il  se dit qu'ils avaient eu décidément du nez, et qu'ils avaient bien fait de se retirer aussitôt à pas de loup; page 184...Ce n'étaient pas des monstres, se dit-il, c'étaient leurs fonctions qui exigeaient d'eux des sacrifices. La holding de la banque représentait une concentration monstrueuse de pouvoir, que pouvait-on y faire? D'un geste gracieux, il se lissa la moustache. page 186

Mais si les militaires avaient bel et bien pratiqué la torture, le bombardement des civils ,l'emprisonnement arbitraire, si les parlementaires avaient encouragé la guerre, adoptant à la tribune le ton des grandes heures, en revanche, les administrateurs de la banque n'avaient officiellement rien dit.  Ils s'étaient tenus, comme toujours, à l'écart, loin des conflits,  dans l'ombre de leurs bureaux, leur imperméable froissé sur le siège,  solidement campés, devant leurs chemises en carton.  page 188

Les hélicoptères avaient tourné toute la matinée au-dessus de l'ambassade. C'était le chaos....La ville (Saïgon) est à présent encerclée par le Vietminh...et cette guerre dont de Lattre affirmait devant dix millions de téléspectateurs qu'elle serait terminée  en deux ans. Trente ans. ça fait une génération entière ayant vieilli dans la guerre, et une autre ayant passé son âge mûr dans la guerre, tout son âge mûr e tune autre encore née dans la guerre toute son enfance et sa jeunesse. Et le Vietnam reçut en trente ans quatre millions de bombes...page 195

Le 29 avril 1975, les Américains se tirent, ils déménagent. Les ventilateurs s'arrêtent. Les voitures tombent en panne. Il y a de grands cimetières de frigidaires, de grandes nécropoles de  climatiseurs et des pyramides de lave-vaisselles. Tout est mort. Alors, on se rue vers les derniers bateaux, les derniers hélicoptères, les derniers avions américains...Des milliers de gens partis sur des embarcations de fortune périront noyés. page 198...Dans l'espérance d'une  sortie honorable, il aura fallu  trente ans et de smillions de morts et voici que tout se termine!  Trente ans pour une telle sortie de scène. Le déshonneur eut été mieux peut-être mieux valu. page 199




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