vendredi, avril 20, 2007

FRAGILITE (Jean-Claude Carrière)

Nous ne sommes pas mortels à notre naissance. nous l'apprenons en cours de route, à des âges qui diffèrent. Notre enfance qui ignore même ce que fragilité veut dire, est enveloppée d 'immortalité. Le temps l'ignore. Notre adolescence, avide de vivre, soucieuse même de vieillir, hausse les épaules devant la mort qui est une affaire de vieux....Cependant, l'image de la fin, sa présence, son insistance, au fur et à mesure que nous avançons sur le chemin, se font + précises et + denses. Impossible d'y échapper à moins de vivre hors de soi.
A partir d'une heure fatale, que personne ne peut fixer pour moi, je ne ferai + partie du spectacle, ni comme acteur, ni comme spectateur. Je ne connaîtrai jamais la suite de l'immense feuilleton dont je n'aurai vécu , comme mes semblables, que les bribes d'un épisode incohérent.
Culte de soi qui est d'abord un refus de soi, comme si nous retouchions sans cesse la statue de notre seul dieu , comme si nous disions à voix basse: je ne veux pas être ce que je suis , je ne veux pas être ce que je deviens, je veux paraître ce que je ne suis pas.
Nous avons inventé l'enfance, nous l'avons isolée, parquée, nous lui avons donné ses jouets, ses histoires, ses nourritures, ses chaînes de télévision, ses musiques. Nous l'avons préservée de l'inquiétude d'adulte. Ainsi, mise à part, étiquetée , l'enfance s'est prolongée, elle a envahi l'adolescence au point qu'à l'âge de quinze ou seize ans, aujourd'hui, il est difficile de regarder en face la drôle de vie qui nous attend
La télévision .Je peux soutenir , avec cent arguments et exemples , qu'elle est un instrument d'aplatissement de l'esprit, de viol de l'opinion, une machine à oubli, une école de crétinerie et ainsi de suite., ce que nous entendons dire un peu partout, en un discours facile. Mais je peux tout aussi bien soutenir, avec un aussi grand nombre d'exemples, qu'elle nous a ouvert le monde, qu'elle a illuminé des millions de soirées solitaires et même ( je le reconnais en ce qui me concerne) qu'elle nous a beaucoup montré, et même appris.
Ces deux points de vue sont vrais. Ils s'accordent, dans cette apparente contradiction, avec l'état de notre monde flottant, de notre Univers que les spécialistes (car il existe des spécialistes de l'Univers) appellent aujourd'hui froissé, effervescent, multiple. Le contraire du vrai est vrai.
Les Jésuites le savaient déjà.
Les bons arguments sont ceux qui peuvent se retourner, comme des armes qui se tireraient en avant aussi bien qu'en arrière -et quelquefois même sur le côté. Nous pouvons ainsi changer de discours lorsque nous changeons d'interlocuteur. L'envers vaut l'endroit. Peu importe l'exacte réalité des choses , nous le savons depuis longtemps . C'est notre regard et notre parole qui les définissent.
Vivre dans l'espérance n'est pas vivre. C'est même oublier la vie. Seuls l'alarme, l'angoisse et parfois le désespoir peuvent nous pousser de l'avant, nous aider à agir....
Dans la liste de sept péchés (capitaux) pourquoi ne figurent pas le mensonge, le trahison, l'intolérance et la violence criminelle? Qui a décidé qu'il valait mieux être brutal que paresseux? ....
Les nations ne vivent en fait que par leur culture, au sens large du mot, qui inclut la poésie aussi bien que la cuisine. Tout ce que les peintres ont montré de nous -glorieux ou misérable, ou tout simplement quotidien- tout ce que nos poètes, officiels ou maudits, ont chanté, tous nos romans mais aussi toutes les histoires des carrefours , nées dans la rue, dans les tavernes, toutes les légendes, tous les ragots, toutes les blagues, c'est cela qui nous distingue , qui nous constitue. Ordre et désordre coexistent. Si l'humanité est une foi, chaque nation est une secte....
Séparés par le réel, par l'inégalité de nos conditions, nous sommes cependant , parfois, réunis par l'imaginaire. Phénomène flagrant en Inde, la plus vaste des démocraties.Quand nous l'évoquons, le premier cliché qui se présente est celui de la mosaique.....La réalité y est multiple. nous y distinguons un capharnaum de peuples, de langues, de coutumes et de croyances. D'une ville à l'autre, en changeant d'Etat, on change de langue, d'écriture, de vêtements, de cuisine. L'échelle sociale est démesurée. On y compte un nombre imposant de millionnaires en dollars (nettement + qu'aux Etats-Unis) et soixante millions d'indigents..Nous y voyons une multitude , à nos yeux , extravagante,de coutumes, de rituels, de codes, de procédures .Toutes les religions du monde s'y rencontrent. Certaines d'entre elles comme le jainisme ne se voit qu'en Inde. Et cependant , tout ce tissu que tout semble déchirer résiste.La démocratie indienne , choisie délibérément par Nehru, qui rêvait d'une absence de gouvernement, d'un pays dirigé selon les coutumes traditionnelles, cette Inde qui va de l'avant , elle fonctionne, elle réussit même, tant bien que mal, à surmonter ce vieux problème de ce que nous appelons les castes et à maintenir le combat permanent, parfois sanglant, entre les Hindouistes et les Musulmans.Quel ciment maintient l'unité de ce corps? Il est impossible de le trouver dans la réalité concrète, dans la vie de tous les jours. Ici, tout est divers. Le multiple l'emporte sur l'un.Impossible aussi d'en gratifier la longue présence britannique.Le lien doit sans doute être cherché dans l'imaginaire le plus ancien, qui est aussi le mieux partagé. Du Nord au Sud., d'un institut d'astrophysique au plus modeste village, tous les Indiens, pauvres ou riches, Tamouls ou Bengalis , connaissent les mythes, les longues histoires d'autrefois, leurs récits d'origine, Le Mahâbharata, Le Ramayana,leurs héros, leurs dieux..Ils les célèbrent dans des milliers de fêtes. Ils peuvent analyser les mêmes concepts venus du passé, comme le samsara ou le dharma.Chaque homme, chaque femme quel que soit son niveau d'éducation, a même quelque chose de particulier à dire sur tel ou tel point de ce très vaste territoire.Avec le mythe commun, l'individu préserve un rapport personnel. Cette communauté légendaire unit plus solidement hommes et femmes que ne le ferait un partage -bien hypothétique -de leurs fortunes. ...L'invisible ,ici , règne sur le visible. Le réel -une fois de plus- s'incline devant l'imaginé, qui est plus fort que lui.Pour combien de temps?
Et ce qui vaut pour l'Inde, tant bien que mal , vaut aussi pour les autres, pour nous. Ce n'est pas notre image qui nous ressemble, c'est le contraire : nous nous efforçons de lui ressembler. Nous refusons notre faiblesse profonde , nous nous modelons sur nos héros, nous cherchons entre nous une force commune. Nous voulons ressembler à ce que nous avons imaginé, rêvé, que nous serions. Y parvenons-nous? Par moments peut-être.Depuis longtemps, et pour longtemps sans doute encore, le réel nous sépare. Il nous oppose même. Et l'imaginaire nous unit. Nous ne sommes cohérents que dans l'illusion.
Tout à coup, en quelques décennies, l'Europe stupéfie le monde. Grâce à l'alliance inattendue et prodigieusement efficace, de deux phénomènes nouveaux : la démocratie et l'industrie.
Stupéfiant . Le peuple de France élit ses représentants et guillotine son roi.
....Ce n'est pas l'homme Louis XVI qui est guillotiné , mais le lien symbolique qu'il incarne. La terre se sépare du ciel. Elle prend son indépendance.....
Si nous voulons souhaiter quelques beaux lendemains à la démocratie, c'est peut-être dans le sens d'une sincérité + ouverte que nous devons tenter de la pousser. Nous devons nous rapprocher encore les uns des autres....C'est par notre faiblesse commune que nous pourrons construire un avenir possible. Et par là seulement. .....Si nous étions des êtres solides et sûrs de nous , là encore, nous naurions pas besoin de Constitutions, de représentants, de syndicats. Nous n'aurions même pas besoin les droits de l'homme puisque nous serions des hommes
Pour parler, pour peindre, pour écrire, il faut être faible et mortel. Silence au granit et au marbre. L'éternité n'a rien à dire.
Le rêve est la vraie victoire sur le temps...
Nous n'avons en aucune manière le monopole de la pensée. Il existe , un peu partout en Occident, un racisme de l'intellect dont nous devons nous méfier.
Une société sans pensée utopique est inconcevable. Utopie au sens de désir d'un mieux.

