dimanche, juin 24, 2007

LA TOURNEE D'AUTOMNE (Jacques Poulin)

"Je m'appelle Marie, dit-elle.
Il toussa pour s'éclaicir la voix.
-Moi, les gens m'appellent le Chauffeur. j'ai un camion avec des livres...un bibliobus. Mon travail consiste à prêter des livres.
-Vous faîtes des tournées?
-Oui, je visite les petits villages entre Québec et la côte nord. C'est un grand territoire...Je fais la tournée au printemps, une durant l'été et une à l'automne.
Il eut du mal à prononcer le dernier mot et son visage s'assombrit. La femme le regarda plus attentivement. Il détourna la tête, se mit à contempler l'horizon brumeux. Ils restèrent silencieux, côte à côte; ils avaient la même taille, les mêmes cheveux gris.page 11
Le plus souvent, le Chauffeur n'était pas seul à table. Marie venait souvent s'asseoir avec lui, et entre deux airs de blues, ils discutaient des chansons et des livres qu'ils connaissaient. Comme tous les timides, le Chauffeur avait quelques idées très personnelles: il était convaincu, par exemple, que si deux personnes étaient vraiment faites pour se comprendre, elles devaient aimer non seulemnt les mêmes livres et les mêmes chansons, mais aussi les mêmes passages dans ces livres et dans ces chansons. page 35
"Devenir vieux , c'est une chose qui ne m'intéresse pas du tout. J'ai décidé depuis un moment que la tournée d'été était la dernière. Vous comprenez?
Elle lui pressa doucement la main pour dire qu'elle comprenait ou essayait de comprendre.Ils restèrent silencieux , ni l'un ni l'autre ne voulant ajouter autre chose. page 46
C'était la fin de l'après-midi. Toute la journée, l'humeur du Chauffeur avait été changeante, comme le fleuve, qui virait du gris au vert suivant l'intensité de la lumière. Cela ne l'avait pas empêché d'accueillir avec cordialité tous les lecteurs qui s'étaient présentés: des gens âgés, des écoliers en vacances, des touristes.page 65
"Etes-vous connue? demanda-t-il en cherchant ses mots.
-Non, dit-elle en riant. je suis connue de quelques personnes qui aiment beaucoup les oiseaux.
-Et cela vous suffit-il?
-Oui. Et vous?
-Quoi? fit-il.
-Etes-vous connu?
-Non, seulement de gens qui aiment beaucoup les livres.
-ça vous convient?
Il haussa les épaules, essayant de réfléchir.
-Ce qui me conviendrait, dit-il, ce serait ...que le temps s'arrête.page 86
"Eh bien, je n'ai pas changé d'idée.: la vieillesse ne m'intéresse toujours pas. Par contre, jamais , je n'ai jamais fait une aussi belle tournée et c'est sûrement à cause de vous. J'ai toujours hâte de vous voir. Quand vous n'êtes pas là, je pense à vous et je m'ennuie de vous, il m'arrive même de vous parler.
-C'est la même chose pour moi, dit-elle.
-je me demande comment j'ai fait pour me passer de vous jusqu'à maintenant...Voilà ce que je voulais vous dire.
Ils se regardèrent quelques instants en silence, chacun étant heureux de ce qu'il voyait dans les yeux de l'autre.pages 97,98
"On sera tranquilles ici, dit-elle.
-J'aime bien m'arrêter ici... Entre le fleuve et moi, il y a une longue histoire d'amour, mais toute cette eau qui s'étend à l'infini comme la mer, cette immensité, parfois, ça me fatigue et il faut que je me repose au bord d'une rivière ou d'un fleuve.
-Je comprends.
Ils avaient le dos appuyé aux étagères, qui avaient été remises en place , et ils se trouvaient entourés de livres....
-On se sent bien , chez vous, dit Marie. C'est comme une petite maison. On est à l'abri, les livres nous protègent... En plus, on a une fenêtre qui donne sur le ciel.