Le boudhisme est aussi un outil d'enseignement, non seulement de la doctrine elle-même et de son histoire, mais de tout ce qui touche au savoir. Il ajoute même, par la voix du dalai-lama:" Si la science contemporaine découvre des certitudes qui vont à l'encontre de nos écritures, nous devons changer nos écritures". Ce qui est le contraire du fondamentalisme. Une halte souriante et reposante dans un chemin semé de bombes et de cris de haine.
Le scientifique n'est + le savant-celui qui sait- par rapport à l'ignorant-celui qui ne sait pas, ou ne sait pas encore. Il s'appelle + volontiers un chercheur. Il admet peu à peu que l'esprit humain n'est pas la mesure du monde.
Renonçons à trouver un sens à notre vie: elle n'en a pas. ..Nous pouvons remplacer la recherche de sens par un effort sur la vie elle-même. Remplacer le pourquoi vivre par le comment vivre. Et là, il y a beaucoup à dire, beaucoup à faire. Si nous avons besoin de quelques repères et points d'appui, les grands textes ne manquent pas....Nous pouvons y ajouter , à titre personnel, certaines habitudes, certains gestes rituels. Pourquoi pas?. Chacun de nous peut se donner ses propres règles, ordonner les gestes de sa vie à sa guise, au risque de passer pour un original ou un maniaque. Notre conscience et notre mémoire- les deux n'en font qu'une- nous constituent. Elles sont les preuves de notre existence , les signaux de l'être. Nous les perdons à jamais en cessant de vivre. C'est comme ça.
Toutes les générations se complaisent à se placer juste au moment de la déchirure du monde . Toutes veulent se donner la gloire d'avoir connu des éclatements successifs, d'effacer le passé. Mais non. Nous sommes une époque parmi d'autres. Un jour nous serons vieux et passés de mode. D'autres nous raconteront, nous étudieront.Et ainsi de suite.
Quelques phrases de J.C. Carrière:" Pour certains, la culture est une boucle d'oreille. pour d'autres, c'est une oreille".
Les grands esprits se rencontrent, les petits aussi.
Le temps, c'est un peu comme le vent. Le vent, on ne le voit pas: on voit les branches qu'il remue, la poussière qu'il soulève. Mais le vent lui-même, personne ne l'a vu.

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