Il saisit son regard, qui était levé vers la lucarne, mais on ne voyait presque rien à cause de la veilleuse.
-C'est vrai que les livres nous protègent, dit-il, mais leur protection ne dure pas éternellement. C'est un peu comme les rêves. Un jour ou l'autre, la vie nous rattrape.page 126
Vous avez des livres? demanda la jeune fille.
-Oui, dit le Chauffeur.
-Je peux en avoir un?
-Oui, bien sûr...
-On vous laisse, on va faire un tour, dit-il à la jeune fille.
-C'est pas nécessaire, dit-elle. Je ne suis pas sûre que vous ayez le livre que je cherche.
-Vous cherchez un livre spécial?
-Oui.
-Quel genre de livre?
-Un livre qui répond aux questions.
Le Chauffeur et Marie se regardèrent avec inquiétude.
-Quelles questions? demanda-t-il d'une voix envahie par le doute.
-Pourquoi on vit, pourquoi on meurt. des questions comme ça.
...Il fut incapable de se rappeler un seul livre qui répondît, d'une façon satisfaisante, aux questions de la jeune fille.
-On n'a pas le livre que vous cherchez, dit-il, la mort dans l'âme.
La jeune fille ne répondit rien. Elle vida son cocacola d'un trait puis marcha vers la moto accompagnée de son chien.
-Je suis désolé, dit le Chauffeur.
...Toute la journée, ils furent obsédés par le sentiment d'un échec, l'impression de n'avoir pas fait ce qu'il fallait. Pages 170,171
"La vie est plus forte que nous , dit Jack. Et puis, nous avons l'éternité pour dormir.page 105
"Je ne savais pas que vous aviez une fille, dit-il.-Oui, dit-elle. Elle a une place spéciale dans mon coeur.
Ceete phrase le fit sourire. Elle lui demanda pourquoi.
-Il m'est venu une image...dit-il. Est-ce-que votre coeur ne serait pas divisé en plusieurs pièces, comme une maison?...Est-ce-que l'une de ces pièces ne serait pas une petite chambre avec du papier peint à fleurs, des rideaux en mousseline, un ours en peluche sur une commode?...
-Je ne sais pas, dit-elle en riant de cette description. En tout cas, c'est une grande fille à présent. Elle se débrouille toute seule.page 154
Plus on vieillit, moins on a de certitudes.page 157
"Je ne suis pas malade, dit-il. Ma santé n'est ni bonne, ni mauvaise, elle est acceptable. Pour ce qui est de l'âge, je ne suis pas tout jeune, mais je ne suis pas encore un petit vieux. Cependant, j'ai assez vécu pour savoir que tout ce qu'on raconte sur l'âge d'or, la sagesse, la sérénité...tout ça, c'est complètement faux. A mon âge, on n'a rien appris de ce qui est essentiel: le sens de la vie, le bien et le mal...On dirait que mon expérience me ramène à zéro. J'exagère mais à peine, je le jure. Pire encore, j'éprouve toujours les mêmes craintes, les mêmes désirs, les mêmes besoins que lorsque j'étais petit. Quand les déficiences physiques viendront s'ajouter à cela- et elles sont inévitables-, ce sera le désastre, la déchéance. C'est ça que je ne veux pas vivre, ça ne m'intéresse pas. Voilà, c'est tout, je n'en parlerai plus jamais.page 158
"Et vous, dans votre tête, ça se passe comment?
-Il se passe deux choses , dit-il. La première, c'est que, ce soir, je me sens vieux et fatigué: je me sens vraiment comme un fossile.
-Moi aussi. Et la deuxième?
-La deuxième, dit-il, en hésitant, c'est à propos de ce que je disais l'autre soir...l'âge d'or et tout ça...Eh bien, maintenant, je ne distingue plus ce qui est vrai et ce qui est faux. Je suis un peu perdu. Et je n'ai pas très envie d'en parler, je crois que j'ai seulement envie de dormir.
-Alors, essayons de dormir. Peut-être que demain, les choses seront plus claires.page 186

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